Omicron, 69ème dose et cocotte solidaire

 

Ca picotait. Ca picotait sur le bout de mes doigts. Sensation de fourmillements désagréables. Comme une partie de moi-même qui se détachait de moi. Ruptures. Un mal incisif qui gagnait du terrain. Morcellement. Mon corps m’alertait. Je ne pouvais plus guère laisser glisser le bout de mes doigts sur l’écran de mon smartphone à consulter les vagues des actualités mondiales, tous les messages reçus par Sms, Mails, sur Messenger ou sur WhatsApp. Plus je persistais à toucher les touches tactiles de ma fenêtre, plus mes picotements s’intensifiaient et prenaient du temps à disparaître. Je me déclarais vaincu. Je désactivais la Wifi et les données mobiles, me déconnectais de la planète Internet, rassemblant les parties de mon corps encore vivantes. La douleur peu à peu s’apaisait. Je retrouvais une certaine unité, un être pacifié.

Plus je diminuais mon temps passé sur les réseaux sociaux, plus je pouvais me consacrer à la lecture et aux moments de la vraie vie, celle des rencontres physiques, comme ces repas les mercredi midi à la Cocotte Solidaire, ou, ces « ça me dit de la poésie ensemble ». Instants précieux. Je remerciais au fond ces picotements. En temps de guerre, nous nous cachions comme nous pouvions dans les derniers lieux où il faisait encore bon vivre.

Je savais pourtant qu’Omicron me regardait, m’épiait, m’écoutait, qu’un jour, il me dénoncerait, m’exilerait au fin fond des zones oubliées. Je ne serais plus qu’une page blanche, des mots effacés pour toujours. Micro, O, avait les crocs de ses ondes, ondes de micros dissimulés, cro-magnon gnon gnon, non, non, Omi n’était pas mon ami, Omi grognon, ogre de Micron, ordre nouveau d’une guerre intergalactique, 69ème dose de ces plaisirs interdits. Un corps parcouru de piqûres qui ne pouvait plus exister sans elles. Un corps qu’on avait transpercé, cloué sur des croix abandonnées. Un corps qui ne pouvait plus vivre par lui-même, un corps qu’on avait su rendre dépendant de la Haute Autorité Mondiale. Un corps, des corps déchus, délaissés. Regards croisés, perdus, enlacés de larmes. Etincelles d’espoirs au firmament de l’eau. Tourbillons. A la quête d’un bonheur que nous touchions du bout de nos coeurs. Ile de calligraphies d’amour. Danse, vertige d’un désir défendu. Vague de caresses à travers le monde. Cas contacts. Négatifs. Positifs. Mis à l’écart. En attente. Tentes d’exilés. Fuir. S’enfuir. Sans fuir. Vivre. Vivre encore et malgré tout.

Thierry Rousse

Nantes, mercredi 8 décembre 2021

« A la quête du bonheur »

De la campagne à la ville et vice-versa

 

Quelle était ma relation à la campagne ? Etait-elle une attirance, une sensation de délivrance, d’échappatoire ? Me sentir libre, libre de retrouver le goût de la terre, libre d’éprouver le plaisir d’être ensemble autour d’un bon feu de bois, la vraie vie ! Pouvais-je en déduire que « vivre en ville » était une fausse vie ? Existait-il une vraie vie et une fausse vie ? La face du miroir ?

Mon père était originaire de Franche-Comté. Il était précisément né à Lure. Atteri à Paris vers l’âge de vingt-cinq ans, grâce, ou, à cause d’une cousine lui vantant les charmes de la Capitale et d’un emploi intellectuel qui l’attendait. Ce qui lui valait le surnom de »gai luron ». Mon père faisait rire de ses pitreries et de son nez-rouge toute la belle-famille. Etrangement, la famille maternelle nous mettait à distance de la famille paternelle. Je n’ai jamais pu véritablement connaître mon grand-père paternel. Un vague souvenir, quand il allait mourir, au fond d’un hospice, une profonde campagne perdue dans le brouillard. Ancien cheminot. Quand à ma grand-mère paternelle, elle était décédée quand mon père avait vingt ans, d’une maladie inconnue. La belle famille ne me disait pas du bien de ces gens-là, ces gens de la Haute-Saône, ce département délaissé de la Franche-Comté. Les gens de la campagne étaient à leurs yeux des bouseux, des gens peu évolués, des arriérés, peu fréquentables, plus ou moins, tous, alcooliques.

Voilà ce qu’on me faisait croire durant mon enfance. La belle famille de Saint-Denis et l’oncle Jojo de Juvisy faisaient mon éducation, m’enfermaient dans leurs préjugés, leurs mépris. Il me fallut attendre l’adolescence pour ouvrir les yeux et me rebeller contre leurs croyances, contre tous ces reproches qu’ils pouvaient dire sur mon père et sa famille en son absence. Le plus drôle, enfin, si cela pouvait être drôle, était que ma belle famille, la famille du côté de ma mère, était originaire de l’Aisne, de la campagne donc elle aussi, celle un peu plus au nord. Cerise sur le gâteau, l’oncle Jojo achetait une vieille métairie dans le Loir-et-Cher. Après les dimanches à Saint-Denis chez Pépé et Mémé, venait le temps des week-end à la campagne chez l’oncle Jojo et des perpétuels embouteillages sur la route du retour vers la Ville-Lumière et ses gigantesques tentacules, une banlieue et sa Beauce qui rasaient les derniers bocages. La belle-famille parisienne était soudainement en mal de campagne et plantait son drapeau sur la terre des bouseux. Le potager, le bricolage étaient devenus à la mode comme aller chercher son lait à la ferme ou presser ses pommes Paris s’accaparait l’air des champs.

Entre ville et campagne, mon coeur était attiré, tantôt par l’une, tantôt pars l’autre. En ville, je pouvais me cultiver, voir des spectacles, rencontrer du monde. A la campagne, je pouvais cultiver la terre, voir les étoiles et entendre une multitude d’oiseaux, faire du vélo, rencontrer des gens simples, sincères, généreux. En ville, j’étais dépendant des autres pour vivre, pour me nourrir et me loger. A la campagne, je pouvais prendre ma vie en main, vivre pour me nourrir et me loger, et bien d’autres choses, encore.

Où étais-je le plus seul et le plus entouré, à la campagne, ou, à la ville ? Le plus heureux ? Epanoui ? Satisfait ? Equilibré ?

La question se posait en cette nuit, au milieu de mon coeur.

Thierry Rousse

Mercredi 1er décembre 2021

« A la quête du bonheur »

Origines

 

« Troisième dose d’injection expérimentale obligatoire. » La sentence était tombée. Glaciale, un mois avant l’hiver. Balle en plein coeur de nos âmes. Nous offrions nos bras à toutes sortes d’ expérimentations. Cibles dociles épuisées. Le dieu Accin était l’unique remède, nous ressassait César, pour enrayer l’Andémie et nous protéger d’une mort imminente. L’unique moyen de voir une tragédie dans un théâtre ou de contempler une Joconde mélancolique dans un musée, sur les bords de la Seine. César tout-puissant, du balcon de son palais, nous tenait sous ses griffes. Des conséquences de ces doses à répétition injectées dans nos veines comme les micro-thromboses, son fils, Paris, se gardait bien de nous en parler. Myocardies, douleurs thoraciques, arrêts cardiaques en plein vol. Pas un mot sur leurs origines. Silence. La dose ne pouvait être que bonne, divine protectrice, cuirasse contre les maux du vingt et unième siècle produits par les Hommes.

Mes origines, elles, commençaient à mon réveil. Je « défendais une agriculture durable en forêt amazonienne » en buvant mon café chaque matin. Les robots qui m’épiaient en prenaient note et m’ajoutaient à la liste des individus hautement dangereux aux yeux de César. Je participais à une coopérative familiale, à la valorisation du terroir, à des engrais organiques, à des méthodes de cultures agro-forestières, à un prix rémunérateur pour une organisation paysanne ayant un projet de développement et d’autonomisation. J’échappais aux plans pyramidaux d’une couronne. Ma belle échappée agaçait fort l’égo d’un empereur. Mon essuie-tout était fabriqué en Normandie, au fin fond du Cotentin. Rien de romain. Mon savon venait d’un peu plus loin, de la frontière turco-syrienne, fabriqué artisanalement avec l’aide des réfugiés, à partir d’huiles d’olives et de laurier. Un homme de 82 ans, en haut des montagnes du Taurus, chauffait les baies dans un gros chaudron.

Toute origine avait son histoire. Mon père était originaire de Franche-Comté. Je tenais de lui son accent, sans pour autant être né sur ses terres, entre les jolis cerisiers en fleurs et la cancoillotte qui s’écoulait délicieusement entre mes doigts. Parfois, l’on me prenait pour un étranger. Parfois, mon accent déplaisait à certaines oreilles. J’étais fier d’être pris pour un étranger. J’étais triste à chaque fois qu’on me rejetait. J’étais heureux à chaque fois qu’on m’accueillait. Venir de la Franche-Comté, des Andes péruviennes, de la Syrie, ou du Cotentin, venir de loin ou de moins loin, c’était déjà mieux que de venir de La Garenne Colombes, de ces bois des chasses gardées d’autrefois, d’une maison vétuste détruite pour y dresser les viriles tours de la Défense. Des tours pour défendre qui, défendre quoi ? Tours et détours.

Etre d’ici et d’ailleurs, plume qui échappait aux griffes d’un aigle démesuré.

Texte court aussitôt censuré. A l’intérieur, chercher une fissure, une lumière, et, tout recommencer depuis le début, nos origines. Les origines de la vie.

Thierry Rousse

Nantes, dimanche 28 novembre 2021

« A la quête du bonheur »

D’où venait ce que je mangeais et ce que j’étais ?

 

Etais-je un « hors sujet » ? Traiter de la nourriture au moment où l’on annonçait une cinquième vague ? Enfin, ce qu’ « on » disait. Où était ma planche pour surfer sur la mort ? Les cas contacts semblaient proliférer ces derniers jours. La menace des corbeaux noirs, de nouveau, planait sur nos crânes. La faute était portée cette fois-ci sur les bras lisses des non-vaccinés comme un tatouage du Mal. Des inconscients, des vilains moutons rebelles du Pouvoir ! Des êtres immatures. De « bien nous nourrir pour être en bonne santé », « on » n’en parlait point aux Cours de César ni de Versailles. « On » orientait ses sujets sur les discours à la mode. Précieux ridicules. Où était le jardinier ?

Bien nous nourrir ? Sujet tabou ? Qu’un vague souvenir ? Peut-être, le temps, lorsque j’étais un enfant, où j’allais avec ma maman au marché, main dans la main, ou à la petite épicerie du coin ? Très vite, ils étaient arrivés pour nous séparer, les supermarchés où nous trouvions de tout. C’était super ! Nous avions la chance de posséder le plus grand « Carrefour » d’Europe près de Melun, à Villiers-en-Bière. Vie mise en bière. Un « Carrefour » tout flamboyant où nous nous rendions dès lors tous les samedi après-midi avec la belle Opel bleu que mes parents venaient d’acquérir grâce à leur travail. Délaissés le marché, main dans la main, et la petite épicerie du coin. Le chariot et le coffre se remplissaient à ras bord. Mon plaisir était de m’arrêter aux rayons des livres et des disques Vinyle tout en mangeant des Rocher Suchard dans les allées pour retrouver, déjà, si loin, ma maman. Quand nous passions à la caisse, la boîte de Rocher Suchard était vide. Au-moins, elle était réglée. J’étais honnête. Ma maman ne pouvait pas me reprocher mon honnêteté. Ce qu’elle me reprochait était de dépenser tout mon argent de poche à acheter des livres et des disques Vinyle. Adolescent, je faisais la collection des album des Beatles, de Bob Dylan, de Renaud et de Bernard Lavilliers que j’écoutais le soir après le repas en lisant Jean-Paul Sartre ou Albert Camus. Certes, je devais mon argent de poche à mes parents. Je leur devais des comptes sur le choix de mes passions. Mon papa soutenait ma passion pour le théâtre. Ma maman me disait que je ne ferais jamais rien de bon dans la vie, que je n’étais qu’un doux rêveur dépensant à tort mon argent, qu’aucune femme ne voudrait de moi.

A l’âge de dix-huit, je prenais mon avenir en main. Après avoir décroché mon baccalauréat, j’étudiais la philosophie à l’université Panthéon-Sorbonne, tout en étant, du jeudi au dimanche, le veilleur de nuit d’un hôtel à Suresnes, puis l’agent de sécurité d’un laboratoire hautement sécurisé de l’Institut français des pétroles à Rueuil-Malmaison, puis l’agent de sécurité du siège social d’une banque à Evry, puis l’agent de sécurité d’une Tour à la Défense. Une Tour. Une défense. Des nuits blanches à écrire mes rêves. Je gagnais ma vie, mon argent de poche et ma liberté d’acheter ce que bon me semblait. Année 1990 : vint le temps du Service militaire. J’optais pour celui d’objecteur de conscience. Auprès une année à l’Armée du Salut auprès d’enfants en crèche dans un centre maternel de la Porte des Lilas, et une année au Secours Catholique de Melun auprès de personnes sans domicile, je parvenais à exercer un emploi qui me plaisait: éducateur spécialisé. J’emménageais dans mon premier appartement au milieu d’une cité, à Dammarie-Les-Lys, réputée pour ses rixes entre bandes rivales, ses voitures incendiées et son trafic de drogues. Feu d’artifices de joies, de larmes, et de vagues à l’âme. Cité dortoir de désespérances.

Les supermarchés s’étaient agrandis de galeries commerciales puis de zones commerciales. Les Super et les Hyper s’étaient multipliés de ronds points infinis. Les bocages avaient disparu. Tout horizon d’espoirs. Les villes nouvelles, champignons fades poussaient comme autant de poisons à retardement. J’avais le choix maintenant entre Carrefour, Auchan, Leclerc. J’alternais, tantôt l’un, tantôt l’autre. Je remplissais à ras bord mon caddy et le coffre de la belle voiture que je venais d’acheter à crédit. La vie était belle. J’étais un gros mangeur de viande, de charcuterie et de viennoiseries, et je buvais du coca-cola en regardant la télévision. Le petit écran me décevait jour après jour. Il me restait encore les livres et la musique pour m’évader. Vivre à travers les chansons ce que je ne désirais vivre, ce que je ne vivais pas. Je compensais dans la nourriture mes déceptions sentimentales. Je comblais ma solitude en dépensant tout ce que je pouvais dépenser. Faillite de mon âme. Perte de ma vie. Manger jusqu’à en avoir la « nausée ». La crise existentielle me guettait. A aucun instant, je ne m’étais posé la question de l’origine de ce que je mangeais, de ses bienfaits sur mon corps. A aucun instant, je n’avais songé aux animaux que je digérais ni aux kilomètres que parcouraient les produits que je consommais, ni aux hommes, ni aux femmes qui les produisaient, les transportaient, les vendaient. Des enfants, peut-être, aussi. Je m’interrogeais sur le sens de ma vie sans véritablement me poser la question de ce que je vivais. Je gagnais une majeure partie de ma vie à la perdre. Je travaillais pour gagner de l’argent que je dépensais. Mon esprit était piégé dans un cercle vicieux. Toujours la même rengaine. J’étais dépendant de cette société de consommation qui avait su, au fil du temps, me charmer et m’accrocher à ses griffes géantes.

Au coeur de ces vastes centres commerciaux, je trouvais mes Menus-plaisirs, restaurants, cinémas, brasseries. La vie était belle comme à la Cour, et, pourtant si vide, si pleine d’illusions.

Un billet de vingt euros perdu, envolé dans la cour d’une école. Feuille d’automne.

D’où venait ce que je mangeais ? D’où venait ce que j’étais ?

Thierry Rousse

Nantes, mercredi 24 novembre 2021

« A la quête du bonheur »

Les irrésistibles villages gaulois

 

Forcément, si les chiffres augmentaient, c’était à cause des non-vaccinés. C’était eux, eux, aujourd’hui, les gladiateurs dans la fosse aux lions que César et ses légions pointaient du doigt. Euh… Forcément, ce n’était surtout pas ceux qui détruisaient les forêts ni ceux qui menaient des recherches secrètes dans les laboratoires. Surtout pas. Forcément, c’était ces gaulois, ces insensés, ces rebelles qui étaient devenus l’ennemi que les gens sensés devaient combattre, exclure de la société. On avait bien crucifier ce Sage, Jésus, un être de vérité et d’amour. Forcément. Forcément, l’accès à la chambre de mon père à l’Ehpad m’était défendue. Forcément. Auparavant, je pouvais lui rendre visite en étant masqué ou derrière une vitre. Forcément, le masque et la vitre n’étaient plus suffisants. Forcément, il y avait les vaccins à présent. Forcément. Forcément, la seringue m’attendait et sa douce substance, inconnue. Je demandais qu’on puisse lui donner au-moins son téléphone. Forcément, son téléphone était toujours posé loin de lui si bien qu’il ne pouvait jamais l’attraper. J’appelais mon père dans le hall d’accueil. Mon père se trouvait à peine à vingt mètres de moi dans sa chambre. Vingt mètres qui nous séparaient l’un de l’autre. L’hôtesse d’accueil m’indiquait un salon à l’abri de tout regard où je pourrais poursuivre ma conversation téléphonique. Plus personne ne me voyait. Je pouvais pleurer loin du monde. Isolé de tout. Forcément, tout cela était dans la norme. Forcément, tout le monde ne faisait qu’obéir à César, forcément. Le mensonge était la vérité. Forcément.

Les chiffres nous gouvernaient. Enfin, certains chiffres qui arrangeaient bien César. Des victimes de la malnutrition ou du cancer, nul n’en parlait. Ce sujet n’intéressait guère César.

César n’était rien d’autre qu’un Ubu cynique et charmeur. César était notre bon Père de la Patrie, le protecteur, le sauveur qu’on vénérait. Enfin, qu’une majorité vénérait. Une minorité résistait encore par amour du vivant. Rien n’était plus naturel que les plantes. Qui croyait encore aux Sages ? Nombre de connaissances ancestrales nous avaient été cachées au cours de notre éducation, de notre conditionnement à cette société pensée par César. Forcément, le dentifrice, c’était dans une tube en plastique. Forcément, la mousse à raser, c’était dans une bombe, forcément, jusqu’au jour où je découvris que le dentifrice solide existait et que je pouvais me raser avec un savon et un rasoir jetable qui me durait des mois si j’en prenais soin en le passant aussitôt sous l’eau. Forcément, les tribuns de César m’avaient coupé de toute connaissance technique pour me rendre dépendant de leur marché économique. Forcément, ils ne m’avaient pas dit que c’était simple de me procurer de l’énergie grâce au soleil et au vent qui ne coûtaient rien, que je pouvais boire aisément l’eau du ciel, ou encore, que je pouvais construire moi-même ma maison à base d’éléments naturels peu coûteux. Forcément, cela n’entrait pas dans la logique de César. Forcément, cela ne rapportait rien dans ses caisses. Forcément, la cité de César n’avait rien de naturel, d’honnête et de pacifique. Forcément, ses jeux de cirque étaient cruels. Ses mensonges ne menaient qu’à des songes sanglants.

Il restait quelques îlots de réfractaires. Forcément, les légions obéissaient aux ordres de César pour les encercler, les appauvrir, les rendre impuissants. Forcément, il était de plus en plus ardu aux résistants de trouver une parcelle de terre et d’obtenir un permis de construire pour s’affranchir de la folie de ce pouvoir conquérant. Forcément, les gens qui aimaient la nature, la simplicité d’une vie heureuse représentaient une menace pour l’ordre établi. Forcément. Ces gaulois puisaient dans une plante leur pouvoir d’être en vie et de résister à leur oppresseur.

A quoi pouvait donc ressembler une vie simple et heureuse ? N’était-ce point une vie où j’assumais tout ce que je vivais, où je me sentais reconnaissant des êtres qui m’avaient aimé, où je me sentais heureux de les avoir aimé, une vie où nos instants de joie et de tendresse partagés restaient pour toujours gravés dans mon coeur comme autant de joyaux qui l’illuminaient et l’ouvraient au monde. Une vie parsemée de bougies où toute fausse note n’avait d’autre dessein que de m’élever vers la beauté d’une flamme. Rien qu’une flamme.

Mes forces, au soir, lentement diminuaient. Il me restait ça de la vie, cette force vraie, palpitante, d’un Amour infini.

Thierry Rousse

Nantes, jeudi 18 novembre 2021

« A la quête du bonheur »

De retour de vacance(s)

 

Je revenais d’une journée de vacances à Mesquer. Ces dernières années, j’avais diminué considérablement mes déplacements en voiture. Tant que je le pouvais, je me déplaçais à pied, en bus ou en train. Hélas, toute destination n’était pas accessible en bus ou en train. A pied, certaines destinations me demandaient un temps dont je ne disposais pas. Certes, j’aurais pu me limiter aux destinations qui m’étaient accessibles à pied, en bus ou en train. Pourquoi désirais-je aller plus loin ? Les destinations qui m’étaient inaccessibles m’attiraient comme autant de bouts du monde encore préservés de toute empreinte industrielle, comme autant d’espaces sauvages et de zones libres à défendre. Tout trajet motorisé pour rejoindre ces bouts du monde avait un coût, le coût de mon empreinte carbone. Ce coût s’ajoutait aux gaz à effet de serre du monde moderne qui étoufferaient d’ici cinquante ans ses nouveaux-nés. Les arbres et les océans faisaient tout leur possible pour absorber nos incohérences. J’étais aujourd’hui conscient de ma responsabilité d’adulte. Ma voiture était soudainement arrêtée par les bouchons à l’approche d’Atlantis, cet immense parking commercial de la métropole nantaise où se concentraient les enseignes répandues dans toutes les grandes villes du monde. Ralenti dans mon élan à l’embranchement du périphérique ouest, je réfléchissais à ma vie devant le pot d’échappement morbide d’un poids lourd.

Ralentir. Réduire encore davantage mes déplacements en voiture. Prendre le temps de marcher jusqu’à ces bouts du monde. Prendre le temps. Etre un poids léger transportant mes nuages. Comment pouvais-je prendre ce temps, le saisir au creux de mes mains, ce temps qui filait sans cesse entre mes doigts ? Entre mes heures de travail d’animateur dans les écoles auprès d’enfants, entre mes heures à vaquer à mon hygiène corporelle, mon ménage, mes courses, mes repas, mes rangements, les tris incessants de mes déchets qui s’amoncelaient, de moins en moins, heureusement, chaque jour, la gestion de mon budget et de toutes les obligations liées à ma vie en société, l’entretien de mon véhicule et de moi-même, ce corps qui me permettait de me mouvoir dans l’espace, quel temps me restait-il pour le reste ? Marcher jusqu’aux bouts du monde, jusqu’à ces bouts de rien, ces bouts de tout, ces bouts d’infinis plaisirs avec vous. Correspondre avec ma famille, mes amis, leur rendre visiter, partager de délectables moments. Lire, écrire, créer, écouter de la musique, regarder un bon film, aller voir un spectacle, rire, s’éblouir, marcher au bord de l’eau, marcher à l’abri des feuilles, sur un chemin sans véhicule, marcher, enfin, tout autour d’un lac. Ecouter le temps de vivre sans la menace d’un moteur surgissant au détour d’un virage. Prendre le temps de bâtir sa maison, de cultiver ses légumes et ses fruits, de préparer ses compotes et ses potages pour l’hiver, de coudre et rapiécer ses vêtements, de fabriquer son savon, son dentifrice, sa lessive. Prendre le temps avant que je fusse pris par le temps, définitivement, dans mon cercueil. La question du sens de mon existence se posait avec imminence, de retour d’une journée de vacances à Mesquer.

Le Roi Ubu tentait d’y répondre à ma place. J’avais choisi de ne plus l’écouter. Ses discours formatés de rentrées m’épuisaient. J’étais nostalgique d’un Abbé Pierre, de ces mots empreints de générosité, de justice, de fraternité, de vérité. Un homme qui incarnait, au-moins, ce qu’il disait. La membres de la Cour étaient devenus si pauvres d’esprit. Glasgow n’était pas gagné. Notre Roi ne jurait encore par la croissance, l’industrialisation et le pognon. Le nucléaire serait de retour comme un dernier éclair avant la longue nuit de l’humanité. Je répétais, durant son allocution, mon rôle de Béranger, avec mes camarades de théâtre. J’inventais une vie qui serait la nôtre. Nul besoin d’intimidation, de privations, de sanctions pour me convaincre que cette vie, injectée dans mes veines, serait bonne pour mon corps et mon âme. L’évidence allait de soi. Les Rhinocéros fonçaient tout droit pendant que d’autres ralentissaient et s’interrogeaient sur le coût d’une vie.

Flipette était revenue sur mes ondes. « Astérix en Corse » m’attendait. Tout allait bien, tout allait bien…

« Les scientifiques, relayés par les médias, ont coutume de nous annoncer un futur apocalyptique, mais ils envisagent de façon très exceptionnelle le meilleur de ce qui pourrait advenir. Or, comment pourrions-nous concrétiser un futur positif si nous ne l’avons pas conçu au préalable ? » (1)

Oui, ça me disait de la poésie ensemble.

Si le Grand Frère pouvait seulement s’enrichir de nos pensées…

Thierry Rousse

Nantes, mercredi 10 novembre 2021

« A la quête du bonheur »

(1) Luc Schuiten, architecte, in « Prendre soin de la vie, de soi, des autres et de la nature », édition J’ai Lu.

Vacance(s) au bout du monde

 

Il m’était aussi agréable de faire la grasse matinée. « Grasse » ou « grâce » ? Des deux, je préférais la grâce. Gagner du poids en dormant ne m’arrangeait guère, surtout à mon âge fort avancé. La « grâce » matinée, plus légère, plus divine, était la bienvenue surtout le dimanche ou pendant les vacances. Cette sensation si plaisante de me sentir délivré de toute obligation. Me lever à l’heure que je désirais. Me prélasser sous ma couette pendant que le monde s’agitait. Ne plus regarder l’heure sur mon smartphone. Enfermer ce petit robot au fond du tiroir de ma table de chevet, ou le repousser au loin, tout au bas de mon escalier de bois, ou encore, l’enfouir sous la pile de mes livres. Aucune sonnerie programmée. L’étendue infinie d’une liberté devant moi. Un luxe de roi. Me prendre pour un roi. Pour ce roi. Etre le maître du temps. De mon temps. Ma chambre mansardée était devenue un royaume protégé des bruits de la foule incessante, une tour d’ivoire où la couleur noire avait toute sa place. Royaume du silence où mes songes vagabondaient jusqu’aux cimes des arbres, jusqu’aux bordures des lacs, jusqu’aux barques qui s’enlaçaient, jusqu’aux feuilles qui virevoltaient. Mon corps avait pris sa revanche sur mon esprit. Il se lèverait à l’heure qu’il avait jugé bon pour lui. Mon esprit, cependant, en toute discrétion, cherchait à tâtons mon smartphone, effleurait son écran, jetait l’air de rien un oeil puis un deuxième. Dix heures. Quand même dix heures. Mon esprit s’entretenait avec mon corps. Tous deux étaient d’accord. Dix heures était un bon compromis.

Mon corps, d’une pirouette élégante, quitta son royaume pour rejoindre le monde. Mes premiers gestes de secours quotidiens. Allumer ma radio et faire chauffer l’eau. Une cuillère, une autre et une autre encore. Je ne savais, au fond, guère, quelle quantité de café, je devais déposer à la surface de cette eau bouillante, dans ce magnifique tube en verre. J’attendais patiemment mon heure jusqu’à ce que l’eau lâche prise. Plus aucune résistance. Je pressais, fébrile de boire mon café du Pérou équitable et solidaire. « Quelle était la différence entre l’Homme et l’animal ? ». Francine commençait fort la journée. Je la sentais s’impatienter. « Quelle est la différence entre l’Homme et l’animal ? « . Francine attendait de moi une réponse. Mon esprit, à dire vrai, était encore tout ramolli. « Quelle est la différence entre l’Homme et l’animal ? ». Un genre de diesel. Un genre de tracteur. Un esprit des champs de fleurs. Il fallait bien une heure à mon esprit avant de tracer sa route rectiligne. Je balbutiais quelque réponse sincère. Une réponse de mon coeur. « L’Homme avait réussi à mettre en péril le lieu même où il vivait ». « L’Homme ». Bon, il n’était pas question de la femme dans toute cette histoire. L’espèce humaine dans notre langue française se résumait à l’homme. Je comprenais mieux son déclin à la fin. Un long monologue d’ennuis. Après réflexion, je lui reconnaissais cependant quelques mérites, quelques bienfaits, quelques talents, comme « allumer la radio », ou, « faire chauffer l’eau ».

Je tirais les rideaux. Ciel bleu. Deux oiseaux. Peut-être, un couple amoureux ? Ou, deux amis ? Deux frères ? Deux soeurs ? Un frère et sa soeur ? Un père et son petit. Ou, sa mère. La mère et son petit. Ou, son petit et son grand-père ? Ou, … Enfin, au fond, je ne savais rien de ces oiseaux. Rien. Sédentaires ? Migrateurs ? Disparus de l’autre côté du mur. Pour aller où ? Pour se cacher, peut-être. Ou, pour jouer ? Jouer à cache-cache avec mes yeux. Les bambous déjà debout et toujours verts devant moi me souriaient. Quel temps avais-je perdu de ma vie ! Levé trop tard. Un temps si précieux. Perdu à jamais. Je m’en voulais. Et puis ? Sans cette « grâce » matinée, je n’aurais pas rêvé. J’avais rêvé que je jouais. Dans un château. Un magnifique costume dans un château. Souvenirs de jadis où je jouais Harpagon et le Malade Imaginaire dans les plus beaux châteaux de France. Epoque définitivement révolue ? Plus aucune date en vue. Une sorte de pause. Ou, plutôt de chantier sur les bords de la Loire. Trois spectacles dans leurs cales que je réparais, que j’embellissais, que je finissais ou que je commençais. Un jour, je reprendrais la route du saltimbanque. Une main m’accueillerait dans son château et le public serait ravi. Molière, aussi. J’y croyais. Encore et toujours à cette douceur angevine. Il me restait à consulter mon agenda. Ce n’était pas bien compliqué. J’avais, là, toujours quelque chose d’écrit, quelque chose à faire, un but à atteindre. Une case à cocher. Des choses que je désirais, d’autres qui s’imposaient à ma conscience. Nécessité d’une vie en société, ou me nourrir tout simplement. L’énième rendez-vous avec S.F.R. Une carte d’identité à refaire. Dernière ligne droite. Les empreintes à la mairie. Justifier de mon domicile pour obtenir mon nouveau permis de conduire. Scanner un document sans scanner. M’actualiser chez Polo. Accéder à mon bulletin de salaire enfermé dans un coffre-fort. Composer le code secret. Le chercher, le trouver. M’en souvenir. Ne jamais l’oublier. La vie en société n’était pas toujours de tout repos. « Vacances, qui m’avait dit ce mot, vacances ? « . Mon poste était vacant. Je quittais pour la journée cette société, endossant, gaiement, le rôle du vacancier. Direction la Gare de Nantes.

« Vivre chaque jour comme si c’était le dernier ». Pourrais-je m’y astreindre? N’avais-je pas déjà l’envie de me projeter à demain ? Miroiter un rêve ? Le bâtir ? Ou, simplement me rendre à Vannes ? « Vannes », pourquoi « Vannes » ? Pourquoi pas ? J’avais peine à me résoudre à cette idée, qu’aujourd’hui pourrait être mon dernier jour de vie. Je résistais comme l’eau bouillante à la pression du café noir. Lâcher-prise. Me dire qu’un autre pourrait prendre la suite de ma vie, prolonger ce que j’avais commencé sur cette Terre, telle une course de relais. C’était beau, une course de relais! Cette course que le professeur d’éducation physique nous apprenait quand nous étions sur les bancs du lycée. Elle représentait pour mes yeux la course vers la liberté. La victoire d’une équipe soudée, complémentaire, motivée. Une équipe qui s’aimait, s’encourageait, s’aidait. « Vous êtes dispersé, jeune homme ». La phrase me revenait. Déjà maintes fois entendue. Qui continuerait ma vie en y joignant la sienne ? De quelle vie aurais-je envie d’être le relai ? La vie de Gandhi. Que connaissais-je de sa vie ? Pas grand chose, sinon qu’elle avait marqué profondément ma vie quand j’avais seize ans. La vie de Gandhi. Et « Vannes » ? Un objectif pour vivre encore, juste, le lendemain. Je me renseignais. Vannes, c’était les vacances, partir, partir au loin ! Certes, Vannes n’était qu’à une heure trente de Nantes. Je prenais soin de mon empreinte de carbone sur la Terre. Le train, la solution. Longue file d’attente devant le guichet d’informations. L’agent de sécurité me désinfectait les mains. Il m’interrogeait sur les motifs de ma venue. Il me disait d’aller voir internet. « Où est-il ? ». Enfin, il constatait que j’appartenais à un autre monde et me remettait le précieux sésame. J’étais le numéro 14053. J’occupais mon temps à écrire une liste de noms, tout ce que j’avais vu sur l’allée du Commandant Charlot et qui se prolongeait sur le boulevard de Stalingrad: Brady’irish, le pub irlandais, La Loco Taverne, fruits de mer, les Fleurs du Malt, la Digue du Fût, bar à bières, l’Alsacien, bar à Flammenkueche, Chez Mamazette, vieux café au vieux store rouge délavé, Kebab, encore Kebak, épicerie de nuit, coiffeur à petits prix, hôtel de Bourgogne, hôtel de la Gare, hôtel Astoria, hôtel Ibis, hôtel Terminus, pharmacie, encore et encore Kebab, O Bistrot Quai, brasserie locavore, nouveau concept, boulangerie, coiffeur à grands prix, café des Plantes, sept jours sur sept, toujours ouvert. C’était mon tour. Une vitre nous séparait. « Que dites-vous ? ». Dialogues de sourds. « Approchez numéro 14053 ! ». J’entrais en zone interdite, de l’autre côté de la vitre où je risquais à tout instant ma vie. Tarifs, horaires, j’avais l’essentiel pour partir en vacances le lendemain, l’essentiel pour réaliser ma journée de vacancier à Vannes avant de prolonger la vie de Gandhi.

Je traversais le Jardin des Plantes. L’épicéa de Serbie me regardait de toute sa hauteur, cet arbre au « port élégant et colonnaire » qui n’osait ouvrir ses branches, timide arbre qui ne les dévoilait qu’à sa cime pour les oiseaux. Triste arbre de Serbie et de Bosnie « répertorié sur la liste rouge des arbres menacés ». Dernier arbre qui finirait ici sa vie. Les jardiniers, un peu plus haut, plantait des fleurs en automne. Peut-être, pour cet arbre ? Je prolongeais ma visite jusqu’à un chocolat chaud, rue Joffre. « – Qu’est-ce qui te ferait plaisir ? – Un chocolat chaud ». Le patron était devenu un ami, il me tutoyait. J’aimais être tutoyé. J’avais la sensation d’être encore un jeune homme parmi les vieux de mon âge. Je savourais ce chocolat chaud sur un tonneau en songeant aux livres que j’achèterais aujourd’hui à la librairie Coiffard. Le « Guide du Routard de Vannes », un livre de poésie au gré du hasard, et Gandhi, le livre de Gandhi. « Vannes » était proche de mes mains, près des récits de voyage qui me faisaient rêver. Kerguelen était bien trop loin. Pour la poésie, je pris le premier, celui qui était rangé au tout début sur l’étagère. C’était bien de commencer par le premier. « Aragon, Elsa ». Je ferais bientôt leur rencontre. « Gandhi », je ne le trouvais point. « Il est de l’autre côté, monsieur ». Je me rendais dans l’autre librairie Coiffard, de l’autre côté de la rue piétonne. Introuvable. Le rayon « Spiritualité » avait disparu. Je n’osais le réclamer. Je m’en allais, heureux. Je venais d’écrire un nouvel objectif pour mon après-demain: « Trouver le livre de Gandhi ». Autant de desseins qui me permettaient de prolonger ma vie.

Jeudi, le grand jour des vacances était arrivé. Levé de bonne heure pour une journée de bonheur. Pluie annoncée sur Vannes. Je renonçais à mon train. Ma voiture, généreuse, m’ouvrait sa porte pour me conduire vers un petit coin de paradis que j’ignorais encore. Mesquer, le bout du monde. Je regardais l’océan, ces îles, toutes ces îles de l’océan. Ces espaces infinis. La liberté. La liberté de tous ces oiseaux migrateurs. Au fond, c’était de ce souffle dont j’avais besoin, celle dont le Père Ubu me privait. Sa cour à l’Assemblée l’avait emporté cette nuit sur celle des Sénateurs. Son passe partout serait prolongé jusqu’à l’été. Père Ubu me suivait avec sa seringue dont j’ignorais le contenu. Courir. Respirer. Je respirais au bout du monde. Père Ubu avait perdu ma trace. Je volais au-dessus des îles. Vacance(s).

Thierry Rousse

Nantes, vendredi 5 novembre 2021

« A la quête du bonheur »

De Nantes à Glasgow

 

Il pleuvait sur Nantes, peut-être pleuvait-il sur Glasgow ? Mon esprit me réveillait tôt. Il faisait encore nuit. Cinq heures du matin. J’attendais un peu que le temps passe sous mon oreiller de plumes. Il passait, le temps, lentement, des perles de pluie murmuraient sur les tuiles du toit qui m’abritait. Je me sentais protégé. Mon esprit était bien réveillé, motivé à faire un tas de choses, il pressait mon corps à se lever. Celui-ci finissait par céder à ses avances matinales et descendait, pas à pas, l’escalier de bois. J’allumais la radio. Premier réflexe. La voix de Francine berçait le silence d’un jour encore endormi. Qu’il m’était agréable, parfois, de me lever avant toute cette agitation du monde ! Savourer l’instant d’une présence. La voix suave de Francine me parlait de Glasgow. Faisait-il beau ? Rien, pas un mot sur sa météo intérieure. Pleuvait-il dans le coeur de Glasgow et dans son coeur ? Les Rois s’étaient réunis sur la terre d’Ecosse pour décider de l’avenir de notre humanité. Ils rivalisaient de promesses, de coups de poings sur la table qui s’écroulait. Seraient-elles tenues ou oubliées, une fois de plus, leurs promesses des soirs d’ivresse et de brume ? L’urgence climatique s’invitait au banquet pour 2050. Premiers signes de Pompéi. J’aurais 84 ans si mon Ange gardien désirait m’accompagner jusque là, à l’aube d’une fin annoncée sur les landes du lendemain. « Il était encore temps » me glissait Francine dans le creux de l’oreille, « temps pour éviter le pire ». « Tu es gentille, ma Francine, comme si mon avenir était entre les mains de ces Rois ! ». Pouvaient-ils seulement laisser le paysan construire son habitat léger sur la terre qu’il avait achetée ? Etait-ce trop demander à leurs couronnes aux manteaux de velours brodés d’or ? J’irais bien à Glasgow avec mes sandales, nu comme François, rencontrer les vaches écossaises et m’entretenir avec elles de l’ignorance des Rois. Un pèlerinage sur l’île de William. En attendant, la pluie me tenait au chaud sous ses caresses, un toit entre nous, le toit de notre consentement mutuel. Sous ces « ploc-ploc », je m’abandonnais à mon labeur, café après thé pour rester éveillé, confiné chez Mémé Zanine, bribes d’une époque lointaine. Un an, déjà. Le monde avait-il vraiment changé ? J’écrivais mes actions pédagogiques, tout ce que je pouvais encore proposer à notre société. Longue journée de réflexion. Ma pluie était fidèle. Retour de Francine dans ma cuisine. Quelques nouvelles de Glasgow. Les Rois tournaient à la bière dans un vieux pub hanté. « Etre ou ne pas être, à toi de jouer, compair ! ». Ricard me rassurait. Non pas le vieux qui buvait, mais Matthieu pour les intimes.

« Le problème n’est pas le fait que les pensées surgissent constamment en notre esprit, mais ce qu’il advient de ces pensées: vont-elles proliférer et envahir notre esprit, ou allons-nous au contraire les laisser traverser notre esprit, comme un oiseau qui passe dans le ciel sans laisser de traces ? » (1)

Francine était partie sans laisser de traces comme un oiseau enchanté. Son silence remplissait ma nuit. « Il pleut » m’écrivait mon smartphone connecté à l’univers. « Ploc, ploc ». La pluie était restée. Je lui fis « toc-toc, c’est moi sous ton toit ! Veux-tu un parapluie pour t’abriter ? ». Fée Pluie riait aux larmes de mes bêtises: « Vous êtes bien dispersé, jeune homme ! » . Mes pensées ne faisaient que traverser sa vie. Couleraient des rivières, de vastes mers entre nos terres lointaines. Il pleuvait sur Nantes, peut-être pleuvrait-il des notes d’espérance sur Glasgow ?

Thierry Rousse,

Nantes, mardi 2 novembre 2021

« A la quête du bonheur »

(1) « Prendre soin de la vie », page 109, Matthieu Ricard, édition J’ai Lu.

Ceux qui sèment et s’aiment à l’heure de l’hiver

 

Bientôt 18 heures et déjà le ciel s’obscurcissait sur Nantes. Nous devions cet état de fait au changement d’heure. « L’heure d’hiver ». Je n’avais jamais rien compris à cette pendule fabriquée par des horlogers pour le bien de la Terre. Consommer moins d’énergie. A 18 heures, je devais déjà éclairer ma maison pour voir plus clair au fond de mes pensées. Une nouvelle fois, les lois énoncées ou cautionnées par le Roi Soleil me paraissaient absurdes. Ce Roi Soleil ne m’éclairait ni l’esprit ni ne me réchauffait le coeur. Je décidais de le destituer. A défaut de pouvoir lui confisquer son fauteuil royal, je le renommais « Père Ubu ». Au-moins, ce nom avait le don de me faire rire. Je l’imaginais assis sur son petit trône ridicule à se mirer le nez avec sa mirette. « Oui, votre nez est grand et intelligent, Père Ubu ! Nous sommes quand même dans un sacré tas de compost grâce à vous ! « . Les lois absurdes, le Père Ubu et ses pairs les collectionnaient et s’en glorifiaient. Un exemple parmi d’autres. Le paysan n’était pas libre de construire son habitat léger sur un terrain qui lui appartenait et qu’il entretenait à des fins de se nourrir, nourrir les siens et nourrir une partie des habitants. Un habitat léger pourtant en parfaite harmonie avec la nature. Le terrain qu’il avait acheté de ses propres deniers lui appartenait sans vraiment lui appartenir. Le Père Ubu grâce à ses lois absurdes en gardait le contrôle comme il gardait le contrôle de nos vies en nous soumettant à son passe partout. Les prétendants au trône des lois absurdes étaient nombreux. Quels chevaliers parmi eux étaient vraiment intègres ? Désiraient-ils véritablement nous servir ou tout simplement nous dominer ? Le chevalier Zenamour partait à la conquête de l’Hexagone. Son étendard et son glaive manquaient bien d’amour et de zénitude. Les zénith pourtant se remplissaient. Triste France, berceau de mon enfance ! Au détour d’une rue, ce samedi, après une manifestation contre le passe sanitaire, un trio de jazz manouche m’enchantait et me fit vite oublier le Père Ubu et toute sa cour. « L’autre rive » un peu plus loin en bas m’attendait. Deux livres sur une table de cette librairie s’offraient à mon regard. J’en fis mes nouveaux compagnons de chevet : « Prendre soin de la vie », « Aux arbres citoyens ». J’étais bien équipé pour traverser tout l’automne, la saison des nostalgies, le dernier adieu des feuilles à leur arbre qui les avait vu naître et grandir. Cycle de la vie. Vivre chaque jour comme le premier et le dernier jour de ma vie. Déjouer à cette heure les ruses de l’occupant. Tendre la main aux résistants. Les retrouver au fond d’un regard, ceux qui avaient connu l’exil. Les passeurs de l’amour. Je portais la croix jaune d’un soleil intérieur. Fip avait déséspérément quitté mes ondes. Je maudissais ces radios aux tubes et aux spots publicitaires criards qui l’avaient fait disparaître de mes soirées douillettes. Rejoindre la nuit, le sommeil et la douceur des grasses matinées étaient ma porte de sortie, mon répit à l’absurdité d’un royaume ubuesque. Au matin, je m’émerveillais d’un rayon de soleil, d’un escargot dormant sur ma vitre, d’une toile d’araignée étincelante. La nature était si belle et si tendre. Mon ultime soupir serait de l’embrasser de mes yeux, lui dire toute ma reconnaissance. J’étais né avec elle, Fée de toute beauté, Fée de Brocéliande. A ses côtés, les plans humains étaient parfois si laids et si grossiers.

« Mère Ubu: A ta place, ce cul, je voudrais l’installer sur un trône. Tu pourrais augmenter indéfiniment tes richesses, manger fort souvent de l’andouille et rouler carrosse par les rues ». (1)

Pouvais-je seulement m’extraire de cette société vulgaire ?

Marcher le long des rivières, à fond la forme, retrouver ma jeunesse ? Je trouverais bien là tout ce dont j’avais besoin pour parvenir à mon but. Il était temps de renouveler mon armure. Une paire de tennis imperméables. Deux jogging, l’un pour le sport, l’autre pour le théâtre. Des tee-shirts et des pulls qui ne prenaient point de place, chauds et doux comme l’indiquaient ces étiquettes de chez Des Cas T’Longs. Un nouveau sac à dos. Une montre. Le tout cousu en Chine, en Inde ou au Brésil. Des prix attractifs pour ma maigre bourse. Je me donnais bonne conscience. Ces chinois, ces indiens, ces brésiliens vivaient grâce à moi. Quel âge avaient-ils ? Combien étaient-ils payés ? Travaillaient-ils dans des conditions honorables ? Qui avait acheminé toutes ces marchandises ? Quel en était le coût énergétique ? Les conséquences pour la Terre? Combien d’hommes et de femmes vivaient du commerce international depuis la route de la Soie ou du Sel ? N’était-il pas plus sain d’apprendre avec ma mère, mon père, mes frères, mes soeurs à confectionner moi-même mes vêtements et souliers ? Où était le « jour d’après » promis par le Père Ubu ? De lui, je n’avais rien à attendre. Le seul changement viendrait de ma conscience, et, bien plus, de mon amour pour la vie.

Tous deux étaient heureux. Ils avaient construit leur maison, de paille, de terre et de bois. Creuser des marres pour recueillir l’eau du ciel. Planter des arbres pour se protéger du vent et attirer les oiseaux. Ils étaient heureux, tous deux. Ils semaient leurs désirs. L’amour leur rendait en abondance ce dont ils avaient besoin pour vivre. Je dégustais au soir d’un dimanche cette soupe chaude qu’ils nous offraient généreusement. Le temps s’était arrêté sur un sourire. La vie était là si merveilleuse et si simple. Les poules venaient nous saluer, parcourant librement les allées. Père Ubu n’avait rien à faire ici. Aucun trône ne l’y attendait. Aucune spéculation. Que le plaisir d’aimer. « Ceux qui s’aiment » étaient « ceux qui sèment ».

En ce premier novembre, je n’avais de fin pour rassasier ma faim que semer des graines de bonheur, un chant d’éternité. C’était mon premier jour. C’était mon dernier jour. Un souffle de vie. La sainteté d’un instant de grâce. Un cercle de mains s’unissait. Un oassis au milieu d’un désert.

« Cette douceur envers soi-même est l’ingrédient clé pour entretenir des relations plus amicales avec soi, ce qui ouvre à un rapport plus apaisé avec les autres et avec le monde ». (2)

La douceur d’une étoile.

Thierry Rousse

Nantes, Lundi 1er novembre 2021

« A la quête du bonheur ».

  1. « Ubu », Alfred Jarry, Gallimard

  2. « Prendre soin de la vie », chapitre 1, page 25, Caroline Lesire, Christophe André, Ilios Kotsou.

Un dimanche au bord de mer

 

Je les avais cherchés longtemps. J’allais par-ci, j’allais par-là. Rien à l’horizon qu’une foule déferlante, envahissant les longues rues piétonnes de Nantes. Difficilement, je me frayais un chemin parmi ces accrocs du shopping. Le soleil éclatant brûlait mes yeux. Chaleur et bruits épouvantables. La rumeur d’une ville étourdissante. Rien. Toujours rien. « Vous les avez vus ? » me demanda un vieux monsieur croisé au carrefour des tramways.  » – Non. – Ils sont de retour, paraît-il. Je n’ai vu qu’un car de police près de la gare. C’est un signe. Ils ne doivent pas être loin ». Pour l’heure, je n’en comptais aucun. Où étaient-ils ? J’étais en retard au rendez-vous. Très en retard. Ils étaient partis sans moi, disparus. A droite ? A gauche ? Devant ? Derrière ? Etaient-ils vraiment partis ? Etaient-ils vraiment là au rendez-vous ? Déçu, je m’apprêtais à rejoindre la Gare Maritime prendre mon bateau. Quand ils surgirent. Un gyrophare de police annonçant leur venue. Descendant la grande avenue. Je soupirais et souriais. Ils étaient là ! Non, pas les rhinocéros, mais une poignée de Gilets jaunes à la tête d’une troupe hétéroclite, entre drapeaux bleu blanc rouge, blouses blanches et croix de Jésus. Chacun portait ce qu’il pouvait pour dire son attachement à la liberté de choisir et au désir de savoir. Une minorité résistante parmi la masse des sujets consommateurs dépensant leur oseille récolté la semaine au dur labeur. Une minorité résistante qui réfléchissait encore à ce qu’on lui disait de faire. J’avais enfin retrouvé mon troupeau autour de la fontaine de la Place Royale. Je m’abreuvais de leurs chants d’espérance, de lutte et d’amour. J’entendais fredonner « Imagine » de John Lennon. Souvenir de ma jeunesse et de mes engagements pour la paix et la justice. Nous remontions la rue Crébillon, la rue des boutiques de luxe, ces costumes que je ne pouvais m’offrir. En étais-je plus malheureux ? Nous atteignons les marches de l’Opéra Graslin. Ses portes étaient bien fermées. Avant de nous disperser, un Gilet jaune criait au rassemblement. Une infirmière nous contait son enfer, renvoyée sans aucune indemnité pour avoir refusée d’être vaccinée. Qui prêtait attention au sort qu’on nous réservait? Les rhinocéros, massifs, fonçaient, tête baissée, sans regarder ni à gauche, ni à droite. Depuis des jours et des jours, j’étais privé de visites auprès de mon père à l’Ehpad, privé d’entrer dans un théâtre, un cinéma ou une bibliothèque. Coupé des êtres que je chérissais et de mes passions. Ma punition. Mon délit: refuser de recevoir l’injection d’un vaccin dont j’ignorais les conséquences sur mon corps. Depuis des jours et des jours, j’étais balloté entre des lois et des punitions absurdes, contradictoires, sans fondement. Je savais que mon Roi Soleil désirait me perdre, me tourmenter pour faire de moi ce qu’il désirait. Son sujet dévoué à sa cause, épuisé d’insomnies. Quand tout se mélangeait dans notre esprit, il nous restait à obéir bêtement. Ne plus penser. Ecouter le Roi. Le Roi avait toujours raison. Je connaissais ses ruses au Roi. Des ruses utilisées depuis des siècles et des siècles. Je regardais Jésus. Plutôt mourir sur une croix que céder à la folie d’un tyran.

Au soir, j’avais la joie d’être invité à un anniversaire. De nouvelles rencontres si plaisantes. Des voyageurs, ayant tout quitté, partis à travers le monde, passionnés de vraies rencontres, Inde, Maroc, Mauritanie, Tibet. Des artistes intègres ancrés dans l’essence même de leur art. Ecriture calligraphique, danse, vidéo, photographie… J’avais, cette nuit, tant appris et ri, goûté au sens de ce qu’on pouvait appeler une vie.

Mes pensées se promenaient le lendemain, entre les marais, les dunes et les cabanes des pêcheurs, un dimanche au bord de mer. Je hissais la voile de mes désirs. Cap sur la liberté. Gandhi me traçait un chemin, des lettres qui dansaient sur le sable.

Thierry Rousse

Nantes, Dimanche 24 octobre 2021

« A la quête du bonheur »