Les Anges Gardiens

 

Samedi 2 mai 2020, Nantes, J-9.

A « J moins neuf », le ciel pleurait et j’avais peine à le consoler, le ciel. Reprendrions-nous nos habitudes ? La nature avait vécu un répit, elle avait pu, enfin, respirer le bel air. Les animaux avaient retrouvé les espaces de leurs ancêtres. Les brumes des pollutions des industries, des camions, des avions, des automobiles s’étaient dissipées. Les paysages apparaissaient dans leur beauté originelle. Une méduse dansait sur l’eau émeraude des canaux de Venise. Philippe Torreton nous avait conté hier cette guerre, aussi tragique que salutaire. Mais, le ciel voyait déjà l’Homme barbu venir avec sa grosse main poilue pour mettre son doigt sur le bouton « Pause ». Il enclencherait la touche : « Continuer ». Continuer encore et toujours les mêmes erreurs. Je sentais les promesses d’un nouveau monde soufflées par le Grand Chef prendre l’allure d’un mirage, un sentiment d’humilité éphémère, une remise en question passagère. Après la catastrophe sanitaire, tous les Chefs nous annonçaient la catastrophe économique. Le tunnel semblait interminable. « Tout repose sur votre responsabilité », nous disaient les Chefs. La sortie  viendrait grâce au peuple, « nous » : être obéissants, remonter nos manches, nous sacrifier pour la Nation. La carotte d’un nouveau jour de lumière était appétissante. Mes oreilles grandissaient, et mes dents, étrangement, s’avançaient sur le dessus de ma lèvre inférieure. Magiquement, j’avais huit euros de points sur ma Carte Super U. Par miracle, je retrouvais les fameux numéros gagnants du code de ma carte Super U. Huit euros, juste ce qui correspondait à ce que je venais de poser sur le tapis roulant d’une gentille caissière derrière son plexiglas. Huit euros : des pommes de terre, un pain, des viennoiseries pour m’offrir un doux plaisir, et, « L’Humanité Dimanche ». J’aimais nourrir mon ventre et mon esprit, l’un avec l’autre. Huit euros. Je sentais la crise économique s’approcher à grands pas. Je pensais à tous les petits commerçants au bord de la faillite. Pourquoi le Grand Chef et sa Cour avaient décidé de fermer les petits commerces et de laisser ouverts les supermarchés, les supermarchés gérées par des P.D.G. et des actionnaires de multinationales milliardaires ? Les petits mourraient pendant que les grands sortaient grandis et encore plus riches de cette guerre. Je pleurais avec le ciel. Tous les deux, nous étions tristes ce matin. Mes mots avaient un goût amer de réalité. Le repas du midi fut bref. Je me replongeais sous ma couette, reprenant ma lecture de « La vie sociale des plantes, les extraordinaires capacités communautaires de la nature » de Jean-Marie Pelt. Puis, studieusement, je classais la liste de mes métiers. Mon premier classement allait dans cet ordre : « Animateur socioculturel, Auteur écrivain, Comédien, Guide-conférencier, Conteur, Marionnettiste, Metteur en scène de spectacle vivant, Professeur d’art dramatique, Formateur-animateur, Médiateur culturel, Directeur de salle de spectacles, Organisateur de spectacles, Porteur de repas auprès de personnes âgées ou handicapées, Aide à domicile, Médiateur social, Animateur auprès de personnes âgées, Moniteur-éducateur, Educateur spécialisé, Accompagnant social de vie en structure collective, Epicier, Conducteur accompagnateur de personnes à mobilité réduite, Crêpier, Agent de prévention et de médiation urbaine, Agent de service de restauration collectif ». J’ignorais si cette liste plairait à la Chef du Travail. Un nouveau métier venait de naître en ce jour : « Ange Gardien ». Je l’ajouterais peut-être à ma liste…

La Brigade des Anges Gardiens interviendrait au « Tracing Trois ». Le « Tracing Un » appartenait au Médecin : il testerait Albert symptomatique, puis le dénoncerait au « Tracing Deux » et recevrait quatre euros de récompense. « Allo, c’est moi,  le Médecin Quatre Euros, Madame la Caisse Primaire d’Assurance Maladie, j’ai un cas positif pour vous : Albert ! ». Madame la Caisse interrogerait Albert sous les feux des projecteurs : « Qui avez-vous rencontré Albert durant vos derniers quarante huit heures ? ». Albert se tairait. « Nous avons les moyens de vous faire parler, Albert ! ». Albert finirait par accoucher : deux, trois personnes connues et une longue liste d’inconnus. C’est là que la Brigade d’Anges Gardiens sortirait ses cartes géographiques. Elle irait sur le terrain, la Brigade, rencontrer tous les inconnus qu’Albert avait croisés : « -Vous êtes les Cas-Contacts d’Albert – Enchantés ! – Nous vous demandons de vous isoler pour stopper le virus. – Bien entendu ! – Sortez immédiatement de la société et rentrez dans cet hôtel ! Nous sommes vos Anges-Gardiens – Merci, mes Anges-Gardiens ».

Bel Ange-Gardien, je rêvais de toi, un Ange qui viendrait me protéger. Je sortirais de la société retrouver l’hôtel de Dame Nature. Mon chien et mon chat au paradis. Une étoile. Jésus qui embrassait Salomée, celle qui l’avait désaltéré sur la Croix. Je suggérais au Grand Chef d’ôter le mot « Brigade ». La guerre était finie. Commençait une douce paix, une tendre attention pour les autres. Les Anges Gardiens. Les Anges nous libéraient de nos maux. Et si nous suivions ces Anges Libérateurs d’un ciel transparent ?

« Tu es le vivant poème » chantait pour nous à cette heure, 19 heures 02, Jean-Louis Aubert, du fond de son repaire.

Je suis mon vivant poème…

J’avais, peut-être, écrit trop vite ce soir. Rien ne rimait. Les mots s’affrontaient. « Nous vaincrons le virus ! » clamait le Chef de la Santé ; « La lutte est dure, la lutte est âcre » renchérissait le Chef de l’Intérieur, « il faut apprendre à vivre avec le virus ». Le Raoul, baba cool,  avait proposé à la Capitale son médicament-miracle. « Attendons les résultats de Discovery ! » répondaient les experts du Grand Chef. Nous attendions que Discovery revienne de son périple autour de la Terre. Paris n’aimait pas que Marseille lui fasse la leçon. Une rivalité de Chefs et d’accents qui nous tenaient à l’écart. Paris était fière d’être la première ville de France, ville du Savoir, et souhaitait bien le rester. L’Hexagone commençait secrètement à se diviser entre zone occupée et zone libre. J’étais un nanti, j’habitais le sud de Nantes. Un olivier devant mes yeux grandissait, se fortifiait, cherchant le soleil. Les Anges de ma mezzanine veillaient sur mon âme. « Il y a un monde ailleurs… »*.

Ange (Le Petit Larousse de Poche) : 1- Etre spirituel, messager de Dieu. 2- FIG Personne très bonne, très douce. Ange-gardien : (a) selon le dogme catholique, ange attaché à la personne de chaque chrétien. (b) PAR EXT personne qui veille sur un autre, la protège. Etre aux anges : dans le ravissement.

Ange (Le Petit Rousse de Poche) : La lumière de mon ombre.

Un saint veillait ce soir sur le camarade Boris et de chaque cœur assoiffé d’Amour.

« Puisses-tu vivre, continuer, puisses-tu vivre et aimer… Puisque les révolutions se font maintenant à la maison, il est temps à nouveau de nous jeter à l’eau…»*

 

Thierry Rousse, Nantes,  samedi 2 mai 2020.

24ème récit, J- 9 de ConfiNez

 

*Jean-Louis Aubert

Muguet

 

Vendredi 1er mai 2020, Nantes, J-10

Mai, nous étions au mois de Mai, le Premier Mai. Une page d’avril venait de se tourner. Je pensais à toutes les victimes de cette guerre. Je pensais à tous les proches de toutes ces victimes. Je pensais aux premières lignes qui avaient sauvé courageusement tant de vies au péril de leur propre vie. Certaines premières lignes étaient mortes au front. Je pensais à ce mot « guerre » que le Grand Chef avait employé. Je pensais à chaque heure de cette guerre depuis ce vendredi 13 mars 2020, soir où tout avait vraiment commencé pour moi. Je pensais à cette époque comme à une époque révolue. « La guerre est finie », je me disais. La pluie était fine, ce vendredi Premier Mai.  Je n’irais pas faire mes courses au Super U. Le Super U était fermé, ce qui m’arrangeait bien, car il ne me restait plus que quelques pièces dans mon cochon rose et il pleuvait toujours de fines gouttes régulières. Ce matin, je n’irais pas non plus cueillir le muguet. Ce matin, je n’irais pas non plus à mon balcon défiler avec les camarades rouges de colère. Je n’avais pas de balcon.  Ce matin n’était pas comme tous les matins du Premier Mai. Ce brin de muguet que j’aimais porter à mes proches  appartenait à l’époque ancienne. Ce matin, le brin de muguet m’était offert sur Messenger et Facebook. Ce matin, je me disais : « C’est mieux qu’il reste dans la terre, le muguet ». Laisser le muguet dans la terre et le contempler, le muguet, simplement, sans lui faire de mal, au muguet. « Penser, écrire un mot est déjà un cadeau, un cadeau quotidien, un muguet », je me disais.  J’écoutais la météo de la journée : Ciel orange, pluvieux sur Nantes. Je retournais sous ma couette blanche. Deux journaux m’attendaient : « Le Monde » et « L’Humanité ». Ce n’était pas tous les jours le Premier Mai !  Je disparaissais au fond de mes lectures. La Banque C.I.C. me rassurait : « Reconstruisons dans un monde qui bouge. Nous agissons sur le terrain, près de vous, maintenant ».  Mon cochon rose serait sauvé, la Banque C.I.C. le remplirait de petites pièces jaunes. J’apprenais la sobriété heureuse, jaune, jour après jour. Mon appétit avait diminué. Le jeûne avait ses vertus. Les pommes étaient nourrissantes. Seuls les Tabac-Presse et les Boulangeries pouvaient vendre du muguet. Une perte estimée à sept millions pour les Fleuristes. L’Homme s’était fabriqué ce marché pour exister. Cultiver les brins de muguet et les vendre, c’était : rémunérer des gens pour cueillir les brins de muguet ; permettre à d’autres gens d’acheter  les brins de muguet ; permettre à tous les gens d’être heureux d’offrir et de recevoir les brins de muguet. Je dépensais ce que je gagnais de mon travail, et, en dépensant mon argent, je créais des emplois. Ainsi, l’économie était censée assurer le bonheur de tous les gens.  Etions-nous heureux ? Qu’est-ce qui n’allait pas, Docteur ? Le marché du muguet était pourtant simple. Seuls les Tabacs-Presse et les Boulangeries pouvaient vendre en ce Premier Mai 2020 du muguet, pas les Fleuristes.  N’était-ce pas clair ? Un jour, les Boucheries vendraient des appareils Photo, et, les Librairies des poissons. Nos habitudes changeraient. « Le jour d’après » ne serait pas comme « le jour d’avant ». Il n’y avait plus de problème. Raoul l’avait dit : « La seconde vague, c’était de la science-fiction ! ». Il n’y avait plus rien à craindre de ce Coronavirus. Comme tous les virus, il montait puis il descendait, on ne savait pas pourquoi, mais il en était ainsi de la vie des virus. Le Covid-19 disparaîtrait comme il était apparu, aussi mystérieusement. Il n’était pas plus dangereux qu’un autre, pas plus mortel, un virus parmi d’autres. Il suffisait de tester et de soigner les malades… « – Vous êtes sûr de vous, Professeur ? – Je ne suis pas un devin. Je suis un chercheur. Les chercheurs cherchent et peuvent se tromper. Et alors ?  – Pourquoi vous avez les cheveux longs ? – Parce que mon Grand Père avait les cheveux longs ». Raoul avait les cheveux longs, était un chercheur, non un devin, un chercheur qui pouvait se tromper, et alors ? A quoi servait tout ce raffut des experts ? Le Grand Chef se voyait-il obligé de nous rassurer par une jolie carte rouge, orange et verte pour être réélu dans deux ans ? Avions-nous perdu la force des aventuriers, avions-nous oublié que vivre c’était risqué ? Les cheveux de Raoul étaient cools. Leurre ou réalité ? Je continuais l’étude des métiers : « … Editeur, Professeur des écoles, Professeur spécialisé, Journaliste, Professeur documentaliste, Psychologue hospitalier, Garde des espaces naturels protégés ».

Ma fleur s’était recroquevillée pour se protéger de la pluie. Mes bébés escargots escaladaient sa tige. Mes bambous tenaient le coup. A 21 heures, Philippe Torreton nous raconterait la troisième guerre mondiale sur BFMTV. A 20 heures 46,  je venais de trouver un nom à mon mouton qui protégeait, avec soin, mon espace naturel : « Muguet ». Muguet, ça lui allait bien, Muguet à mon mouton…

Muguet (Le Petit Larousse de Poche). 1- Liliacée à petites fleurs blanches d’une odeur douce. 2- Maladie des muqueuses due à un champignon.

Muguet (Le Petit Rousse de Poche) : Petit porte-bonheur dans ton cœur.

Et, alors ?

 

Thierry Rousse, Nantes,  vendredi 1er mai 2020.

23ème récit, J- 10 de ConfiNez

Une envie d’être au Vert

 

Jeudi 30 avril 2020, Nantes, J-11

A J moins onze, le ciel était perturbé, et, la pandémie des voitures, sous le pont des coquelicots, retrouvait son cher circuit des 24 heures de Nantes. Les nuages noirs océaniques en avaient gros sur le cœur, un gros chagrin d’enfant. « Vous n’avez donc pas compris, petits bonhommes de terre ? ». Apparemment les petits bonhommes de terre, dans leur capsule de ferraille, n’avaient rien entendu des maux du ciel. Le vent soufflait, des rafales de colère, et, de tendresse, séchant les larmes des nuages noirs. Les dieux du ciel étaient partagés. Le ciel voulait encore y croire, le ciel, à l’intelligence du cœur. Le soleil et le ciel bleu, par intermittence, jaillissaient. De mon cœur à mon âme, la météo de mon esprit était également perturbée, vacillant de l’espérance à une fatalité désespérante. J’ouvrais, je fermais, j’ouvrais, je fermais ma fenêtre toute la journée. Je descendais, je montais,  je descendais, je montais, de ma mezzanine à ma mezzanine, toute la journée, une longue journée, j’étais à pied…  « Notre économie repose sur l’industrie automobile », avait proclamé le Premier Chef. Des voitures électriques seraient bientôt construites. Nous étions sauvés ! Et combien de centrales nucléaires ? Un silence se fit.  A 19 heures, le Premier Chef, ou peut-être, le Chef de l’Intérieur parlerait. Le Grand Chef ne parlait plus. Où était-il le Grand Chef, en vacances à Hawaï ? Il méritait son repos, le Grand Chef. Un Grand Chef héroïque. A 19 heures, tout nous serait dévoilé par les Petits Chefs : nous saurions où nous serions, « to be in to be ! ».  Dans le rouge ou dans le vert. Coco, ou, écolo. Non, je me trompais : en colère, ou, dans les champs.  Non plus : enfermés ou libres. Masqués ou nus. Zone occupée, ou, zone libre. Bref, tout nous serait dit, nous serions, enfin, rassurés, sur notre destin. Et, j’en étais rendu à mon soixante-seizième métier étudié : « … Professeur d’éducation socioculturelle, Organisateur d’événements, Organiseur de spectacles, il n’y en avait plus, Moniteur en maison familiale et rurale, Moniteur-éducateur, Médiateur social, Médiateur culturel, Médiateur familial, Educateur spécialisé, Marionnettiste, Libraire, Journaliste en ligne ». Journaliste en ligne ? Journaliste en ligne ! Journaliste en ligne… « -Ca mord à l’hameçon ? – Tiens, un bon sujet : Le Raoul du vieux port… ».  J’hésitais. Je le gardais au chaud, pour plus tard, notre vieux pote Raoul aux cheveux longs, notre savon marseillais qui lavait nos doutes.

Le Web exigeait des brèves à sensations, une peur permanente qui nourrissait notre état d’anxiété, des inventions à n’en plus finir, des coups d’éclats, des miracles, du suspens, une intrigue, des héros, des victimes, des sauvés, un fil d’actualités du coq à l’âne, car nous aimions zapper entre le coq et l’âne. Le spectacle était là, il avait remplacé celui de nos théâtres. BFMTV et ses complices !  Ce zapping était notre nouvelle ADN.  Le zapping tuait l’ennui. Il suffisait de poser notre pouce sur l’écran et nous laisser glisser du haut vers le bas. Un jeu fort amusant. Nous laisser glisser, lâcher, prendre le téléphérique, et de nouveau nous laisser glisser sur les vagues des mots, nos yeux émerveillés. La publicité était notre déesse, objet de désirs inavoués : « Les chefs d’entreprises sont les soignants de l’économie. Vos frais de santé sont pris en charge du début du confinement à la fin de l’été. Avec Camping Car, vous êtes partout chez vous en sécurité et en liberté.  Maintenant, vous pouvez acheter votre voiture en ligne. Elle vous sera livrée en kit dans votre boite aux lettres par une sauvage amazone. Des repas à base d’insectes, naturels et fabriqués en France, seront servis à vos animaux. Nous sommes la France qui travaille. Même si nous avons dû ralentir, nous sommes prêts à redémarrer à tout jamais. La sécurité passe avant tout, nous sommes à vos côtés. Il faut se retrousser les manches. Le muguet vous sera vendu demain. Le travail reprend le premier mai. Le masque est obligatoire au Val d’Isère. La montagne est votre ressourcement. Nous vous attendons pour les vacances ! Mettez votre masque et respirez le bon air de nos montagnes ! ».

Le Chef de la Santé, après cette page de publicité, avait parlé. Une nouvelle météo était née. La couleur Orange s’était glissée entre le Rouge et le Vert pour adoucir les frontières. Une zone tampon, de mélanges, de rencontres, celle où on ne savait pas trop bien, si on appartenait aux Verts ou aux Rouges. « Tu reprendras bien un p’tit Vert, Léon ! ». Léon était rouge comme une pivoine. C’est qu’il en avait bu des verres avec les Verts, Léon !  Et ça chantait dans le bistrot du Trou du Fût : « Allez les Verts ! ». Les Rouges étaient les perdants, toujours les perdants. Les Oranges attendaient, impatients, sur le banc de la touche. « Tu veux quel maillot ? Le rouge ou le vert ? – Le vert ! – Tiens, prends le rouge ! ». Les Verts n’étaient pas tendres avec les Rouges. Les Rouges, on les voyait pointer leur nez à vue de nez, les Rouges. On fermait nos volets et nos portes. Bientôt, les Rouges portaient des clochettes à leurs chevilles. Le Carnaval était né. On leur jetait des oranges. Il était 20 heures 30 et le bon vieux Raoul allait parler sur BFMTV…

Envie (Le Petit Larousse de Poche) : 1- Convoitise à la vue du bonheur ou des avantages d’autres. 2- Désir, souhait. 3- Besoin organique soudain. 4- Tâche naturelle sur la peau : les tâches de vin

Envie (Le Petit Rousse de Poche) : d’être en vie

« Le Rouge et le Vert », mon nouveau livre de chevet. Je m’endormais avec cette envie d’être au Vert, demain matin au réveil, ouvrir ma fenêtre et prendre l’air…

Thierry Rousse, Nantes, jeudi 30 avril 2020.

22ème récit, J- 11 de ConfiNez

Entre-deux

 

Mercredi 29 avril 2020, Nantes, J-12.

Cette fois-ci, il pleuvait bien sur Nantes, une pluie fine, régulière, une pluie qui avait décidé de s’imposer pour la journée. Une pluie qui m’avait dit : « Reste ici ! ». Ici, cette fois-ci, il n’y avait plus de gaz dans ma bouteille, ma bouteille de Propane était bien vide, cette fois-ci, vide, ici. Elle avait duré, ma bouteille de Propane, courageuse, fière jusqu’à la dernière étincelle, ma bouteille. Cette fois-ci, ici, je comptais mes derniers billets, ici, les derniers, ici. Ils avaient bien duré, mes billets jusqu’à la fin avril, « ne te découvre pas d’un fil ».  Un duo, le 29 et le 30 avril dont j’aurais pu bien me passer. Où était passée cette époque d’un mois d’avril à 28 jours ? Le temps avait décidé, définitivement, de se prélasser. « Reste ici, sous la couette blanche de ton ermitage ! ». Quel idiot avais-je été de me raser ? Vêtu d’une longue barbe blanche, j’aurais ressemblé à un sage pour observer la forme des nuages. J’aurais sorti mon petit doigt à la fenêtre. « Ho ! Hé ! » … D’où viendrait le vent qui chasserait la pluie ? De la terre ou de l’océan ? De l’est ou de l’ouest ? Du sud ou du nord ? Il n’y avait qu’un vaste nuage de coton blanc, aujourd’hui, qui couvrait le monde gris, aigri. J’étais à l’abri,  au milieu, entre-deux, deux états d’âme, deux élans. Quitter mon ermitage, ou, m’y blottir jusqu’à la fin de la guerre ? D’un côté, une économie qui devait reprendre pour éviter la catastrophe financière. De l’autre côté, un virus invisible toujours présent qui se réjouirait de la reprise de la vie économique pour sauter de corps en corps, du marchand au client, se nourrir de leurs cellules pour exister et les unir. Qui avait pu inventer pareille bombe nucléaire, une guerre froide glaçant nos pensées ? Me battre ? Résister ? Fuir ? M’enfuir ? Aider ? Sauver ? Travailler ? Etre héros ? Lâche ? Criminel ou victime ? Entre-deux, j’étais ici, sous ma couette blanche, entre eux deux. Douze jours, et, puis après ? J’en étais rendu au soixante-troisième métier étudié : « … Cuisinier, Formateur-animateur, Jardinier, Guide-conférencier, Chargé de mission dans un espace naturel protégé, Chargé de mission en développement durable, Chargé de promotion touristique, Chef de projet, Enseignant-chercheur, Serveur de bar, Serveur en restauration, Visiteur médical, Technicien de l’intervention sociale et familiale, Sociologue, Porteur de repas auprès de personnes âgées ou handicapées, Professeur d’art dramatique, Metteur en scène du spectacle vivant ». Metteur en scène du spectacle vivant ?… Était-il encore vivant, le spectacle ? J’improvisais, entre deux hésitations, sa mise en scène tragique…

« Un espace vide. Dans cet espace, un entre-deux et un cercle. Un comédien ou une comédienne. Au milieu, ici, dans le cercle. Je te dis : cour ! Sors de ton cercle et cours à jardin ! Joue-moi le Cuisinier ! Oui, le cuisinier ! Ce qui te passe par la tête ! La carotte ! Oui, bien, la carotte ! Coupe-la moi en petits morceaux, la caroote ! C’est ça ! Reviens ! Dans le cercle ! Je te dis : jardin ! Sors de ton cercle et cours à jardin ! Joue-moi le Formateur-animateur ! C’est ça, oui ! Le vidéo projecteur ! C’est ça ! Joue-moi le vidéo projecteur ! C’est bon ! Rentre dans ton cercle ! Jardin ! Sors ! Cours ! Joue-moi le sociologue ! C’est  ça, compte les morts ! Rentre dans ton cercle ! Cour ! Non, Cour !!! Cours ! Joue-moi le Porteur de repas pour personnes âgées ! Il n’y en a plus ? Comment ça, il n’y en a plus ? Rentre dans ton cercle ! Sors de ton cercle ! Cours ! Jardin ! Joue-moi le Jardinier ! Oui, c’est ça, coupe-moi ces putains de pâquerettes avec ta tondeuse ! Rentre dans ton cercle ! Cour ! Cours ! Sors de ton cercle ! Joue-moi le Comédien ! Le mort, si tu préfères ! C’est bon, lève-toi, rentre dans ton cercle ! Sors ! Cours ! Jardin ! Joue-moi le Chargé de mission dans un espace naturel protégé ! Quoi ? Il n’y a plus d’espace naturel protégé ? Le virus est partout ? Rentre dans ton cercle ! Cours ! Sors ! Cour ! Joue-moi le Chargé de mission de développement durable ? C’est ça ! Oui, tout se ramollit ! Joue-moi tout ce qui se ramollit ! Non, pas ça ! Rentre dans ton cercle ! Sors ! Cours ! Jardin ! Joue-moi le Chargé de promotion touristique ! Oui ! Oui ! Oui ! La forêt des Pangolins, là où tout a commencé ! C’est ça, joue-moi le pangolin ! Rentre dans ton cercle ! Sors ! Cours à cour ! Joue-moi le Chef de projet ! Tu n’as pas de projet ? Joue-moi le Chef de projet qui n’a pas de projet ! C’est ça, continue, approfondis ! Approfondis le néant ! Sois Shakespeare ! Oui, sois Shakespeare ! To Be or not to Be ! Rentre dans ton cercle ! Sors à jardin ! Joue-moi l’Enseignant-chercheur ! Oui ! Cherche l’invisible ! Cherche-moi l’invisible ! Tu y es, je le vois l’invisible ! Rentre dans ton cercle ! Cour, cours ! Joue-moi le Visiteur médical ! Non, non et non ! Tu es à côté, tu es à côté, tu es à jardin, pas à cour ! Cours à Cour ! Rentre dans ton cercle et cours à cour, joue-le moi, bon dieu, ce Visiteur médical ! Le Visiteur médical, je t’explique, il ne rend pas visite aux malades, le Visiteur médical, non, il vend des médicaments aux médecins, le Visiteur médical ! Vends-moi des médicaments ! C’est ça, vends-moi ces enculés de médocs qui vont me faire crever, vends-les moi, j’te dis, sors tes trippes, vends-moi, c’est ça, ça vient, enfonce-le moi bien profond cet enculé de médoc ! Rentre dans ton cercle ! Cours ! Jardin ! Jardin ! Pas cour ! La cour, on s’en fout ! Joue-moi le Professeur d’art dramatique hystérique ! C’est ça ! Hystérique ! Pense à Pétula, à Pétula, bon dieu ! Tire-lui les cheveux ! La tignasse ! Traîne-la ! Piétine-la ! Apprends-lui les alexandrins, ou, apprends-lui « L’illusion comique » ! Rentre dans ton cercle ! Cour ! Cours ! Joue-moi le Serveur de bar ! C’est ça ! Les verres qui tremblent ! Le plateau qui chavire ! On y est ! Joue-moi la tragédie ! La sueur ! Le sang ! Oui, taille-toi les veines avec ce bout de verre ! Finissons-en du monde ! Rentre dans ton cercle, rentre, rampe, comme tu veux, coule dans ton bain de sang jusqu’au rond de lumière, jusqu’au rond, jusqu’au centre ! Rentre ! Sors ! Comme tu veux ! Par la porte invisible ! Sors ! Un jardin ! Des oiseaux ! Une muse ! Joue-moi la muse ! Ce n’est pas un métier ? On s’en fout ! Le monde chavire, il n’y a plus de métier ! Joue-moi le Serveur en restauration ! Oui ! Oui ! Tu as compris ! On y est ! De la viande saignante ! Crue, c’est ça, qu’il lui sert, de la viande crue ! Et elle adore ! Rentre ! Dans ton cercle ! Sors ! Cours ! Cour ! Joue-moi le Cuisinier ! Allez, joue-moi le Cuisinier ! Je t’en prie, joue-moi le Cuisinier ! Je te le demande, à genoux ! Laisse-moi Artaud dans son frigo ! Joue-moi du Claudel ! Oui, joue-moi du Claudel ! Cuisine-moi le meilleur plat du monde ! Je te le demande ! Joue-moi, joue-moi… une sonate… une sonate… Joue-moi quelques notes, quelques notes… Scarlatti ! Rentre ton cercle, une note, joue-moi, une note, une note de Scarlatti, rien qu’une note… Regarde-moi, souris-moi, juste, souris-moi, dis-moi que nous sommes vivants, bien vivants, et que nous voguons entre deux illusions, dis-le moi, juste, une dernière fois, que tout ça n’était que du théâtre, que du théâtre… ».

Entre-deux (Le Petit Larousse de Poche) : 1- Partie située au milieu de deux choses ; état intermédiaire entre deux extrêmes. 2 – Au basket-ball, jet du ballon par l’arbitre entre deux joueurs, pour la reprise du jeu.

Entre-deux (Le Petit Rousse de Poche) : Cour et Jardin.

Un rond de lumière.

 

Thierry Rousse, Nantes, mercredi 29 avril 2020.

21ème récit, J- 12 de ConfiNez

La porte bleue de secours

 

Mardi 28 avril 2020,  Nantes, J-13.

Ce matin du « J-13 », le vent soufflait, soufflait d’une force inconnue. Je n’avais vu que le ciel bleu à ma fenêtre, enfilant mes bretelles, ma culotte, mes sandales, mon béret blanc, blanc, mon béret, face au vent, je marchais, je marchais, je… quand je vis, soudain, au-dessus de mon béret blanc béret, les gros nuages noirs me menacer de leurs regards furieux. Je traversais le pont de coquelicots, insouciant, sous lequel filaient les voitures, de plus en plus nombreuses, vers le nombril de ma ville. « Promis, je n’y suis pour rien, les nuages ! ». Je fis du vent mon allié. Les nuages noirs passaient leur chemin. J’achetais « Le Monde » au Bar-Tabac de Sèvre, le seul qui restait, « Le Monde ».  Le monde, aujourd’hui, avait pris toute la place, la place de « Libération » et de « L’Humanité ». Après une déambulation solitaire, flânant dans les ruelles de Sèvre, loin des vautours, je longeais la rue de l’Olivraie rejoignant, d’un bon pas, mes compagnes, les vaches écossaises. Elles broutaient de bon appétit, mes amies sur leur île verdoyante. Mon ventre se réjouissait pour elles. Il était l’heure. Pour me protéger, le vent me poussait jusqu’à mon doux ermitage. Je recevais là une réponse très courtoise à ma candidature d’Agent des Services Hospitaliers : « J’ai le regret de vous informer que nous ne disposons d’aucun poste vacant correspondant à vos compétences. En effet, vous devez posséder à minima un Brevet d’Etude Professionnel Carrière Sanitaires et Social ou un Brevet d’Etude Professionnel Agricole Services aux Personnes ». L’auteur de ce courrier me souhaitait « bonne chance dans mes recherches ». Je me sentais heureux, tellement heureux qu’une personne ait pris le temps de répondre à ma lettre. J’avais le sentiment d’exister, d’être enfin reconnu des premières lignes que j’admirais. Le vent avait chassé tous ces nuages noirs de mon esprit. Aujourd’hui, le Premier Chef de la Nation parlerait à 15 heures, derrière son pupitre, devant une assemblée de 75 députés représentant 66,99 millions de françaises et français. Nous étions fort bien représentés, les spectateurs de la démocratie. En de pareilles circonstances, nos coeurs étaient écoutés. Le monologue était retransmis en direct sur BFMTV. Pétula en était la rédactrice en chef. Je l’aimais Pétula. Emma, sur son piédestal, était jalouse. Peut-être, m’égarais-je et faisais-je marche arrière. « Un peu trop d’insouciance, et c’est l’épidémie qui repart ; un peu trop de prudence, et c’est la Nation qui s’effondre ». Insouciance, prudence, ciel bleu, nuages noirs, dans quel sens soufflait le vent ? Où marcher, où ne pas marcher, de ce coté-ci, de ce côté-là, pour trouver une réponse à mes insomnies ? Les enfants de moins de trois enfants ne porteraient pas de masque. J’avais envie de sucer mon pouce, retrouver mon enfance, toute mon enfance, une dent de lait qui n’était jamais tombée et faisait l’admiration des jeunes étudiantes en soins dentaires à l’Université du C.H.U. de Nantes. Non, il n’était pas question de me perdre. La Libération pouvait être, à tout moment, remise en question par le Premier Chef de la Nation. Je me taisais et reprenais le fil de ma conversation, cherchant une chute à mes idées. J’en étais à mon 46ème métier étudié : « Chef d’études Environnement, Chargé d’évaluation médico-économique, Chargé de mission, Conducteur accompagnateur de personnes à mobilité réduite, Chargé de programmation de spectacle vivant, Conseiller d’éducation populaire et de jeunesse, Cuisinier en restauration collective, Documentaliste, Epicier, Directeur de salle de spectacle, Conteur ». Conteur ? Conteur ! Conteur… Un mot qui résonnait à cette heure dans un coin de mon cœur…

Jean était conducteur de train bleu. Il l’aimait son train, Jean. Toute sa vie, il aimait transporter les gens, les conduire à leurs destinations, Jean, les gens : La Rochelle, Bordeaux, Toulouse, Perpignan, Marseille, Nice, Gênes, Florence, Florence, terminus ! Jean, il aurait aimé que tous ces gens se parlent dans les wagons, trinquent à la joie d’une rencontre, sortent leurs instruments, leurs balles, dansent et jonglent de leurs désirs, déclament des poèmes et des récits de vie à n’en plus finir, où les rires essuieraient les larmes. Jean avait tout prévu : le wagon Cabaret pour les plus fous, le Wagon Lecture pour les sages, le Wagon Restaurant pour les gourmands, le Wagon Lits pour les amoureux, le Wagon Libre pour les contemplatifs. Jean aimait ses gens. Il aurait pu être passager, Jean, d’un train, mais aucun train ne lui avait ouvert ses richesses, Jean, aucun, il n’avait pas de billet. Alors, il avait ouvert, une nuit, Jean, la porte de la locomotive du Train Bleu stationnée en gare de Nantes, une erreur d’aiguillage sans doute… Jean tenait sa passion d’un train miniature que son papa lui avait offert pour Noël, et de son grand-père, Alfred, cheminot à Lure, un vrai luron, le grand-père de Jean, né en Franche-Comté ! C’est que la Comté en comptait des grands pères conteurs ! Mais, aujourd’hui, lundi 16 mars 2020, le train bleu sur le quai 1 de la gare de Nantes ne partirait pas. Les gens dans les wagons s’étonnaient du retard. Jean, à la tête de sa locomotive, prit l’haut-parleur, et d’un ton triste dit : « Les frontières sont fermées, nous sommes confinés. La Société Nationale des Chemins de Fer Français vous prie de bien vouloir l’excuser ». Les gens restaient, jouaient aux cartes, se parlaient, certains sortaient une trompette, une cymbale, un tambourin, d’autres, un simple bouquin, d’autres s’endormaient sur leurs voisins, d’autres s’embrassaient, tous espéraient, qu’un jour, le train repartirait. Jean était navré pour ses gens, il leur apportait un café, un thé, un sourire. Florence, silencieuse, était au bout des rails, et l’attendait, Jean, impatiente. Jean savait qu’il ne repartirait pas de si tôt, le train bleu. Et un à un, tous les wagons disparaissaient de la gare, et les gens avec, et il ne restait plus que la locomotive d’un Jean hagard. Jean aurait pu partir, sous les étoiles, discrètement, avec sa locomotive, mais « à quoi bon ? ». « A quoi bon, se demandait Jean, partir sans nulle vie conduire que la mienne ? Quel sens donner à mon existence si les gens ne sont plus là avec moi? ». Jean ignorait que Florence l’attendait au terminus. Jean s’ennuyait, seul, sur le quai de la gare, regardant sa locomotive aussi malheureuse que lui. Les herbes poussaient entre les voies. Jean vit dans le brouillard, au bout du quai, une porte, une étrange porte qui lui murmurait dans le creux de ses yeux : « Je suis là, derrière, derrière la porte bleue,  j’attends que tu écrives pour mes longs cheveux noirs des vers nus, que tu me séduises de tes lèvres émues, c’est en forgeant qu’on devient forgeron, Jean ». Jean, sans partenaire de jeu, sans public pour les regarder, ne pouvait plus jouer avec son train miniature. Il lui restait un crayon de bois qui s’offrait à ses doigts fragiles pour charmer le cœur des absents.

Porte (Le Petit Larousse de Poche) : 1- Ouverture pour entrer et sortir : ouvrir, fermer la porte ; porte de secours ; ce qui clôt cette ouverture ; battant : porte de fer ; porte vitrée. 2. Lieu situé à la périphérie d’une ville, correspondant à une ouverture autrefois aménagée dans un mur d’enceinte : porte de Versailles (à Paris). 3- Espace délimité par deux piquets et entre lesquels un skieur doit passer un slalom. Mettre à la porte : renvoyer. Opération, journée porte(s) ouverte(s) : possibilité offerte au public de visiter librement une entreprise, un service public, etc.

Porte (Le Petit Rousse de Poche) : la paupière d’un regard

De frontière, le cœur ne connaissait qu’un désir infini. Ce soir, au bout du fil, la voix charmante d’une aide-soignante m’autorisait à rendre visite à mon Papa. Mardi 5 mai 2020, à 16 heures, à l’Ehpad Beauséjour, le soleil resplendirait.

Thierry Rousse, Nantes, mardi 28 avril 2020.

20ème récit, J- 13 de ConfiNez

Chemins buissonniers d’un lycée confiné

 

Lundi 27 avril 2020,  Nantes, J-14.

Il avait bien plu en ce lundi 27 avril 2020 sur Nantes, un vrai temps de rentrée. Les vacanciers tiraient à leur fin. Les morts étaient au ciel. Demain, à 16 heures sonnantes, le Chef de l’Intérieur, les pieds sur Terre, lui, nous dirait tout et tout sur ce que nous avions toujours rêvé de savoir sans oser le demander, la victorieuse rentrée des classes ! Le Grand Chef avait missionné son Chef de l’Intérieur pour prendre le micro. En effet, lorsqu’il y avait des flèches à annoncer au petit peuple, le Grand Chef envoyait toujours son Chef de l’Intérieur pour cible. Si le discours du Chef de l’Intérieur plaisait au petit peuple, le Grand Chef déclamait: « C’est moi qui l’ai écrit ». Si le discours du Chef de l’Intérieur déplaisait au petit peuple, le Grand Chef reprenait le micro de son Chef de l’Intérieur et rassurait le petit peuple: « Je répudie sur le champ cet imbécile de Chef incompétent de l’Intérieur, et corrige de ce pas les fautes extérieures, Chers Compatriotes, vous pouvez compter sur… etc… ! ».  Le Grand Chef avait toujours raison. Il n’avait pas besoin de finir ses discours et de nous consulter, le Grand Chef, il devinait nos pensées… Discipliné, je continuais à étudier ma liste de métiers pour la victorieuse rentrée des classes, j’en étais au 36ème métier, « Commis de cuisine », après avoir épluché sous ce jour pluvieux : « Animateur de prévention Santé, Animateur du Commerce et de l’Artisanat, Animateur Enfance Jeunesse, Animateur Nature, Animateur Radio, Animateur touristique, Animateur socioculturel, Art-thérapeute, Assistant d’éducation, Assistant de soins en gérontologie, Barman, Bibliothécaire, Brancardier, Chef de projet humanitaire, Commerçant ambulant ». Qui voudrait de mes mots ambulants ? Il suffisait de traverser la rue pour trouver un métier, avait dit le Grand Chef. De l’autre côté de ma rue, il y avait un lycée. Un très grand lycée seul et désert. Etais-je prêt à sauter sa grille ? A écrire sur son tableau noir mes pensées ? Nous avions quatorze jours, quatorze jours pour penser un nouveau monde. Le Grand Chef nous laisserait-il parler ? Notre Grand Chef !

Quels souvenirs avais-je du lycée ? Il s’appelait le lycée Jacques Amyot, un long bloc de béton, une vaste cour de goudron et un petit coin d’herbe pour rompre notre ennui. A l’arrivée du printemps, des fleurs, des oiseaux et du ciel bleu, rester enfermé dans une classe, assis, bien rangé, les uns derrière les autres, était pour mes yeux, mes oreilles et mon âme, un vrai supplice. J’avais besoin de respirer, je n’y comprenais rien à toutes ces équations, toutes ces dissertations, toutes ces expérimentations. Mes plus beaux souvenirs, je les devais à notre professeur de sciences économiques et sociales. Il nous faisait classe sur l’herbe quand venaient les fleurs, les oiseaux et le ciel bleu. Nous étions en cercle à étudier les journaux, à les commenter, à développer notre esprit critique sur l’organisation de la société, comment tout ça faisait que tout ça ne tournait vraiment pas rond dans le monde… Faire classe sur l’herbe lui a valu un rappel à l’ordre, une sanction disciplinaire, à notre bien-aimé professeur de sciences économiques et sociales. Il devait appliquer le programme, mot à mot, comme c’était dicté par les Chefs, pour nous faire rentrer dans les cases bien-pensantes de la société. A 53 ans, je n’avais rien retenu de ces cases et tout compris de ce qu’était la vie : un cercle d’ami-e-s, d’échanges, de réflexion, de partage, de tendresse, de joie, d’amour. Libre, être libre, et créer. Des mots défendus. Apprendre, obéir et marcher, des mots promus au meilleur grade de la société. A la réussite sociale, je préférais les chemins buissonniers, m’enivrer des vers de Verlaine, de Rimbaud, de Baudelaire. Avec mes ami-e-s, nous avions créé une revue de poésie : « L’infini ». Nous espérions un autre monde en ce printemps 1985…

Trente-cinq ans plus tard, ce printemps 2020, le vin était amer. Les gouttes de la mélancolie automnale accompagnaient mes heures à la recherche d’une rime…

« Les sanglots longs*

Des violons… »

Du printemps

«..Blessent mon cœur

D’une langueur

Monotone.

Tout suffocant

Et blême, quand

Sonne l’heure,

Je me souviens

Des jours anciens

Et je pleure ;

Et je m’en vais… »

Et je m’en vais

Au vent meilleur

Qui m’emporte

Deça, delà,

Au-delà des grilles d’un lycée,

Seul et désert,

Tel un colibri

Éteindre l’incendie géant

De la Vie…

 

Buissonnier (Le Petit La Rousse de Poche) : Faire l’école buissonnière : se promener, au lieu d’aller en classe.

Buissonnier (Le Petit Rousse de Poche) : Découvrir la Vie : apprendre à l’aimer, au lieu de l’ignorer.

J’apprenais, chaque matin, qu’un être intime, une amie, un ami me lisait, partageait mes mots au-delà du monde, et les oiseaux chantaient, et le ciel bleu et les fleurs riaient sur le bord de ma fenêtre. Quatorze jours pour penser l’autre monde, un nouveau lycée sur les chemins buissonniers de la liberté…

*Verlaine « Chanson d’automne »

 Thierry Rousse, Nantes, lundi 27 avril 2020.

19ème récit, J- 14 de ConfiNez

L’âne du dimanche

 

Dimanche 26 avril 2020, Nantes, J-15.

Ce dimanche, J-15, je me déconnectais pour un temps de l’actualité, de ses chiffres et réseaux sociaux qui multipliaient leurs défis, m’octroyant une journée de relâche. J’avais décidé, en cette parenthèse dominicale, de me rendre au-delà du port de la Morinière, jusqu’aux prairies verdoyantes. Je n’étais pas le seul, une famille me devançait. Ce chemin était-il autorisé ? Aucune pancarte ne semblait en interdire l’accès. Le soleil cognait généreusement. J’étais sur l’autre rive, longeant la Sèvre. La rive sauvage et humide. J’ignorais où ce parcours me mènerait. Mille pas à travers le ciel. Je me retrouvais à un carrefour : à gauche, la forêt équatoriale, à droite, la famille qui me devançait et venait de s’arrêter devant un enclos. Qu’observaient-ils ? Je ne voyais rien. J’attendais qu’ils poursuivent leur parcours pour m’approcher doucement de l’enclos secret. Je respectais sagement la distance imposée. Un bois sombre, rien qu’un bois sombre, soudain, je le vis. Un âne. L’âne au fond du bois. J’espérais un regard. Viendrait-il, l’âne, l’âne du fond du bois ? Je n’avais point en mes poches de carotte pour l’attirer, qu’un Smartphone apprivoisé. Je ne connaissais guère le langage des ânes. Je patientais religieusement derrière l’enclos. L’âne se retourna et sans hésiter se dirigeait d’un trot assuré vers moi, traçant une belle ligne droite. L’âne semblait ignorait la distance imposée. Il était à un bras de mon corps, je le caressais. Je me sentais en paix, en paix avec cet âne, à l’orée de son bois. Une rencontre inattendue en cette pause dominicale où je me demandais ce que je pourrais bien écrire à ma famille et mes amis ce soir. Ma tête était vide, je l’avais posée dans l’herbe humide, le temps d’un échange fort instructif entre cet âne et mon esprit. Après ce dialogue sentimental, l’âne repartit au fond de son bois, et moi, vers ma tribu civilisée, le port de la Morinière, le pont de Sèvre, les ronds-points, les trottoirs, les passages piétons, les stops, les sens interdits… Les rues, dans ce monde, appartenaient aux automobilistes..

Ce dimanche après-midi, je savourais le temps qui s’étirait, un temps à l’infini, un soleil qui avait décidé de briller et nous appelait à une autre vie. Je téléphonais à mon Papa. Je finissais de lire « Petit éloge de la douceur » de Stéphane Audeguy. Je m’attendais à des mots doux. Je découvrais, page après page, des réflexions érudites, incompréhensibles à mon esprit, une succession de mots égrenés de A à Z, de l’« Age des bonbons » à « Wall (Jeff) » , qui me laissaient avide de simplicité. Je songeais à cet âne et recherchais parmi tous mes petits carnets ces notes griffonnées d’un merveilleux livre que j’avais lu, il y a un an : « Le rythme de l’âne » de Mélanie Delloye.

« Avec un tel animal, on ne vise pas l’exploit, du moins pas le record de vitesse »*

L’âne allait tranquillement mais sûrement jusqu’au bout de son chemin. Endurant, il passait partout, là où les voitures, les charrettes ne pouvaient point passer. Fort, il portait jusqu’au tiers de son poids. Il s’accommodait de ce qu’il trouvait au passage, herbes, feuilles d’arbres, chardons… Sous un soleil de plomb, dans les champs, il tirait l’araire du pauvre paysan. En toute circonstance, l’âne prenait le temps d’observer avant d’agir. Il n’était pas du genre à s’agiter bêtement et à obéir à des ordres stupides. Il savait choisir la bonne direction, peu importe si l’itinéraire était plus long. L’âne économisait ses forces. De ses larges oreilles, il savait écouter le monde, lui parler et l’aimer. L’âne ne jugeait point. Il connaissait notre humeur et devinait nos attentes. Une oreille pointée, l’autre basse, il s’étonnait. Toute sa présence était langage.

« Marcher avec un âne, pour un jour, pour un an, retrouver à ses côtés le paradis perdu comme un voyage en enfance… »*

Cet âne rencontré donnait le rythme à mon dimanche, et, peut-être bien plus, un sens à ma vie… Je me souvenais de cette expérience professionnelle, il y a six ans. Je travaillais auprès de personnes polyhandicapées dans un foyer médicalisé. Chaque journée était rythmée par des scores. « -Combien as-tu fait de toilettes ce matin ? – Moi,  7 – Et toi ? – 9. – Moi, j’en ai fait 12 et j’ai fini 12 minutes avant vous », c’était ce genre de discussions que j’entendais chaque jour. Au milieu de cette équipe de sportifs de haut niveau, je portais le bonnet d’âne. « 4 ou 5 toilettes », je prenais le temps de parler, regarder chaque personne. Ce n’était pas, apparemment, ce qu’on me demandait, du moins, ce n’était pas la priorité. C’était quoi la priorité ? « Le jour d’après  ne serait pas comme le jour d’avant ». Sans doute, il faudrait travailler encore plus vite pour rattraper le retard d’une économie au ralenti. Je n’avais rien compris au monde du Grand Chef et j’étais fier de porter le bonnet d’âne. De l’âne paisible et des Hommes pressés, où se situait l’humanité ?

Ane (Le Petit Larousse de Poche) : 1-Mammifère de la famille des équidés, plus petit que le cheval et à longues oreilles. 2- Homme ignorant, entêté.

Ane (Le Petit Rousse de Poche) : Eternel philosophe.

« Le jour d’après » serait celui qu’on vivrait, sur les pas de notre Ami l’âne, notre ultime guide vers la douceur de vivre…

Thierry Rousse, Nantes, Dimanche 26 avril 2020.

18ème récit, J- 15 de ConfiNez

*« Le rythme de l’âne » de Mélanie Delloye, Editeur Transboréal, collection « petite philosophie du voyage »

Voyage de l’autre côté du pont

J-16. Vue dans ce sens, la chose était plus ambitieuse. Le temps se rétrécissait. Mes quarante jours dans le désert étaient révolus. Je préparais activement la sortie de mon ermitage. Où irais-je ? En cette fin de journée d’un samedi estival ? Je m’autorisais à une courte promenade autour de chez moi. Une des deux filles et ses cinq gars étaient revenus dans l’impasse, avec les bières, les palets nantais, la joie, et de délicieuses odeurs d’une cuisine qui se préparait. Au bout des allées, les enfants jouaient avec leurs parents. Les voisins se causaient. Une grande course était organisée autour d’un splendide pavillon : le petit garçon marchait devant sa maman courant devant son mari pédalant. L’enfant était rattrapé par sa maman qui était rattrapée par son mari et tout le monde riait. Le long d’un charmant sentier, une femme en robe d’été semait ses couleurs. Le confinement avait rapproché les cœurs dans un quartier en fête. La libération était pour bientôt. L’ouverture des  restaurants, on apprendrait la bonne nouvelle fin mai. Le Grand Chef parlerait. Des spectacles, on n’en parlait point. Reprendraient-ils, un jour, les spectacles ? Je m’imaginais, masqué, contant mes petites histoires de jardins aux poissons. Des bulles d’air. Pas un applaudissement. J’envisageais  de jouer Zorro, Fantomas, ou Spiderman. Mes études de métiers se poursuivaient : agriculteur biologique, aide à domicile, aide-soignant, animateur de la prévention des déchets… Les plages seraient propres cet été. Les vacances étaient reportées en septembre pour la saison des vendanges. Je retrouvais mes Guides du Routard enfouis sous une pile d’ « Humanité ». Je les dépoussiérais un à un : Maroc, Italie du Nord, Normandie, Pays de la Loire, Paris, Lorraine, Suisse, Midi-Pyrénées, Ardèche-Drôme tous les deux côte à côte, Banlieues de Paris, Paris de nouveau en plus vieux, Languedoc-Roussillon tout attachés, Espagne-Portugal même combat, Week-ends autour de Paris capitale du monde, Provence, Pays Basque (France-Espagne) deux pays à lui tout seul, Marseille et Raoul, Bretagne Nord les vrais Bretons, Italie du Sud les pauvres, Auvergne, Malte, Barcelone, Alpes, Corse, et tout ce qu’il me restait à découvrir, Berlin, Andalousie, Croatie, Norvège, Suède, Danemark, Colombie…  J’espérais travailler, « en mai, fais ce qu’il te plait ». De voyage, je me contentais d’un pont, le pont de Sèvre.

J’avais rejoint sa berge autorisée durant la matinée. Mille pas à vol d’oiseau. Mes pieds longeaient le quai Léon Sécher jusqu’au Port de la Morinière. Ma tête s’instruisait d’une époque oubliée. C’était au XIXème siècle. La Véro venait de sa cambrousse. Sur sa barque, se laissant glisser par le courant de la Sèvre, luttant contre la marée montante de la Loire, la Véro portait sa farine, son foin et son vin au port de Nantes. La Véro y avait trouvé logis jusqu’au jour où elle ne pouvait plus payer sa chambre mansardée. Monsieur Alphonse avait encore augmenté le loyer. Vivre dans les murs de Nantes devenait chose impossible. Alors, la Véro s’est retrouvée dans les faubourgs. Au Port de la Morinière, elle y pêchait ses poissons, quand, un matin, avec quelques planches, elle construisit une guinguette. Elle chantait et dansait si bien, la Véro, que les bourgeois de la ville affluaient, remontant la Sèvre sur leurs hirondelles à vapeur. Monsieur Alphonse s’y rendait tous les dimanches à la guinguette, il buvait, il jouait à la belotte et pinçait les fesses de la Véro. C’est qu’il en pinçait pour elle, Alphonse, La Véro ! L’avait-il reconnu ? « Embrasse-moi ! Embrasse-moi ! ». Jamais, elle n’a voulu, la Véro, embrasser sa moustache. Monsieur Alphonse était le plus malheureux des hommes. Il pouvait lui promettre tous les voyages du monde, à la Véro, la Véro, ce qu’elle aimait, c’était sa guinguette du Port de la Morinière, chanter et danser, amuser le peuple des ouvriers et des ouvrières, les moins que rien des faubourgs de l’amour. Monsieur Alphonse s’est enfoncé dans son chagrin, regrettant de ne pas être un moins que rien.

Voyage (Le Petit Larousse de Poche) : 1- Fait de se déplacer hors de sa région, de sa ville, ou de son pays : partir en voyage ; voyage d’affaires. 2- Trajet, allée et venue d’un lieu dans un autre : faire de nombreux voyages pour déménager une pièce. Les gens du voyage : les artistes de cirque. Voyage de noces : que l’on fait traditionnellement après le mariage. Voyage organisé : voyage en groupe organisé par une agence.

Voyage (Le Petit Rousse de Poche) : des pensées

Ce soir, j’avais pu parler à mon Papa au bout du fil. Dans sa chambre, toujours enfermé à l’Ehpad Beauséjour, entouré d’un personnel soignant si courageux, mon Papa écrivait pour nous des voyages…

 

Thierry Rousse, Nantes, Samedi 25 avril 2020.

17ème récit, J- 16 de ConfiNez

Quelques notes confinées

 

Jeudi 23 avril 2020, Nantes, 39ème jour de ConfiNez.

Une matinée tranquille, une matinée sourire. Elles me souriaient. Toutes. Presque toutes à la future Ferme du super, super, super, Super U.  J’ignorais pourquoi. Etais-je connu ? L’homme à la casquette blanche, aux bretelles et aux sandales. Etais-je connu, ou, était-ce pour ma tronche, qu’elles souriaient, les femmes qui me croisaient au détour d’une allée ? Etais-je connu, ou était-ce pour les tronches de clowns peints sur mon chariot que les femmes souriaient au détour d’une absence ? Etais-je connu, ou, était-ce pour cette phrase dessinée par une plume légère m’accompagnant , « J’ai décidé d’être heureux, c’est bon pour la santé » que les femmes souriaient au détour d’un nouveau monde ?  Je répondais poliment par un sourire et notais le prix de chaque produit que je glissais dans mon chariot. Ne pas dépasser 53 euros 85. C’était mon défi de la matinée. Les défis, il y en avait tous les jours sur Facebook. Le mien, c’était la Caisse d’Epargne qui me l’avait imposé en situation réelle. « Voici ton défi, petit homme de rien ! ». Étais-je connu de la Caisse d’Epargne ? L’écureuil, seul, me connaissait. Les chasseurs m’ignoraient. Les banques, les chefs, les caméras m’ignoraient. « Vous êtes connu ? Vous êtes connu ?». C’était cette question répétitive que les gens de la Culture me posaient quand je leur parlais de mes spectacles. Et, aussitôt après, ils croyaient bon ajouter : « On ne vous connaît pas ». Il fallait du temps, oui, du temps, oui,  pour se connaître, surtout quand on ne venait pas du même milieu que ces élites qui avaient clôturé les champs de l’imagination à quelques noms d’écoles et titres prestigieux. « Vous êtes connu ? ». Oui, j’étais connu d’un écureuil et de jolis sourires. Dans l’entrée de la future Ferme du Méga Super U, des dessins d’enfants étaient exposés : une maison, un arbre, une fleur. Je glissais sur le tapis roulant de mes pensées champêtres vers la sortie, tels des nuages se chevauchant, éblouissants de sourires. Un champ de liberté. La comédie appartenait à la cité, aux chœurs des oiseaux. Un jour, les élites tomberaient de leurs échelles et les arts vivants renaîtraient. Le déconfinement se préparait à vue de nez. « – Les cotons tiges, les charlottes, les lunettes, les blouses, Adjudant ! – Avec les masques, Grand Chef ! – Où sont les masques ? – Dans le bassin du Pouliguen, Grand Chef, vous m’aviez dit que je pouvais en faire des petits bateaux… – Je plaisantais, Adjudant ! C’est à cause de Raoul le Marseillais qui nous mène en bateau dans son port…– Comment ? – Rien. Débouchez-vous les oreilles, Adjudant, ça vaut mieux. Tenez, un coton-tige ! ». Etais-je prêt à me faire déboucher les oreilles par le Grand Chef ? Il me restait 89 métiers favoris à étudier. Aurais-je le temps ? Aide-cuisinier, crêpier, agent hospitalier, accompagnateur de voyages, fermier, troubadour… ?

Je tirais sa fermeture-éclair. Elle respirait. Si longtemps, je l’avais confinée. Je rêvais d’elle quand j’étais au collège, puis au lycée. Je rêvais de la prendre dans mes bras, m’amuser avec elle. Puis, un soir, vingt ans après, je l’ai vue dans la rue. La veille de la Fête de la Musique. A Fontainebleau. Un coup d’arc en ciel. Elle était seule. Seule et en solde sur le trottoir humide d’une ville royale. « C’est combien ? ». Elle n’avait pas de prix. Je l’ai prise par la main. Elle m’a aussitôt suivi. Elle était belle, douce, élégante. Je m’asseyais sur le bord de mon lit et la serrais fort contre moi. En posant mes doigts sur elle, très vite, je sentis ma douleur. Une question de temps. Le temps que ma chair se durcisse.  La corne des guitaristes. Je rêvais d’une mélodie et c’était une dure réalité qui s’imposait à mes rêves. Gratter ne suffisait point à trouver le bonheur d’une ballade. Il fallait apprendre les accords. Le rythme, on l’avait, ou, on ne l’avait pas, le rythme. Les cours particuliers étaient onéreux et ma corne ne venait point. Je renonçais à ma douleur et l’enfermais pour une période indéterminée au fond de sa housse. Aujourd’hui, ce vendredi 24 avril 2020, jour de la Saint-Fidèle, j’avais décidé de son déconfinement, sans en dire mot au Grand Chef.

Au même moment, pour la première fois, j’entendais sur les réseaux sociaux l’un de mes textes, que j’avais oublié, lu avec tant de douceur par un comédien talentueux. Jean-Luc me ravivait à l’aube de ce souvenir. « La solitude de Genève ». « Je peux accompagner tes mots de mes notes » me murmurait ma guitare. « Je trouverai l’air, t’en fais pas !  ». Respirer, et me lancer.  Je serais connu, je serais le Bob Dylan de mon quartier, et il n’y aurait plus d’élites pour me connaître. « Connais-toi toi-même » restait le plus beau des chemins.

Confiner (Le Petit Larousse de Poche) : Etre très proche de : cet acte confine à la folie. Tenir enfermé dans un espace étroit. Se confiner : 1- s’isoler, se retirer. 2 – Se limiter à : se confiner dans une activité

Confiner (Le Petit Rousse de Poche) : Tenir à l’abri un joyau qui aspire à la Vie

Quelques notes confinées,

quelques notes oubliées,

quelques notes retrouvées

au soir d’une ballade promise.

 

Thierry Rousse, Nantes, Jeudi 24 avril 2020.

16ème récit, 40ème Jour de ConfiNez

Aux bistrots des p’tits bonheurs

 

Jeudi 23 avril 2020, Nantes, 39ème jour de ConfiNez .

Le soleil pointait son nez à ma fenêtre, et semblait, de nouveau, s’installer sur un mois d’avril d’été. Le prix du baril chutait et c’était la panique à Dallas. Moins 37 dollars ! GR, pour les vieux qui l’ont connu comme moi, était vert.  Les Rois du Pétrole continuaient à extraire l’or noir, 88 millions de barils par jour. Les tankers étaient pleins. L’or noir se répandrait, un jour, dans les champs de maïs, aux alentours des raffineries. Des rivières bleutées coloreraient la mer. L’économie mondiale semblait définitivement à l’arrêt. « Enfin, moins de voitures, de camions sur les routes ! », les abeilles respiraient. « Coupe ton robinet, Mustafa ! – J’peux pas, GR, il est grippé ! ». Le robinet de Mustafa était grippé depuis que l’or noir coulait à flots et polluait le ciel. Bientôt, nous serions dans une bulle, confinés dans une sphère planétaire, mais les Rois du Pétrole et les GR s’en foutaient. Seul le cours du baril comptait ! L’économie mondiale reposait sur cet or noir qui tuerait, un beau matin, nos enfants d’asphyxie. Les scientifiques nous avait alerté, le réchauffement planétaire deviendrait irréversible, la courbe des victimes exponentielle. Ce Docteur de Wuhan avait alerté l’Ordre Mondial de la Santé. Il en était mort. Enfin, le Grand Chef chinois l’écoutait, il était bientôt trop tard. Le corps était raide. La pandémie s’était répandue. Covid-19, Or noir et « au revoir ! ».  Comme chaque matinée, je partais me promener. Une heure autorisée. J’avais délaissé Beautour, les vautours bleus tournaient trop autour de mes sandales, je ne pouvais plus faire un pas sans les voir. Je prenais l’autre direction : le bourg de Sèvre. J’aimais me perdre dans ses ruelles de pavés, ses maisons fleuries, encastrées les unes aux autres, un coin secret de Nantes, si coloré et paisible, un air de Provence dont je tairais l’emplacement pour ne pas attirer les vautours. Je souriais. Pour la première fois, au Bar-Tabac de Sèvre, je voyais « L’Humanité » ! « – Vous vendez « L’Humanité » ? – Ca m’arrive… », Me répondit le Buraliste qui ne portait ni masque, ni gants. Un intrépide, un baroudeur, un de ces gars qui ne se laissait pas déborder derrière son comptoir, le Buraliste de Sèvre. Ca lui arrivait de vendre « L’Humanité », au gré du livreur. Aujourd’hui était une journée d’ « Humanité ». L’humanité était imprévisible. Je regardais les vaches avant de rentrer. Je les avais retrouvées dans un autre pré au bord de la route, les Ecossaises. Les Nantaises, je ne les voyais plus. Les Ecossaises étaient plus robustes que les Nantaises. Le prix du baril avait chuté, et ma Caisse d’Epargne m’annonçait par Sms qu’il ne restait plus 53 euros 85 à 7h10 sur mon compte. Il avait fallu que je débourse 141 euros pour la carte grise d’une voiture qui restait confinée, bien rangée dans son garage. Les voitures, je les préférais en miniature, les voitures, prendre le train, réfléchir à demain, observer les fleurs défiler, lire, écrire, dormir… Pourtant, il fallait bien une voiture pour aller travailler. Tant de lignes de chemin de fer avait disparu de nos campagnes, des gares, abandonnées aux ronces, des chefs de gare délaissés à leurs déboires. A tout moment, un Chef de l’Emploi pouvait m’appeler pour une mission incertaine. Je devais me tenir prêt, « Garde à vous », posséder une voiture comme tout le monde, et polluer l’atmosphère. J’en étais rendu à mon 99ème métier favori. Ma liste était belle, de l’écrivain au crêpier, j’étudiais, en détails, chaque métier. Le 11 mai 2020, c’était bientôt trop tôt pour être libéré. «- Je peux avoir un sursis, Grand Chef ? – Voyez ça avec mon Adjudant, petit ! – Il est où, Grand Chef, votre Adjudant ? – Au Pouliguen, il joue aux petits bateaux dans un bassin ». Je ne comprenais rien, plus rien, plus rien à tout ce monde. Il fallait maintenant choisir : mourir du Covid-19 ou mourir du Tabac ? On vous soignerait du Tabac qui vous guérissait du Covid-19 afin que vous puissiez mourir du Covid-19 et non du Tabac.  C’était l’heure de rentrer. Je ne fumais pas de toute façon, et le Séquoia avait chassé de mes poumons  cet inconnu. Un papa jouait au ballon avec ses enfants sur la place d’Emma. Dans mon impasse, il n’y avait plus de fille, plus de gars, plus de palet nantais, plus de bière. Il n’y avait plus que moi qui rentrais dans le bistrot de mes souvenirs et de mes livres. Je songeais aux bistrots des p’tits bonheurs.

Je les aimais, ces bistrots des p’tits bonheurs, où, autour d’un p’tit jaune, on refaisait le monde à Nanterre avec mon Camarade Boris. J’en découvrirais bien d’autres à Nantes qui me tendaient leurs mains : le Live Bar où je venais écouter mon amie chanteuse Dandy Rock au cœur d’or, Djôrdj, « C’est pas du toc ! »; Le Café Rouge Mécanique, où Burny et ToTTi  se livraient à un étonnant « Strip-Tiz » devant la foule ébahie des Amuse-Gueule ; Le Temps des Copains où je m’enivrais des chansons de Bourvil magnifiquement interprétées par l’accordéoniste Marcovitch. Ah, ces bistrots aux p’tits bonheurs, il y en avait partout qui enchantaient mon cœur et mon ventre, de ces saucissons pendus qui me faisaient de l’œil, de cette belle Brune de Bouffay qui m’offrait sa coupe, à travers les rues, les places d’une ville si festive et si jeune, savourer une plancha au Coup du Lapin, fourrer mon nez au Coup Fourré, rêver de p’tits Lu au Lieu Unique, ramer à La Grande Barge où Laetitia Velma, de ses touches délicates, nous emportait sur son piano planant, caresser Le Chat Noir, l’ami fidèle du Collectif des Artistes pour le Climat, redemander de l’harissa à la jolie serveuse berbère du Couscoussier, trinquer avec Jacky à notre compagnie au Delirium Café, construire le monde de demain avec Le Colibri au Baroudour, combien de p’tits bistrots pour rire, danser, s’émerveiller, jouer, écouter, partager, se régaler, tailler une bavette, « Que deviens-tu l’Ami ? » ; rêver qu’un jour, avec Emma, au Chants d’Avril, j’irais manger. Des p’tits bistrots aux p’tits bonheurs, des verres, des épaules qui se cognaient, des pensées qui trinquaient, des mains qui s’enlaçaient, des yeux qui s’aimaient, des bouches qui se délectaient des saveurs d’Orient, Nantes, la ville de tous les ports, de toutes les mers, de la Bretagne à l’éléphant, Nantes et ses p’tits bonheurs, Nanterre et sa parade, Paname et son quartier Latin… Je me souvenais d’un autre bistrot, au cœur de La Goutte d’Or, la « Maison du Partage » de l’Armée du Salut, venaient y manger les solitaires de la vie, les pèlerins du trottoir, les perdus de l’amour, tantôt je les servais, tantôt je faisais la plonge, le verbe était haut, l’ambiance, chaleureuse. J’aimais ces p’tits bistrots du bonheur, de la promiscuité, remplis de vie, ces restaurants où on se sentait en famille, « Chez Ma », « Chez Gladines », de Dammarie-Les-Lys à la Butte aux Cailles, il n’y avait qu’un pas. Ces p’tits bonheurs n’attendaient que nous pour revivre. Avec tristesse, je compterais les places vides…

Bistrot (Le Petit Larousse de Poche) : Débit de boissons, de café

Bistrot (Le Petit Rousse de Poche) : Débit de demi-mots partagés

 

J’écoutais Idir, « Deux rives, un rêve », je trinquais, nez à nez, avec mon Clown ivre de souvenirs. Une brasserie à Paris avec mon frère Pascal, Delphine et Julie. Dernières escapades avant la guerre.

 

Thierry Rousse, Nantes, Jeudi 23 avril 2020.

15ème récit, 39ème Jour de ConfiNez