Vacance(s) au bout du monde

 

Il m’était aussi agréable de faire la grasse matinée. « Grasse » ou « grâce » ? Des deux, je préférais la grâce. Gagner du poids en dormant ne m’arrangeait guère, surtout à mon âge fort avancé. La « grâce » matinée, plus légère, plus divine, était la bienvenue surtout le dimanche ou pendant les vacances. Cette sensation si plaisante de me sentir délivré de toute obligation. Me lever à l’heure que je désirais. Me prélasser sous ma couette pendant que le monde s’agitait. Ne plus regarder l’heure sur mon smartphone. Enfermer ce petit robot au fond du tiroir de ma table de chevet, ou le repousser au loin, tout au bas de mon escalier de bois, ou encore, l’enfouir sous la pile de mes livres. Aucune sonnerie programmée. L’étendue infinie d’une liberté devant moi. Un luxe de roi. Me prendre pour un roi. Pour ce roi. Etre le maître du temps. De mon temps. Ma chambre mansardée était devenue un royaume protégé des bruits de la foule incessante, une tour d’ivoire où la couleur noire avait toute sa place. Royaume du silence où mes songes vagabondaient jusqu’aux cimes des arbres, jusqu’aux bordures des lacs, jusqu’aux barques qui s’enlaçaient, jusqu’aux feuilles qui virevoltaient. Mon corps avait pris sa revanche sur mon esprit. Il se lèverait à l’heure qu’il avait jugé bon pour lui. Mon esprit, cependant, en toute discrétion, cherchait à tâtons mon smartphone, effleurait son écran, jetait l’air de rien un oeil puis un deuxième. Dix heures. Quand même dix heures. Mon esprit s’entretenait avec mon corps. Tous deux étaient d’accord. Dix heures était un bon compromis.

Mon corps, d’une pirouette élégante, quitta son royaume pour rejoindre le monde. Mes premiers gestes de secours quotidiens. Allumer ma radio et faire chauffer l’eau. Une cuillère, une autre et une autre encore. Je ne savais, au fond, guère, quelle quantité de café, je devais déposer à la surface de cette eau bouillante, dans ce magnifique tube en verre. J’attendais patiemment mon heure jusqu’à ce que l’eau lâche prise. Plus aucune résistance. Je pressais, fébrile de boire mon café du Pérou équitable et solidaire. « Quelle était la différence entre l’Homme et l’animal ? ». Francine commençait fort la journée. Je la sentais s’impatienter. « Quelle est la différence entre l’Homme et l’animal ? « . Francine attendait de moi une réponse. Mon esprit, à dire vrai, était encore tout ramolli. « Quelle est la différence entre l’Homme et l’animal ? ». Un genre de diesel. Un genre de tracteur. Un esprit des champs de fleurs. Il fallait bien une heure à mon esprit avant de tracer sa route rectiligne. Je balbutiais quelque réponse sincère. Une réponse de mon coeur. « L’Homme avait réussi à mettre en péril le lieu même où il vivait ». « L’Homme ». Bon, il n’était pas question de la femme dans toute cette histoire. L’espèce humaine dans notre langue française se résumait à l’homme. Je comprenais mieux son déclin à la fin. Un long monologue d’ennuis. Après réflexion, je lui reconnaissais cependant quelques mérites, quelques bienfaits, quelques talents, comme « allumer la radio », ou, « faire chauffer l’eau ».

Je tirais les rideaux. Ciel bleu. Deux oiseaux. Peut-être, un couple amoureux ? Ou, deux amis ? Deux frères ? Deux soeurs ? Un frère et sa soeur ? Un père et son petit. Ou, sa mère. La mère et son petit. Ou, son petit et son grand-père ? Ou, … Enfin, au fond, je ne savais rien de ces oiseaux. Rien. Sédentaires ? Migrateurs ? Disparus de l’autre côté du mur. Pour aller où ? Pour se cacher, peut-être. Ou, pour jouer ? Jouer à cache-cache avec mes yeux. Les bambous déjà debout et toujours verts devant moi me souriaient. Quel temps avais-je perdu de ma vie ! Levé trop tard. Un temps si précieux. Perdu à jamais. Je m’en voulais. Et puis ? Sans cette « grâce » matinée, je n’aurais pas rêvé. J’avais rêvé que je jouais. Dans un château. Un magnifique costume dans un château. Souvenirs de jadis où je jouais Harpagon et le Malade Imaginaire dans les plus beaux châteaux de France. Epoque définitivement révolue ? Plus aucune date en vue. Une sorte de pause. Ou, plutôt de chantier sur les bords de la Loire. Trois spectacles dans leurs cales que je réparais, que j’embellissais, que je finissais ou que je commençais. Un jour, je reprendrais la route du saltimbanque. Une main m’accueillerait dans son château et le public serait ravi. Molière, aussi. J’y croyais. Encore et toujours à cette douceur angevine. Il me restait à consulter mon agenda. Ce n’était pas bien compliqué. J’avais, là, toujours quelque chose d’écrit, quelque chose à faire, un but à atteindre. Une case à cocher. Des choses que je désirais, d’autres qui s’imposaient à ma conscience. Nécessité d’une vie en société, ou me nourrir tout simplement. L’énième rendez-vous avec S.F.R. Une carte d’identité à refaire. Dernière ligne droite. Les empreintes à la mairie. Justifier de mon domicile pour obtenir mon nouveau permis de conduire. Scanner un document sans scanner. M’actualiser chez Polo. Accéder à mon bulletin de salaire enfermé dans un coffre-fort. Composer le code secret. Le chercher, le trouver. M’en souvenir. Ne jamais l’oublier. La vie en société n’était pas toujours de tout repos. « Vacances, qui m’avait dit ce mot, vacances ? « . Mon poste était vacant. Je quittais pour la journée cette société, endossant, gaiement, le rôle du vacancier. Direction la Gare de Nantes.

« Vivre chaque jour comme si c’était le dernier ». Pourrais-je m’y astreindre? N’avais-je pas déjà l’envie de me projeter à demain ? Miroiter un rêve ? Le bâtir ? Ou, simplement me rendre à Vannes ? « Vannes », pourquoi « Vannes » ? Pourquoi pas ? J’avais peine à me résoudre à cette idée, qu’aujourd’hui pourrait être mon dernier jour de vie. Je résistais comme l’eau bouillante à la pression du café noir. Lâcher-prise. Me dire qu’un autre pourrait prendre la suite de ma vie, prolonger ce que j’avais commencé sur cette Terre, telle une course de relais. C’était beau, une course de relais! Cette course que le professeur d’éducation physique nous apprenait quand nous étions sur les bancs du lycée. Elle représentait pour mes yeux la course vers la liberté. La victoire d’une équipe soudée, complémentaire, motivée. Une équipe qui s’aimait, s’encourageait, s’aidait. « Vous êtes dispersé, jeune homme ». La phrase me revenait. Déjà maintes fois entendue. Qui continuerait ma vie en y joignant la sienne ? De quelle vie aurais-je envie d’être le relai ? La vie de Gandhi. Que connaissais-je de sa vie ? Pas grand chose, sinon qu’elle avait marqué profondément ma vie quand j’avais seize ans. La vie de Gandhi. Et « Vannes » ? Un objectif pour vivre encore, juste, le lendemain. Je me renseignais. Vannes, c’était les vacances, partir, partir au loin ! Certes, Vannes n’était qu’à une heure trente de Nantes. Je prenais soin de mon empreinte de carbone sur la Terre. Le train, la solution. Longue file d’attente devant le guichet d’informations. L’agent de sécurité me désinfectait les mains. Il m’interrogeait sur les motifs de ma venue. Il me disait d’aller voir internet. « Où est-il ? ». Enfin, il constatait que j’appartenais à un autre monde et me remettait le précieux sésame. J’étais le numéro 14053. J’occupais mon temps à écrire une liste de noms, tout ce que j’avais vu sur l’allée du Commandant Charlot et qui se prolongeait sur le boulevard de Stalingrad: Brady’irish, le pub irlandais, La Loco Taverne, fruits de mer, les Fleurs du Malt, la Digue du Fût, bar à bières, l’Alsacien, bar à Flammenkueche, Chez Mamazette, vieux café au vieux store rouge délavé, Kebab, encore Kebak, épicerie de nuit, coiffeur à petits prix, hôtel de Bourgogne, hôtel de la Gare, hôtel Astoria, hôtel Ibis, hôtel Terminus, pharmacie, encore et encore Kebab, O Bistrot Quai, brasserie locavore, nouveau concept, boulangerie, coiffeur à grands prix, café des Plantes, sept jours sur sept, toujours ouvert. C’était mon tour. Une vitre nous séparait. « Que dites-vous ? ». Dialogues de sourds. « Approchez numéro 14053 ! ». J’entrais en zone interdite, de l’autre côté de la vitre où je risquais à tout instant ma vie. Tarifs, horaires, j’avais l’essentiel pour partir en vacances le lendemain, l’essentiel pour réaliser ma journée de vacancier à Vannes avant de prolonger la vie de Gandhi.

Je traversais le Jardin des Plantes. L’épicéa de Serbie me regardait de toute sa hauteur, cet arbre au « port élégant et colonnaire » qui n’osait ouvrir ses branches, timide arbre qui ne les dévoilait qu’à sa cime pour les oiseaux. Triste arbre de Serbie et de Bosnie « répertorié sur la liste rouge des arbres menacés ». Dernier arbre qui finirait ici sa vie. Les jardiniers, un peu plus haut, plantait des fleurs en automne. Peut-être, pour cet arbre ? Je prolongeais ma visite jusqu’à un chocolat chaud, rue Joffre. « – Qu’est-ce qui te ferait plaisir ? – Un chocolat chaud ». Le patron était devenu un ami, il me tutoyait. J’aimais être tutoyé. J’avais la sensation d’être encore un jeune homme parmi les vieux de mon âge. Je savourais ce chocolat chaud sur un tonneau en songeant aux livres que j’achèterais aujourd’hui à la librairie Coiffard. Le « Guide du Routard de Vannes », un livre de poésie au gré du hasard, et Gandhi, le livre de Gandhi. « Vannes » était proche de mes mains, près des récits de voyage qui me faisaient rêver. Kerguelen était bien trop loin. Pour la poésie, je pris le premier, celui qui était rangé au tout début sur l’étagère. C’était bien de commencer par le premier. « Aragon, Elsa ». Je ferais bientôt leur rencontre. « Gandhi », je ne le trouvais point. « Il est de l’autre côté, monsieur ». Je me rendais dans l’autre librairie Coiffard, de l’autre côté de la rue piétonne. Introuvable. Le rayon « Spiritualité » avait disparu. Je n’osais le réclamer. Je m’en allais, heureux. Je venais d’écrire un nouvel objectif pour mon après-demain: « Trouver le livre de Gandhi ». Autant de desseins qui me permettaient de prolonger ma vie.

Jeudi, le grand jour des vacances était arrivé. Levé de bonne heure pour une journée de bonheur. Pluie annoncée sur Vannes. Je renonçais à mon train. Ma voiture, généreuse, m’ouvrait sa porte pour me conduire vers un petit coin de paradis que j’ignorais encore. Mesquer, le bout du monde. Je regardais l’océan, ces îles, toutes ces îles de l’océan. Ces espaces infinis. La liberté. La liberté de tous ces oiseaux migrateurs. Au fond, c’était de ce souffle dont j’avais besoin, celle dont le Père Ubu me privait. Sa cour à l’Assemblée l’avait emporté cette nuit sur celle des Sénateurs. Son passe partout serait prolongé jusqu’à l’été. Père Ubu me suivait avec sa seringue dont j’ignorais le contenu. Courir. Respirer. Je respirais au bout du monde. Père Ubu avait perdu ma trace. Je volais au-dessus des îles. Vacance(s).

Thierry Rousse

Nantes, vendredi 5 novembre 2021

« A la quête du bonheur »

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