Muguet

 

Vendredi 1er mai 2020, Nantes, J-10

Mai, nous étions au mois de Mai, le Premier Mai. Une page d’avril venait de se tourner. Je pensais à toutes les victimes de cette guerre. Je pensais à tous les proches de toutes ces victimes. Je pensais aux premières lignes qui avaient sauvé courageusement tant de vies au péril de leur propre vie. Certaines premières lignes étaient mortes au front. Je pensais à ce mot « guerre » que le Grand Chef avait employé. Je pensais à chaque heure de cette guerre depuis ce vendredi 13 mars 2020, soir où tout avait vraiment commencé pour moi. Je pensais à cette époque comme à une époque révolue. « La guerre est finie », je me disais. La pluie était fine, ce vendredi Premier Mai.  Je n’irais pas faire mes courses au Super U. Le Super U était fermé, ce qui m’arrangeait bien, car il ne me restait plus que quelques pièces dans mon cochon rose et il pleuvait toujours de fines gouttes régulières. Ce matin, je n’irais pas non plus cueillir le muguet. Ce matin, je n’irais pas non plus à mon balcon défiler avec les camarades rouges de colère. Je n’avais pas de balcon.  Ce matin n’était pas comme tous les matins du Premier Mai. Ce brin de muguet que j’aimais porter à mes proches  appartenait à l’époque ancienne. Ce matin, le brin de muguet m’était offert sur Messenger et Facebook. Ce matin, je me disais : « C’est mieux qu’il reste dans la terre, le muguet ». Laisser le muguet dans la terre et le contempler, le muguet, simplement, sans lui faire de mal, au muguet. « Penser, écrire un mot est déjà un cadeau, un cadeau quotidien, un muguet », je me disais.  J’écoutais la météo de la journée : Ciel orange, pluvieux sur Nantes. Je retournais sous ma couette blanche. Deux journaux m’attendaient : « Le Monde » et « L’Humanité ». Ce n’était pas tous les jours le Premier Mai !  Je disparaissais au fond de mes lectures. La Banque C.I.C. me rassurait : « Reconstruisons dans un monde qui bouge. Nous agissons sur le terrain, près de vous, maintenant ».  Mon cochon rose serait sauvé, la Banque C.I.C. le remplirait de petites pièces jaunes. J’apprenais la sobriété heureuse, jaune, jour après jour. Mon appétit avait diminué. Le jeûne avait ses vertus. Les pommes étaient nourrissantes. Seuls les Tabac-Presse et les Boulangeries pouvaient vendre du muguet. Une perte estimée à sept millions pour les Fleuristes. L’Homme s’était fabriqué ce marché pour exister. Cultiver les brins de muguet et les vendre, c’était : rémunérer des gens pour cueillir les brins de muguet ; permettre à d’autres gens d’acheter  les brins de muguet ; permettre à tous les gens d’être heureux d’offrir et de recevoir les brins de muguet. Je dépensais ce que je gagnais de mon travail, et, en dépensant mon argent, je créais des emplois. Ainsi, l’économie était censée assurer le bonheur de tous les gens.  Etions-nous heureux ? Qu’est-ce qui n’allait pas, Docteur ? Le marché du muguet était pourtant simple. Seuls les Tabacs-Presse et les Boulangeries pouvaient vendre en ce Premier Mai 2020 du muguet, pas les Fleuristes.  N’était-ce pas clair ? Un jour, les Boucheries vendraient des appareils Photo, et, les Librairies des poissons. Nos habitudes changeraient. « Le jour d’après » ne serait pas comme « le jour d’avant ». Il n’y avait plus de problème. Raoul l’avait dit : « La seconde vague, c’était de la science-fiction ! ». Il n’y avait plus rien à craindre de ce Coronavirus. Comme tous les virus, il montait puis il descendait, on ne savait pas pourquoi, mais il en était ainsi de la vie des virus. Le Covid-19 disparaîtrait comme il était apparu, aussi mystérieusement. Il n’était pas plus dangereux qu’un autre, pas plus mortel, un virus parmi d’autres. Il suffisait de tester et de soigner les malades… « – Vous êtes sûr de vous, Professeur ? – Je ne suis pas un devin. Je suis un chercheur. Les chercheurs cherchent et peuvent se tromper. Et alors ?  – Pourquoi vous avez les cheveux longs ? – Parce que mon Grand Père avait les cheveux longs ». Raoul avait les cheveux longs, était un chercheur, non un devin, un chercheur qui pouvait se tromper, et alors ? A quoi servait tout ce raffut des experts ? Le Grand Chef se voyait-il obligé de nous rassurer par une jolie carte rouge, orange et verte pour être réélu dans deux ans ? Avions-nous perdu la force des aventuriers, avions-nous oublié que vivre c’était risqué ? Les cheveux de Raoul étaient cools. Leurre ou réalité ? Je continuais l’étude des métiers : « … Editeur, Professeur des écoles, Professeur spécialisé, Journaliste, Professeur documentaliste, Psychologue hospitalier, Garde des espaces naturels protégés ».

Ma fleur s’était recroquevillée pour se protéger de la pluie. Mes bébés escargots escaladaient sa tige. Mes bambous tenaient le coup. A 21 heures, Philippe Torreton nous raconterait la troisième guerre mondiale sur BFMTV. A 20 heures 46,  je venais de trouver un nom à mon mouton qui protégeait, avec soin, mon espace naturel : « Muguet ». Muguet, ça lui allait bien, Muguet à mon mouton…

Muguet (Le Petit Larousse de Poche). 1- Liliacée à petites fleurs blanches d’une odeur douce. 2- Maladie des muqueuses due à un champignon.

Muguet (Le Petit Rousse de Poche) : Petit porte-bonheur dans ton cœur.

Et, alors ?

 

Thierry Rousse, Nantes,  vendredi 1er mai 2020.

23ème récit, J- 10 de ConfiNez

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *