Chemins buissonniers d’un lycée confiné

 

Lundi 27 avril 2020,  Nantes, J-14.

Il avait bien plu en ce lundi 27 avril 2020 sur Nantes, un vrai temps de rentrée. Les vacanciers tiraient à leur fin. Les morts étaient au ciel. Demain, à 16 heures sonnantes, le Chef de l’Intérieur, les pieds sur Terre, lui, nous dirait tout et tout sur ce que nous avions toujours rêvé de savoir sans oser le demander, la victorieuse rentrée des classes ! Le Grand Chef avait missionné son Chef de l’Intérieur pour prendre le micro. En effet, lorsqu’il y avait des flèches à annoncer au petit peuple, le Grand Chef envoyait toujours son Chef de l’Intérieur pour cible. Si le discours du Chef de l’Intérieur plaisait au petit peuple, le Grand Chef déclamait: « C’est moi qui l’ai écrit ». Si le discours du Chef de l’Intérieur déplaisait au petit peuple, le Grand Chef reprenait le micro de son Chef de l’Intérieur et rassurait le petit peuple: « Je répudie sur le champ cet imbécile de Chef incompétent de l’Intérieur, et corrige de ce pas les fautes extérieures, Chers Compatriotes, vous pouvez compter sur… etc… ! ».  Le Grand Chef avait toujours raison. Il n’avait pas besoin de finir ses discours et de nous consulter, le Grand Chef, il devinait nos pensées… Discipliné, je continuais à étudier ma liste de métiers pour la victorieuse rentrée des classes, j’en étais au 36ème métier, « Commis de cuisine », après avoir épluché sous ce jour pluvieux : « Animateur de prévention Santé, Animateur du Commerce et de l’Artisanat, Animateur Enfance Jeunesse, Animateur Nature, Animateur Radio, Animateur touristique, Animateur socioculturel, Art-thérapeute, Assistant d’éducation, Assistant de soins en gérontologie, Barman, Bibliothécaire, Brancardier, Chef de projet humanitaire, Commerçant ambulant ». Qui voudrait de mes mots ambulants ? Il suffisait de traverser la rue pour trouver un métier, avait dit le Grand Chef. De l’autre côté de ma rue, il y avait un lycée. Un très grand lycée seul et désert. Etais-je prêt à sauter sa grille ? A écrire sur son tableau noir mes pensées ? Nous avions quatorze jours, quatorze jours pour penser un nouveau monde. Le Grand Chef nous laisserait-il parler ? Notre Grand Chef !

Quels souvenirs avais-je du lycée ? Il s’appelait le lycée Jacques Amyot, un long bloc de béton, une vaste cour de goudron et un petit coin d’herbe pour rompre notre ennui. A l’arrivée du printemps, des fleurs, des oiseaux et du ciel bleu, rester enfermé dans une classe, assis, bien rangé, les uns derrière les autres, était pour mes yeux, mes oreilles et mon âme, un vrai supplice. J’avais besoin de respirer, je n’y comprenais rien à toutes ces équations, toutes ces dissertations, toutes ces expérimentations. Mes plus beaux souvenirs, je les devais à notre professeur de sciences économiques et sociales. Il nous faisait classe sur l’herbe quand venaient les fleurs, les oiseaux et le ciel bleu. Nous étions en cercle à étudier les journaux, à les commenter, à développer notre esprit critique sur l’organisation de la société, comment tout ça faisait que tout ça ne tournait vraiment pas rond dans le monde… Faire classe sur l’herbe lui a valu un rappel à l’ordre, une sanction disciplinaire, à notre bien-aimé professeur de sciences économiques et sociales. Il devait appliquer le programme, mot à mot, comme c’était dicté par les Chefs, pour nous faire rentrer dans les cases bien-pensantes de la société. A 53 ans, je n’avais rien retenu de ces cases et tout compris de ce qu’était la vie : un cercle d’ami-e-s, d’échanges, de réflexion, de partage, de tendresse, de joie, d’amour. Libre, être libre, et créer. Des mots défendus. Apprendre, obéir et marcher, des mots promus au meilleur grade de la société. A la réussite sociale, je préférais les chemins buissonniers, m’enivrer des vers de Verlaine, de Rimbaud, de Baudelaire. Avec mes ami-e-s, nous avions créé une revue de poésie : « L’infini ». Nous espérions un autre monde en ce printemps 1985…

Trente-cinq ans plus tard, ce printemps 2020, le vin était amer. Les gouttes de la mélancolie automnale accompagnaient mes heures à la recherche d’une rime…

« Les sanglots longs*

Des violons… »

Du printemps

«..Blessent mon cœur

D’une langueur

Monotone.

Tout suffocant

Et blême, quand

Sonne l’heure,

Je me souviens

Des jours anciens

Et je pleure ;

Et je m’en vais… »

Et je m’en vais

Au vent meilleur

Qui m’emporte

Deça, delà,

Au-delà des grilles d’un lycée,

Seul et désert,

Tel un colibri

Éteindre l’incendie géant

De la Vie…

 

Buissonnier (Le Petit La Rousse de Poche) : Faire l’école buissonnière : se promener, au lieu d’aller en classe.

Buissonnier (Le Petit Rousse de Poche) : Découvrir la Vie : apprendre à l’aimer, au lieu de l’ignorer.

J’apprenais, chaque matin, qu’un être intime, une amie, un ami me lisait, partageait mes mots au-delà du monde, et les oiseaux chantaient, et le ciel bleu et les fleurs riaient sur le bord de ma fenêtre. Quatorze jours pour penser l’autre monde, un nouveau lycée sur les chemins buissonniers de la liberté…

*Verlaine « Chanson d’automne »

 Thierry Rousse, Nantes, lundi 27 avril 2020.

19ème récit, J- 14 de ConfiNez

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