Un Bon Cadeau

 

Mercredi 22 avril 2020. Frère Soleil était revenu à Nantes. Mon corps s’étirait doucement de sa couette et tendait l’oreille aux « Grandes Figures du Jazz Manouche ». Les doigts des grands coeurs nomades se promenaient allègrement sur leurs cordes vibrantes. Mes oreilles se souvenaient de ces notes échangées, à l’ombre des feuilles de l’Île du Berceau,  Samois-Sur-Seine, ce bon vieux port, enjambant le pont des désirs. Hier, j’avais écouté sur BFMTV les annonces publicitaires. Pétula y avait mis sa plume. Ah, Pélula, comme j’aurais aimé qu’elle écrive pour mes doigts, Pétula ! La belle Pétula ! La Pétula, la Chargée de communication du Grand Chef, pour celles et ceux qui n’avaient pas lu les épisodes précédents, deux fois « Hou ! Hou !». « Nous faisons tout pour vous rapprocher » avait annoncé Orange, « tout pour vous offrir les meilleurs des réseaux ». J’étais chez SFR, galère. Le Chef Cinq Etoiles de la Restauration gastronomique prenait le micro, lui aussi. La « QuarantAime » consolait la quarantaine : « La France est à l’arrêt, le souvenir des sorties en famille ou entre amis semble déjà loin. Les moments de partage se vivent aujourd’hui derrière nos écrans. Et si cette première sortie se prévoyait aujourd’hui ? Avec #quarantAIME, anticipons le déconfinement en s’offrant ou en offrant aux gens que l’on aime un bon cadeau pour un dîner, un massage ou un week-end. #quarantAIME c’est distribuer un peu d’amour à ses proches et c’est soutenir les acteurs du tourisme et de la gastronomie qui ont besoin de nous plus que jamais pour faire face à cette situation unique ». Quelle bonne idée, il avait eu le Chef Cinq étoiles de la Restauration gastronomique ! Anticiper le déconfinement, offrir aux gens qu’on aimait un bon cadeau, un dîner, un massage, un week-end en amoureux, un portrait de famille, un spectacle, un livre, que savais-je, une promenade dans la nature, un baiser, un « je t’aime », tant pis pour ceux qu’on n’aimait pas, ils n’avaient qu’à nous aimer, les méchants. Je soutiendrais la Tour de Pise avec mon Bon Cadeau, un voyage à Venise. La Venise verte.  « Un tour de barque dans les marais poitevins en mangeant des mogettes », c’était mon Bon Cadeau. 250 lits de réanimation venaient d’être libérés. « Sortez de chez vous, les autres malades, montrez-vous, on vous attend pour vous soigner ! ». Les premières lignes ne chômaient pas, je les admirais et culpabilisais d’écouter à cette heure les Grandes Figures du Jazz Manouche. Elles méritaient une année de vacances, les premières lignes, les deuxièmes lignes aussi, et j’irais travailler, où, je ne savais pas encore, les festivals étaient annulés, mais j’irais travailler. J’étais passé au « Pass’Avenir ». J’avais vu, ce matin, ma formatrice à la télé, euh non, en vidéoconférence, je m’y perdais dans les écrans. Elle était belle, ma formatrice. Elle ne portait pas de masque, ma formatrice. La distance obligatoire était respectée, deux écrans d’ordinateurs entre nos yeux. La maîtresse nous expliquait les règles de ce nouveau jeu. Impatients, avides élèves, nous pénétrions dans le fabuleux labyrinthe du « Pass’Avenir ». J’explorais les traits de ma personnalité, ma famille d’intérêts, mes aptitudes, mes inaptitudes, mes profils professionnels, de face, de dos, d’en bas et d’en haut, mes conditions de travail, une mezzanine avec vue sur des bébés escargots et leur maman sur la vitre de ma fenêtre donnant sur une fleur donnant sur des bambous donnant sur un olivier donnant sur… le jardin dont je rêvais, le jardin de la maison dont, bientôt, je serais mis dehors. Dehors, éclairé par la Lune, je marcherais, je marcherais un pied derrière l’autre. Je ne pouvais toujours pas rendre visite à mon Papa. « Les masques, Adjudant ? – Lesquels, Grand Chef ? ». Duchesse Johanna de Nantes avait parlé. J’aimais quand elle parlait, notre Duchesse. Je plaisantais, car, au fond, je l’aimais, Johanna.  Elle parlait bien : « Mon objectif est que chaque Nantaise et chaque Nantais puisse bénéficier d’un masque lavable et réutilisable au moment du déconfinement ». De belles idées rayonnaient, et tout le monde s’activait à coudre des masques. La solidarité n’était pas qu’un vain mot sur le fronton de la République nantaise. Bientôt, j’achèterais une machine à coudre. « Liberté, égalité, solidarité ! ». Je savais ce que j’offrirais à mes amis pour Noël… « – Un masque, comme c’est original, il ne fallait pas, c’est trop gentil ! – C’est une bonne surprise, n’est-ce pas ? Tu es heureuse ? – Si tu savais !… ». Raoul de Marseille tenait un autre discours, Raoul, le  papa cool, le yéyé aux cheveux longs qui en avait, dans le panier, des idées ! « Raoul, tu tires ou tu pointes ? ». Raoul, on l’aimait bien, c’était devenu notre pote, Raoul, le mec intelligent de la Capitale bleue, de la bouillabaisse, des olives et du pastis, Raoul ! « Le virus est saisonnier ». Enfin, il y avait de grandes chances… La Libération était prévue le 11 mai 2020. « Les masques, Grand Chef, je les ai ! – Plus besoin, Adjudant, Raoul a parlé ! – J’en fais quoi, des masques, Grand Chef ? – Des petits bateaux, Adjudant ! ». Raoul était cool, grâce à lui, nous étions sauvés. Il ne restait plus que lui, le Papa Noël, confiné dans sa bulle. Un dicton disait : « Papa Noël confiné dans sa bulle, plus de cadeaux à Noël, c’est nul ! ».

Le Papa Noël confiné dans sa bulle, il y avait longtemps, que je l’avais acheté, le Papa Noël confiné dans sa bulle, c’était le cadeau que je m’étais offert pour le 24 décembre 2019, moi, le Papa Noël du Noël Magique de La Baule-Escoublac qui avait offert tant de sourires aux enfants, moi, le Papa Noël de l’océan, le plus gâté et gâteux des Papa Noël ! « – Tu es le vrai ? – Oui, je suis le vrai puisque tu me vois ! ». Le Papa Noël confiné dans sa bulle, l’autre, la miniature, avait rejoint mon Musée de Souvenirs, devant une jolie carte postale de Conques. « Conques, un jour, je t’emmènerai, Papa Noël ! Nous prendrons le chemin de Compostelle ! Nous sauterons les barbelés, sourirons aux taureaux, traverserons le Plateau des Mille vaches, laisserons les pâquerettes en paix, danserons un air écossais et glisserons sur Conques ! – Terminus, tout le monde descend ! ». Conques, le Moyen-Agé, niché au creux d’un vallon, au milieu d’arbres millénaires ! Conques, sa vallée de l’Ouche, ses toits de lauzes, son séchoir à châtaignes, sa porte de Fer donnant sur les prés pour le mendiant qui avait la clé ; Conques, ses fontaines en cascade désaltérant les pieds des pèlerins, lumineux d’ampoules ; Conques, son Four à pain, ses miches généreuses ; Conques, son Oratoire de la Capelette où se cacher pour une amourette ; Conques, sa Chapelle Saint-Roch, son Château d’Humières ; Conques, son Hostel Dadon des douleurs où l’on y entassait tout ce que le monde avait d’impotents et d’incurables ; Conques, son couvent de sœurs et son joyau impénétrable ; Conques, Trésor paré d’or, de pierres précieuses, de camées et d’intailles, on apprendrait au croyant, dans son Abbatiale Sainte-Foy,  à se déposséder de ses richesses, faire vœu de pauvreté ; Conques, tout ce que le Moyen-Age avait de sublime, je l’aimais pour sa rivière, ses forêts, ses toits de Lauze, ses fontaines et mes songes. J’y serais saltimbanque, boulanger, tailleur, drapier, cordonnier pour réparer mes sandales. Conques, je l’avais découvert avec une bande de pèlerins hirsutes, d’un autre temps. Nous étions partis, sans rien, que nos sandales et nos pieds, rêvant d’un autre monde. Conques, j’y étais revenu avec mon Frère Sébastien des Bagattelli, poète au grand cœur, qui donnait voix à la Cigale, au Corbeau et au Chat ! Du Haut du Moyen-Age, de l’autre côté des murailles, nous jouions Les Fables de La Fontaine pour les pèlerins exténués. Nos plus beaux spectateurs étaient ces enfants et ces êtres qu’on dit éclopés de la vie, les « handicapés ». Les sourires étaient nos récompenses, des éclats de lumière dans nos chapeaux troués pour laisser passer leurs soleils.

19h30, le Chef de la Santé allait parler sur BFMTV. La lèpre avait disparu de nos enceintes. Le solde était négatif. Je buvais des olives et mangeais un pastis en pensant à Raoul. Mes gestes de barrière devenaient automatiques. J’aimais mes Frères et mes Sœurs. L’Ecosse dansait dans mon cœur. J’avais un Bon Cadeau, quelques mots de ma main, des volutes de pensées entre nous.

Cadeau (Le Petit Larousse de Poche) : Objet offert pour faire plaisir ; présent.

Cadeau (Le Petit Rousse de Poche) : Ton sourire.

Ce soir, j’ouvrais mon Bon Cadeau, c’était Vous…

 

Thierry Rousse, Nantes, Mercredi 22 avril 2020.

14ème récit, 38ème Jour de ConfiNez

Un emploi pour demain ?

Mardi 21 avril 2020. Temps ni ensoleillé, ni pluvieux. Un drap de nuages pour me couvrir. 20 000 morts… La barre avait été atteinte, hier soir, en France. Qui croirait qu’on atteindrait cette barre le vendredi 13 mars 2020 ? Les vendredi 13 portaient malheur, disait-on. Je n’aimais pas la superstition, tous ces horoscopes, et celles et ceux qui nous prédisaient l’avenir. Nous étions sur un plateau, un plateau élevé certes, mais un plateau. C’était un Chef qui l’avait dit, je ne savais plus quel Chef, il y avait tellement de Chefs, ces temps-ci, qui prenaient le micro. Était-ce le Massif central ? Le Massif armoricain n’était plus bien haut. Je ne connaissais guère d’autres Massifs. Le Massif alpin ? Il manquait de rondeurs. Le Massif central correspondait bien à la situation actuelle. Y-avait-t-il des morts dans le Cantal, en Auvergne, dans l’Aveyron, en Corrèze ? Je l’ignorais. Il y avait eu de la neige en Corrèze ces derniers temps. Depuis, du Lilas, et des contes qui se racontaient. Je l’avais appris de source sûre, une amie correspondante en Corrèze. Non, pas de Fake News, un joli jardin, des arbres et la mélodie des notes de la vie sur les cordes d’une guitare. Les combats avaient principalement lieu dans l’Est, les Hauts de France, l’Ile de France et Marseille. A Nantes, j’étais épargné. Les Bretons défendaient leur terre. La Duchesse Anne veillait à ne pas laisser entrer l’ennemi dans sa forteresse. 20 000 morts, 20 000 lieux sous les mers. Il fallait positiver. Dire le nombre de rescapés, dire le nombre de vivants. « Ma maman est morte. – Oui, mon enfant, mais il y a 37 188 patients guéris ! – Ma maman est morte. – Oui, oui, mon enfant, mais il y a 37 189 patients guéris ! – Ma maman est morte… ». L’enfant pleurait, on n’entendait pas ses pleurs. 20 265 lieux sous les mers, à 18h24, ce mardi 21 avril 2020. Les gens avaient besoin de rire pour s’en sortir sans sortir. Chaque nuit, vers 3 heures du matin, mon cerveau me réveillait. Je pensais aux mortx. Ma minute de silence durait une heure, parfois deux, parfois trois. Je ne parvenais plus à trouver le sommeil, me retournant d’un côté et de l’autre de mon fil, et finissant, allongé sur le dos, les yeux au ciel, les mains croisées. Je pensais aux morts, je pensais à cet enfant, je pensais à sa maman, je pensais aux anges. Que pensaient les anges de toute cette tragédie ? Était-elle bien écrite ? Bien mise en scène ? Un chœur de 171 152 voix dans le ciel du monde s’élevait. J’écoutais ce requiem dans le silence de la nuit. Mozart avaient composé ces notes pour ces cœurs qui pleuraient, une mélodie pour l’enfant et sa maman séparés. Et les autres morts ? Le Chef de la Santé n’en parlait point, des autres morts. Avaient-elles disparu ? Plus de cancer, plus de Sida, plus de crise cardiaque, plus d’accident vasculo-cérébral, plus de grippe, plus de carambolage sur la route, plus de femme tuée sous la main folle de son époux ? Le Covid-19 avait supprimé toutes les autres morts pour s’attirer à lui les honneurs. A la Une, Pétula savait communiquer. Le ring nous offrait deux héros : Covid-19 et les Grands Chefs de l’Humanité qui s’affrontaient en final de la Coupe du Monde. « Le Monde », impossible de le trouver dans les trois Tabac-Presse de mon territoire de circulation autorisée. A croire qu’il avait disparu, le monde… Connaîtrais-je les résultats, les vrais, je veux dire, pas les officiels ? Mes récits seraient-ils bientôt censurés par la Cour Suprême de la Santé ? Il n’y avait plus de mort en Chine, plus aucune mort, les Chinois étaient devenus éternels et sauvaient un monde en péril. Des guerres, du chaos, des ruines, il y avait toujours à s’enrichir. Mes mots étaient décousus comme des éclats de bombes au milieu de mes phrases. Le Covid-19 atteignait maintenant mon cerveau. Il me fallait retrouver le lit au risque de vous perdre. Combien il y avait de morts chaque jour ? Combien d’insomnies chaque nuit ? Combien de voix pour les morts et les vivants ? Combien de larmes pour l’enfant et sa maman ?

« Quel est le comportement du virus dans l’eau de mer ? » s’interrogeait le Chef du Tourisme. « Le tourisme est notre priorité nationale » avait déclaré un des Chefs, je ne savais plus lequel, je m’y perdais dans les Chefs entre deux verres de blanc. « C’est le moment de redécouvrir notre France, son patrimoine ! ». Je redécouvrais le Requiem de Mozart. « Les joyaux du Patrimoine ! », renchérissait le Chef du Tourisme.  Une larme brillait dans le crépuscule de l’enfant. Une étoile. « Maman ! ». Il fallait penser au rebond du tourisme, demain, serait différent, on apprendrait à jouer aux cartes dans sa caravane. Nous penserions au repos de nos âmes et corps perdus. « La France doit demeurer sur la première place du Podium ». Le Chef du Tourisme avait bien parlé, nous étions sauvés, nous partirions en vacances cet été. Pour les mariages, il faudrait attendre d’ôter son masque. J’attendrais sagement Cendrillon. La patience était la délicatesse de l’Amour. Je buvais avec tendresse les larmes du ciel. Au coeur de la pensée positive, j’avais envie, cette fois-ci, de pleurer, mais les vagues ténébreuses ne venaient point. L’océan était calme comme le ciel, souffrant en silence, des mots tués, d’un devoir de sourire pour exister. Je ne me marierais point cette année. La planche sous le bras, la surfeuse attendait la seconde vague. « Les masques, les tests, les avions, Adjudant ? – Avec les « Tracking », Grand Chef ! – Nous sommes sauvés, Alléluia ! »- L’Assemblée du dimanche voterait pour les « Tracking ». Les « Tracking », un mot Viking pour désigner les applications 5G, points G ultimes des désirs technologiques, tout maîtriser de la vie. Une application à télécharger sur mon Smartphone, et je saurais tout de la femme que j’ai croisée, sa température, son origine, son domicile, son caractère, si elle préfère les coquillettes ou les spaghettis, si elle est plutôt béton ou herbes folles,  si elle est plutôt caniche ou vache écossaise, si elle est plutôt, contaminée, libertine, fidèle ou libre. Garantie assurée pour un mariage réussi ! Les Grands Chefs de l’Humanité étaient ingénieux. Ils concoctaient dans leur cuisine le monde de demain.

Je venais de recevoir aujourd’hui les résultats de mes tests Schein et Riasec, des tests scientifiques pour dire qui j’étais, quel emploi je ferais demain. Les résultats étaient bons, plutôt bons, plutôt… J’avais juste une note en dessous de  la moyenne : « réaliste ». Je n’étais pas réaliste. Je vivais sans doute dans une autre réalité. Laquelle ? Le Grand Chef me remettrait dans le droit chemin. « Tracking, le monde de demain ! La réalité virtuelle de tous les plaisirs ! ». Nous ne fréquenterions plus les gens contaminés, pris en charge par le B.S.U. (Brigade Sanitaire d’Urgence pour les lectrices et les lecteurs qui n’avaient suivi mes épisodes précédents. Hou ! ). Nous serions sains et heureux. Je savais que je ne pouvais pas entrer dans la case, mes rêves prenaient trop de place. Je me contenterais d’un arrosoir, je sèmerais des fleurs, le long des trottoirs, pour que l’enfant respire. Des fleurs pour les âmes envolées, un sourire pour les anges. L’enfant prendrait soin de son coquelicot chaque matin, chaque soir, chaque nuit en contemplant son étoile. Des Super U naîtraient des fermes, où sur son vélo, l’enfant viendrait chercher des carottes, des choux, des radis et du bonheur. Nantes serait la plus belle ville de toutes les villes, et toutes les villes de tous les pays du monde, jalouses, de la joie de ses habitants, sèmeraient à tour de mains du bonheur tout le temps. Discret, désertant la réalité, je serais le semeur de pétales, à sandales, parcourant les chemins d’une vie retrouvée avec mon enfant.

Emploi (Le petit Larousse de Poche) : 1- Usage qu’on fait d’une chose : l’emploi de son argent, de son temps. 2- Travail salarié, fonction, place : chercher, obtenir un emploi ; emploi lucratif. 3- Genre de rôle joué par un acteur : avoir la tête de l’emploi. Emploi du temps : distribution des occupations dans la journée, la semaine.

Emploi (Le petit Rousse de Poche) : Ce qui me relie à Toi.

Demain est aujourd’hui.

 

Thierry Rousse, Nantes, Mardi 21 avril 2020.

13ème récit, 37ème Jour de ConfiNez

Une fleur sur un mur

Lundi 20 avril 2020. Un soleil en larmes se levait sur Nantes. Le Chef de l’Intérieur avait parlé, ce dimanche, alors que je dansais les bras en l’air avec Emma, était-ce bien raisonnable, tout ça ? Je n’avais rien entendu, j’ignorais qu’il prendrait le micro, le Chef de l’Intérieur. «  Le micro ! Était-il bien amplifié, le micro? – Le micro, Adjudant ! » . C’était une surprise, le micro ? « Une bonne ? ». Le Chef de l’Intérieur aimait nous prendre par surprise. Un solo de près de deux heures. On savait. On savait tout, enfin. Le jour d’après ne serait pas comme le jour d’avant, décidément pas, on le savait déjà. Ce qu’on ne savait pas arriverait, le Chef de l’Intérieur l’avait dit. L’ennemi n’avait pas été vaincu. Un pacte d’occupation serait signé le 11 mai 2020. Dépistage rapide et massif. Toute personne reconnue, abritant chez elle, clandestinement, l’ennemi, serait arrêtée et aurait à choisir devant la Cour suprême son destin : retourner auprès de son épouse ou de son époux, de toute manière auprès de ses enfants et les contaminer, tous, tous ses enfants, ou, être mise à l’écart de la société, dans un hôtel particulier. « Isolement volontaire ». La journée, la victime jouerait aux échecs en attendant son score. Gagné ! Perdu ! Echec et mat. Elle reviendrait ou ne reviendrait pas de ses vacances prolongées sur la Côte d’usure, très mauvais jeu de mots, ce n’était pas drôle. L’enjeu était sérieux. Rien qui n’existait pour la soigner que la chance de survivre. Il faudrait apprendre à vivre avec l’ennemi, apprendre à lui sourire, à s’en faire un allié pour le conquérir. Port du masque obligatoire dans tous les transports. Un kit explicatif nous dirait tout sur la façon élégante d’enfiler son ustensile et d’appliquer les gestes barrières. Kung Fu Panda était démodé. Distanciation, sourcils froncés, « Toi, tu m’approches pas, tu baves pas sur mon ustensile, compris ? ». Les amants de Vérone attendraient pour se rouler une galoche, elle à son balcon, lui, dans son palace cinq étoiles. « Vous reprendrez bien un petit masque ?… Et, en dessert, une bouffée d’oxygène ? ». Lavage des mains toutes les dix minutes. Une peau lisse et transparente, si douce qu’il était défendu de la caresser. Les enfants voyous des cités iraient s’enfermer sous les bancs pour qu’on leur réapprenne à parler. Pendant ce temps utile à la Nation, le Pôle Sécurité enverrait leurs abrutis de parents trimer. « Fainéants, qu’avez-vous fait durant tout ce temps ? Allez coudre des masques contre l’ennemi qui vous guette ! ». Les chômeurs auraient bientôt les yeux ridés. Ils mangeraient leur poire avec des baguettes et tout irait bien. Deux années, peut-être, à vivre avec l’ennemi. Une bonne éducation pour le peuple français ! La France en Marche aurait rassemblé tous les Partis en un seul, plus besoin d’élection. Rien de tel qu’un retour à Versailles, le Roi Soleil protégerait ses sujets de l’Ennemi mondial numéro un. « Il y en aura un deuxième, Chef ? – Si vous n’êtes pas sage, Adjudant ! ».

Je prenais de l’avance en marche sur ce lundi pluvieux. Mes yeux se sentaient dorlotés. Mes mains apprenaient à vivre avec leur ennemi. Mon coeur choisissait son hôtel. Une pension familiale face à la mer, près du Croisic. J’aurais plein d’amis. « A qui le tour ?… Une partie de billard ? ». Mon corps se reposerait de ses mots déversés sur des carnets roses. Je le promènerais le long des rochers, mon corps. Il verrait les mouettes, les bulles de savon et les mâts des marins solitaires crier au milieu des vagues déferlantes : « Ho hé ! Ho hé ! –  Désolé les moussaillons, je suis confiné dans mon corps. – Vous avez fumé ? – Non, pris de l’oxygène à l’hôtel ! ». « Il faut que tu respires… » chantait, dans l’écume du temps, une sirène.

Je me souvenais d’un temps lointain. Un ciel bleu. Sur le chemin de Beautour, j’avais vu cette fleur sur un mur. Comment avait-elle pu pousser là ? De quoi se nourrissait-elle ? Où trouvait-elle la terre ? L’eau ? Drôle de position, la tête en bas… Elle devait se sentir bien seule, là, cette fleur sur ce mur. Elle cherchait à grandir. Pousser les parois de ce mur, peut-être ? Peine perdue, une caméra la surveillait nuit et jour. J’aurais aimé lui écrire des poèmes. J’avais perdu ma plume depuis 2013. Quand retrouverais-je les rimes, du séquoia grimperais-je à sa cime ? La nature se résumait en un mur, une fleur au milieu de ce mur. Les mots m’étaient comptés. Mes carnets roses se rétrécissaient. La fleur grandissait. Je pourrais un jour partager ses pétales, vous les offrir, vous, chacun des pavés de mon impasse, une nouvelle fleur, lasse du béton, naîtrait. L’Amie était là dans notre cœur, invisible, discrète, silencieuse comme un souffle d’air. « Tu renaîtras de l’écume de la mer ». Je cherchais un mât pour lui tendre mon amour. « Bois, l’Amie, l’eau est fraîche et pure. Je t’inventerai une terre légère, parfumée comme des grains de semoule. Du désert de ce mur, tu en seras Reine, Fleur de mon cœur, jardin clos de mon âme. Dans les fissures du mur, je glisserai mes mains pour te rejoindre. Tu es si belle, belle de courage à vouloir vivre ici, à persévérer dans ce que tu sais être le véritable jour d’après ». Je reposais mes mots. Je regardais une fleur sur un mur. Bientôt, on pourrait se rendre dans les Ehpad, regarder nos parents, regarder nos parents derrière des vitres, regarder, c’est tout… Le Chef de l’Intérieur l’avait dit : « On dit beaucoup de mots avec les yeux ». Le Chef de l’Intérieur devenait poète à ses heures perdues, Christophe, du ciel, lui avait insufflé ses mots bleus qu’on dit avec les yeux. Christophe, mort dans les tranchées du silence, un 17 avril 2020. 19 heures, l’heure du Chef de la Santé ! Le Chef de la Santé annoncerait sur BFMTV le nombre de morts, de cas déclarés, de cas sauvés, des Hôpitaux, des Ehpad… A la maison, à l’hôtel, on ne comptait pas. Existait-il un Chef de l’Extérieur ?

Mur (Le petit Larousse de Poche) : 1- Ouvrage de maçonnerie ou d’une autre matière pour enclore un espace, constituer les côtés ou les divisions d’un bâtiment, etc. 2 FIG. Ce qui constitue un obstacle : se heurter à un mur ; un mur d’incompréhension. FAM. Aller dans le mur : courir à l’échec, au désastre. Etre au pied du mur : face à ses responsabilités. FAM Faire le mur : sortir sans permission. Mur du son : ensemble de phénomènes aérodynamiques se produisant à la vitesse voisine du son. Murs : Limites d’une ville, d’un immeuble ; lieu circonscrit par ces limites.

Mur : (Le petit Rousse de Poche) : En sable pour les fleurs.

Le Chef de la Santé n’avait pas parlé, on ne comptait plus. Je venais de rendre mon test Schein, « Ancrages de carrière ». C’était à 19h30 qu’il parlait, maintenant, sur BFMTV, le Chef de la Santé. Il avait résumé son discours, le Chef de la Santé : « Vaccinez vos enfants ! ». J’écrivais en conclusion de mon test Schein « Ancrages de carrière » : « Dans les grandes lignes, je souhaite trouver un emploi ou des emplois qui me permettent de m’assurer une sécurité, une stabilité tout en m’épanouissant dans des activités au service des autres. Je ne souhaite pas être dirigeant. J’aime créer, tout en étant salarié d’une structure, et en faisant partie d’une équipe dans un esprit chaleureux, coopératif. A l’esprit de compétitivité, je préfère l’esprit de coopération ». Je décrochais l’ancre. Ma barque voguait sur les flots de mes pensées, j’avais une Amie, une fleur sur un mur, et, peut-être, demain, un emploi, peut-être…

Thierry Rousse, Nantes, Lundi 20 avril 2020.

12ème récit, 36ème Jour de ConfiNez

De nos retrouvailles, Emma…

Dimanche 19 avril 2020, Fête de la Sainte-Emma. L’été d’avril était fini. Il pleuvait sur Nantes. Pour combien de temps ? Combien de jours et de nuits, il pleuvrait sur Nantes ? Nul ne le savait. Personne ne savait rien du temps. Le temps était nouveau. Le Covid-19 était nouveau. Nous étions nouveaux. Les frontières étaient fermées. Personne ne savait quand elles ouvriraient, les frontières. Personne ne savait rien à rien. « J’ai perdu le clef, Chef ! ». Tout le monde cherchait la clé. Je dégivrais mon réfrigérateur. Je faisais le ménage, sous mon lit, dans les recoins, entre mon placard et le réfrigérateur, la poussière revenait toujours. Etrange poussière. Je ne la voyais jamais tomber, la poussière. D’où venait-elle, la poussière ? « La clé, Adjudant ! – Je la cherche, Chef ! ». Toujours. Toujours rien. Toujours rien à l’horizon. Les frontières étaient fermées pour de bon. Les bananes bio de la République dominicaine avaient creusé un tunnel sous l’océan atlantique pour venir jusqu’au super, super, super, super, Super U ! La Manche pouvait se rhabiller. Les frontières étaient toujours fermées et ma maison était propre. Emma venait aujourd’hui. Je l’avais invitée, Emma. C’était dimanche, Emma.

J’allumais un feu dans ma cheminée avec des boîtes de camembert et des bûches mouillées, ramassées cet hiver, qui avaient eu le temps, paisiblement, de sécher. Je dressais la jolie nappe provençale et ses champs de lavande. Ces champs de lavande avaient réuni un samedi 4 janvier 2020 les cigales de la légendaire troupe « Les Bigoudis dans l’Aspirine ». « Les Bigoudis dans l’Aspirine » avaient écumé tous les vignobles, toutes les caves, toutes les mers, toutes les scènes ouvertes d’un mètre sur un mètre, tous les pavés de la rue, tous les chapiteaux d’un ciel entier confiné, avec leurs accordéon, violoncelle, balles de jonglage, manches à balai et désirs de vivre.  Ils avaient pointé leur nez rouge au début de l’année, Az, Bubulle, Sanssoucis, Burny, ToTTi, d’illustres clowns inconnus des poncifs du Nez blanc. Pourtant, ils en possédaient, chacun, un, un nez, un bonnet. Dans les champs de lavande, ils rêvaient d’une guinguette ambulante pour transporter leurs rêves, ces clowns vagabonds perdus dans le monde, « c’est comment qu’on sort ? ». L’heure approchait et mon cœur palpitait, enfin le feu prenait. « La clé, Adjudant ! – Je la cherche, Chef ! ». Je la cherchais, elle était sur la porte, la clé. J’enfilais mes sabots et allais accueillir Emma au bout de mon impasse. D’habitude, deux filles et cinq gars jouaient dans l’impasse au palet nantais en buvant des bières. Les bouteilles vides s’accumulaient comme des tours de Pise. Leur jeune chien s’inventait un bowling extraordinaire. Mais, aujourd’hui, il pleuvait, et il n’y avait pas de palet, pas de chien, pas de fille, pas de gars ni de bière. Je me souvenais de mes vingt ans. A cette époque je pouvais boire de la bière sans être enceinte. C’était la belle époque, l’époque de la pétanque et de la « Kronembourg », un air du Luxembourg. « Hé, pourquoi il y a deux cochonnets, Marcelle ?… – Tu tires ou tu pointes, René ? ». Personne ne savait rien à rien, ici non plus, pourquoi il y avait deux cochets, s’il fallait tirer ou pointer, qu’importe, aujourd’hui, Emma venait. Je l’avais invitée, Emma. C’était dimanche, qu’importe s’il pleuvait, s’il y avait deux cochets, qu’on ne savait point s’il fallait tirer ou pointer, et par, où on sortirait. « La clé ? Elle est où la clé, Adjudant ? – Je la cherche, Chef ! ». Je l’avais, la clé, dans le creux de ma main.  Emma souriait. Sept ans que je ne l’avais pas vue, Emma. « Tu n’as pas changé, tu sais ? – Toi, non plus. Entre ! – Alors, c’est là où tu habites ? – Oui. – C’est joli, ces pierres, on se croirait en Provence… ». La nappe, je remerciais, la nappe. La nappe, les pierres et nous étions en Provence. Qu’importe la pluie de Nantes ! « Tu as fait un feu ? – Oui. – C’est gentil ! – Assieds-toi, Emma ! ». Emma me prenait dans ses bras, Emma me serrait si fort contre son cœur, je l’entendais chanter. Emma riait. « Tu es là, c’est bien toi ! – Toi aussi, sous mon toit, c’est bien toi ! ». Peu à peu, mes vers, certes, maladroits, confus, revenaient sur le bout de mes lèvres. « Un pastis ? … Glaçons lisses !». Comme d’habitude, les délicieuses olives vertes  bio de Grèce accompagnaient le traditionnel pastis de Marseille. Des braises ravivées nous réchauffaient le cœur. « Qu’as-tu fait pendant tout ce temps ? – J’ai pensé à toi. – Et, ça, c’est quoi ? – Des tas. Des tas de livres. Je les trie. Par catégorie – C’est intéressant… – Les romans, le théâtre, la psychologie, le conte, la poésie, les récits de vie, la philosophie, l’histoire, le patrimoine, les voyages… – Et, tu t’en sors ? – Euh… Les voyages, je ne sais pas où les ranger, les voyages, dans les romans, le théâtre, la psychologie, le conte, la poésie, les récits de vie, la philosophie, l’histoire, le patrimoine ? Je ne sais pas pour les voyages, quelle catégorie pour les voyages… – Les voyages n’ont peut-être pas de catégorie, les voyages,  ils sont partout, les voyages, dans les plus grands comme les plus petits espaces, les voyages, sans frontière,  invisibles aux yeux, les voyages. – Je n’y avais pas pensé, Emma. Tu n’as pas changé. Tu continues d’éclairer mon esprit comme une luciole infinie ». Le tri des livres par catégorie était un travail minutieux qui exigeait la plus extrême concentration. D’abord, je devais dépoussiérer chaque livre. « Et tu les as lus ? – Pas tous ». Certains attendaient leur heure, patiemment. Je triais les livres lus et les livres non lus dans chaque catégorie. Puis, dans chaque catégorie, je triais les livres par auteur. Puis, dans chaque catégorie d’auteur, je triais les livres par taille, puis par nombre de pages, puis par nombre de mots, puis… J’avais commencé ce travail depuis le premier jour du confinement. J’appréhendais le 11 mai, le jour de notre Libération. « Chef, je peux avoir une prolongation ? – La clé, où est la Clé ? – Je l’ai, Chef ! – Donnez-moi la clé, on verra pour le 11 mai… ». Tout était incertain, mes catégories, aussi. Je servais le plat à Emma. Des moules ! Je savais qu’Emma aimait les moules. J’avais oublié les frites, les fameuses frites belges une fois, Emma ne m’en voulait pas, Emma riait, Emma se sentait bien, je crois, chez moi, au coin du feu. Je débouchais le vin blanc bio en faisant mes exercices d’articulation, un « Lucia, vino de la tierra de Castilla ». Emma avait raison pour les voyages, les voyages appartenaient à aucune catégorie et à toutes les catégories en même temps. Je voyageais avec Emma dans un pays toujours inconnu.

Le dessert, j’avais préparé le dessert de mon enfance : bananes écrasées ! Bananes bio de la Républicaine dominicaine, parvenues sous le tunnel de l’Atlantique,  écrasées et mélangées au sucre complet de canne « Origine Pérou, ce que j’aime, ce que je défends, un changement économique d’ampleur. Avec le commerce équitable, la coopérative a transformé profondément l’économie paysanne de la Sierra de Piura du Pérou. Les producteurs ont pu améliorer leurs conditions de vie et surtout investir dans un avenir meilleur. » Emma et moi investissions dans un avenir meilleur, qu’importait la pluie de Nantes, le feu venait de rejaillir de ses cendres, de hautes flammes vives, le soleil brillait dans nos cœurs. « De la musique, Emma ? ». Emma aimait la musique, toutes sortes de musiques, des plus célestes aux plus sensuelles. Je choisissais «Un samedi soir à Beyrouth » de Bernard Lavilliers, bien que nous étions dimanche,  la Saint-Parfait était hier. «On en sort comment ? »… Je n’avais peut-être pas choisi le bon disque quand jaillit enfin des flots la chanson « Maria Bonita » ! Emma se leva, moi, aussi, et ivres de joie, nous dansions tous les deux, les bras au ciel. Je ne savais pas danser, mais qu’importe, étant donné l’incertitude de la météo et des temps confinés, je ne regardais plus mes pieds. Emma était là et tout était dit. De Nantes à Marseille, de La Joliette au Salvador, j’étais le marin solitaire dans les bras de ma sirène, « rescapé des typhons », sur une île perdue, confinée de plaisirs exquis, « Maria Bonita… C’est des histoires que raconte aux escales un marin en cavale… ». Le feu embrasait nos yeux et nous rêvions d’être confinés pour la vie sur notre mètre carré d’Amour et de rythmes, « Maria Bonita » aux vents d’ailleurs, le carré était devenu cercle…

Emma venait de s’en aller et je faisais la vaisselle en pensant à ses cheveux, à ses yeux, à son sourire, à l’éclat de son sourire, Emma. Emma était partie, la musique était finie. Je remontais dans ma mezzanine écouter « L’An Demain » des Têtes Raides. La pluie redoublait de tristesse, des larmes d’océan sans tunnel. « Ode à la nuit… Ode à Marie… Des bouquets de rires et de pleurs… On refera le monde… ». La Terre était noyée. Un nouveau livre m’ouvrait ses pages : « Petite éloge de la douceur » de Stéphane Audeguy, un livre appartenant à ma catégorie de livres non lus hors catégorie. « Une vie ne vaut que par ses rencontres, que par les forces multiples qui les parcourent, par toutes les puissances de joie, de création, de plaisir qui l’animent ». Je fermais les yeux et m’endormis sur l’oreiller doux du souvenir d’Emma, son corps virevoltant au milieu des gouttes de lumière, vers un lointain sommeil, une heure d’éternité sous une pluie salvatrice. « L’Humanité des Débats » me réveilla doucement : « Vacances et crises sanitaires : la délicate équation ».  Il était 17h30, l’heure d’écrire mon trente quatrième récit de ConfiNez.

Retrouvailles (Le Petit Larousse de Poche) : « Fait de retrouver des personnes dont on était séparées ».

Retrouvailles (Le Petit Rousse de Poche) : « A la Terre et au Ciel ! »

Ce matin, j’avais pu parler à mon Papa. Il regardait la messe, enfermé dans sa chambre, à l’Ehpad Beauséjour. Il priait pour nous. Emma venait de rejoindre le piédestal qu’on lui avait construit au milieu de la place. Il était 20h05, ce dimanche 19 avril 2020, Fête de la Sainte Emma, il pleuvait sur Nantes et un ciel bleu habitait mon cœur…

Thierry Rousse, Nantes, dimanche 19 avril 2020.

11ème récit, 35ème Jour de ConfiNez

Une fleur

Samedi 18 avril 2020. Le 18 avril, comme chaque année, c’était la Saint-Parfait. Je rayais, heureux, d’une croix le 17 avril. Un jour de fini. Un nouveau jour se levait. La Saint-Parfait ! J’évitais de compter les jours qu’il me restait à vivre jusqu’à La libération, le 11 mai cette année. « Ce n’est pas bon pour le moral », j’avais lu. Il fallait vivre l’instant présent, accueillir l’instant présent comme une chance, la chance de ne plus rien faire, l’occasion d’être, de partager du temps avec ses enfants,  son époux, son épouse, ses amis, euh non, pas ses amis, son chien, son chat, son poisson rouge confiné depuis sa naissance dans un bocal rouge, l’occasion de réfléchir au sens de sa vie et à l’avenir de la planète, du moins pour les troisièmes lignes qui n’étaient ni appelées en deuxième ligne ni au front. Les choses  s’arrangeaient sur le front des tranchées, les cas diminuaient de jour en jour, on commençait à démonter l’hôpital militaire de Mulhouse et à respirer, le Chef avait fait du bon boulot. Enfin, on voyait le bout du tunnel. Les rescapés de guerre donnaient leur témoignage dans Libération: « Un enfer, je me serais cru en enfer ». C’était la Saint-Parfait et l’été en avril semblait persister.

Je descendais l’escalier de ma mezzanine, réveillé par des rayons éclatants, tirais le rideau, ouvrais la fenêtre, le ciel était bleu et les oiseaux chantaient. Un bleu cruel qui me faisait oublier les morts, toujours cet air de vacances insolent, ou, consolateur, ou revigorant. Une. Une fleur. J’avais deux mots pour me tenir compagnie. Bleue. Une fleur bleue. Trois mots. Une fleur bleue au bord de ma fenêtre. Huit mots que je notais sur mon carnet rose. Je lui disais : « Bonjour ! ». Douze. « -Comment ça va ? – Plutôt bien, et vous ? » Dix-neuf. « – Je compte les mots. –Etrange… ». Vingt quatre mots déjà ! «  – Ca passe le temps, je suis confiné. – Confiné ? ». J’en étais rendu au trente-deuxième mot en à peine cinq minutes. J’imaginais le nombre de mots que je pourrais posséder à la fin de la journée. Je les vendrais, ou mieux, je les placerais en Bourse, je spéculerais, j’en ferais des petits, des millions de petits que je cacherais dans un paradis fiscal,  je deviendrais le Google des mots ! Combien pouvait coûter un mot ? Il y avait les droits d’auteur de la fleur à déduire. Je renonçais à ma tâche, le calcul mental m’épuisait. Je cherchais une mission plus métaphysique. Des mots bleus. La journée précédente, j’avais vu sur mon fil de mon actualité Facebook « Les mots bleus » chantés par différents chanteurs. Mais qu’est-ce qu’ils avaient tous à partager « Les mots bleus » ? A cause du soleil ? A cause du Convid-19 ? Oui, d’accord, c’était une belle chanson, « les mots bleus »… Au cœur de la nuit, à minuit, ne parvenant à trouver le sommeil, je découvrais, toujours sur le fil de mon actualité Facebook la mort de Christophe, atteint du Covid-19. Ma première mission ce matin était d’aller acheter le journal. Organiser sa journée était primordiale en temps de guerre.  Je voulais en savoir plus sur Christophe. De lui, quand j’étais jeune, j’avais le souvenir d’un excellent dragueur dont les filles étaient folles quand il chantait : « Et j’ai crié, Aline, Aline pour qu’elle revienne… » . Elle n’était pas revenue Aline mais des centaines de filles s’étaient précipitées dans son lit. Vieux, j’avais ce souvenir de lui, un visage sombre, angoissé, à la limite de la dépression, murmurant : « Je lui dirais les mots bleus, les mots qu’on dit avec les yeux… ». C’était beau, c’était beau, les mots bleus, je les fredonnais, les mots bleus,  mais je n’arrivais jamais à me souvenir de la suite. « Avec les yeux»… Heureusement,  il y avait Boris, Camarade incollable, un juke-box de la chanson française à lui tout seul. « Parler me semble ridicule… Je lui dirais les mots bleus, ceux qui rendent les gens heureux… Une rencontre… De nos retrouvailles… Une histoire d’amour sans parole… ». C’était en avril, les mots n’étaient plus utiles, le silence les avait exprimé, une larme, un sourire. Je me dirigeais au Tabac-Presse de Beautour après avoir coché ma case d’autorisation de sortie : « Acheter le journal des mots bleus ». Les Bleus étaient dans les parages près des bords de la Sèvre. « Désolé, je n’ai plus « Libération », me répondit Aline, la buraliste au joli masque fleuri. De ce pas, je courais au Tabac-Presse du Lion d’Or à l’autre extrémité Nord-Est, il me restait dix minutes. Fermé. Le Tabac-Presse du Lion d’Or était fermé. Deux minutes, j’avais deux minutes pour rejoindre le Tabac-Presse de la Sèvre à l’autre extrémité Nord-Ouest. Il en restait un, un « Libération », et en première page, Christophe, obscur derrière ses lunettes rondes, l’air tourmenté d’un dandy romantique qui faisait tout son charme, aux joues creusées de sillons qui marquaient le temps, les pensées, les whisky et les oiseaux de nuit. Né d’une famille italienne à Juvisy-Sur-Orge, il y avait mieux comme ville. Collé en pension à l’âge de 12 ans à Montlhéry, là aussi, il y avait mieux. Daniel, il s’appelait encore. Il rêvait d’être acteur, Daniel, mais, au retour du service militaire, il décidait de s’appeler Christophe et prit ses ailes, être chanteur. Il descendit à Saint-Trop, où, du beau monde, il fit la rencontre. Je savais tout maintenant sur Christophe, ou presque, ma première mission était accomplie, il était bientôt midi, il faisait chaleur, une chaleur de réchauffement climatique.

Il ne me restait plus aucune seconde pour rentrer me confiner. J’avais épuisé mon crédit de temps. J’étais un hors-la-loi avec mon journal sous le bras, et je fredonnais : « Je lui dirais les mots bleus, les mots qu’on dit avec les yeux… ». « Camarade, c’est quoi, la suite ? ». Camarade était loin, confiné à Paris et ne pouvait me souffler la suite. Un homme en bermuda arrachait, de sa binette, l’herbe verte rebelle sur le trottoir, le long du muret gris de son pavillon. « Laissez-la, l’herbe ! Laissez-la, on a besoin d’herbes, depuis qu’on ne peut plus marcher sur les bords de la Sèvre ! » Lui criais-je en silence, à l’homme à la binette. Il ne m’entendait et poursuivait sa destruction inévitable. « Je lui dirais les mots bleus, les mots qu’on dit avec les yeux… ».  Je n’avais plus envie de rentrer chez moi me confiner. Je déserterais, j’irais dans le ciel… « Une rencontre… de nos retrouvailles… », «Christophe, tu lui as dit, tu lui as dit « les mots bleus, les mots qu’on dit avec les yeux » ? ». Christophe me regardait, une lueur dans les yeux. Chemin de la Roche Verte. Il y avait toutes sortes de fleurs sur le trottoir, le long des murets des maisons coquettes. Je respirais, j’avais retrouvé un peu plus loin la nature, et les vaches écossaises. Était-ce prudent de le dire ici? Qui me lirait ? Qui me lisait ? Un, deux, trois, quatre, cinq amis, peut-être, je comptais mes doigts, dix étaient le maximum. « Vous ne me dénoncerez pas les amis ? Promis ? ».

Les vaches m’avaient regardé, je leur avais dit « les mots bleus », je pouvais rentrer me confiner. L’après-midi fut calme. J’appelais mais il n’y avait personne au bout du fil. Ce serait pour demain… Les heures s’écoulaient en attendant 17h30, l’heure où j’écrirais mon dixième récit. C’était important, ils avaient dit aussi, de se donner un cadre, un emploi du temps. De 17h30 à 19h30, c’était mon temps d’écriture non rémunéré. Pour qui j’écrivais ? Quel journal ? « Intime », le journal « Intime », ou, le journal « Partagé ». « Partagé », je préférais partager en attendant Gallimard, Godot n’était pas venu. Une… L’incertitude de la page blanche. C’était le temps des incertitudes. Rien n’était parfait même le jour de la Saint-Parfait. D’où venait ce virus ? Comment on s’en sortirait et de quoi ? On ne savait rien, personne ne servait rien. De mon avenir, je ne savais rien. Plus d’emploi. Depuis plus d’un an, aucun spectacle vendu. Plus aucun à l’horizon. Ils plaisaient mes spectacles, mais aucun ne les achetait. La vie était devenue rude dans le show-biz et je n’étais pas un businessman. « Hé, Man ! », dans quelle case on me collerait ? Coudre des masques entre deux chinois ? « Plus vite ! Plus vite ! ». Je me coudrais les doigts en voulant passer le fil dans le trou, je tomberais et me noierais. On ne savait plus où on en était, ce qu’on attendait, ce qu’on faisait, quelle heure, il était, qui viendrait dîner ce soir, qui m’appellerait, qui j’appellerais, qui j’étais. Je lisais qu’on venait de découvrir que le Covid-19 causait des troubles mentaux se traduisant en pertes d’orientation. « – Je veux passer un test !– Etes-vous malade ? – Je ne sais pas, justement je veux passer un test pour le savoir ! –On ne fait passer des tests qu’à ceux qui sont malades. Au revoir ! ». « Je lui dirai les mots bleus, les mots qu’on dit avec les yeux» … Parler était ridicule.

« Dans ma ville, il faisait froid, et moi, j’ai appris à ne plus parler… à me cacher… », Jean-Louis Aubert avait pris le relai sur Facebook, son concert live qu’il nous offrait chaque samedi soir chez lui, dans sa maison à la campagne. Un concert rien que pour nous, paumés, fatigués, reliés aux écrans de nos Smartphone.

Une (Le petit Larousse de Poche) : La Une – La première page d’un journal : Etre à la une.

Une (Le petit Rousse de Poche) : Fleur.

Ce soir, c’était samedi soir, le samedi soir de la Saint-Parfait. Ce soir, je dégusterais mon Cidre fermier à six euros trente sur ma nappe provençale. Ce soir, je trinquerais avec moi mon dixième récit de « ConfiNez ». Ce soir, je regarderais ma fleur, je lui dirais les mots bleus, les mots qu’on dit avec les yeux. Ce soir, et dans le cœur de ma fleur, ce soir, il y aurait Vous.

 

Thierry Rousse, Nantes, samedi 18 avril 2020.

10ème récit, 34ème Jour de ConfiNez

De la nécessité des vaches écossaises et nantaises

Nantes, vendredi 17 avril 2020. Je cochais la deuxième case  sur l’attestation de déplacement dérogatoire du Ministère de l’Intérieur numérique téléchargeable  avec le code-barres QR : « Déplacements pour effectuer des achats de fournitures nécessaires à l’activité professionnelle et des achats de première nécessité dans des établissements dont les activités demeurent autorisées (liste des commerces et établissements qui restent ouverts) ». C’était vendredi, et le vendredi, c’était le jour de ma grande sortie, la sortie la plus éloignée de mon domicile. Je m’y rendais à pied avec mon caddy de tronches de clowns peints par l’artiste discrète et si talentueuse, Fabula, qui méritait les plus beaux musées des Beaux-Arts. Elle avait ajouté cette maxime, dans un angle du caddy : « J’ai décidé d’être heureux, c’est bon pour la santé ». Je n’avais d’autre choix que d’être heureux en tirant mon caddy de tronches de clowns. Je cherchais partout mes chaussettes jusqu’à ce que je me souvienne que je ne portais plus de chaussettes depuis que le soleil d’été rayonnait en avril et que je portais des sandales en été donc en avril. Ainsi, chaussé de mes sandales, nus pieds, tel un pèlerin, partais-je accomplir mes achats de première nécessité. J’aurais aimé courir à la ferme du coin, parler aux fermiers, à la fermière aussi, me procurer ses belles carottes, ses belles salades, ses beaux radis et ses beaux choux jaillissant de la terre, manger une nourriture nécessaire, saine et vitale pour ma santé, mais il n’y avait pas de ferme dans le coin de mon quartier, juste un Lidl et un Super U. J’optais, à défaut de mieux, pour le Super U, un peu plus loin. C’était super, non ? Je découvrais qu’en allant tout droit, en restant sur la rue de la Gilarderie, j’atteindrais le Super U.  Ca aussi, je l’avais découvert grâce au confinement. La rue de la Gilarderie ! Cette rue bordée de maisons fleuries était calme, apaisante, rien à voir avec la large route de Clisson qui voyait, à l’approche du Jour J, son flot de voitures rejoindre ses habitudes. Une femme promenant son gros chien noir me regarda et me salua. « Les gens sont gentils dans cette rue, le ciel est bleu et les oiseaux chantent », je me dis. Je me serais cru en vacances. Une maman disait à ses trois ados : « Je crois qu’on est bon ! ». Une opération « Jardinage » venait d’être atteinte, il restait des binettes fatiguées et des plates-bandes impeccables. J’arrivais au Super U après avoir traversé le pont face au Cabinet médical étrangement désert. En dessous du pont, c’était  la ligne droite du Busway qui menait à la cathédrale, une cathédrale que je n’avais pu vue depuis trente trois jours. Elle me manquait la Cathédrale, le Château aussi, le Jardin des Plantes, la Gare aussi me manquait, le Café du Jardin des Plantes me manquait, Le Lieu Unique et sa terrasse me manquaient, Le Café Rouge Mécanique me manquait, le Pub irlandais me manquait, le Grand T, le TNT, La Ruche, Le Cyclope, le Théâtre Francine Vasse, le T.U. , le Centre Chorégraphique National de Danse, Le Katorza me manquaient, Le Live Bar me manquait, les librairies me manquaient, la Loire, l’Erdre, la Sèvre me manquaient,  la Butte Sainte-Anne me manquait, l’Eléphant me manquait, Les Nefs aussi me manquait, la Rue Joffre me manquait, Bouffay et l’Ile Feydeau me manquaient, l’Ile de Versailles aussi me manquait, le Séquoia, l’Oiseau qui chante dans l’Arbre me manquaient, la vie me manquait, mon Papa me manquait, mais il y avait le Super U, et, le Super U, c’était super! J’attendais sagement mon tour, un mètre de distance entre « je » et « moi ». L’Agente masquée Super U me fit entrer, le tapis roulant me conduisait au sommet de mes achats de première nécessité. Je jubilais « L’Humanité Dimanche », c’était ma première nécessité, juste à gauche en pénétrant dans le super Super U, il n’y avait que là que je le trouvais « L’Humanité Dimanche », là, à la périphérie du périmètre de mes milles pas. C’était ma lecture du week-end. « L’Humanité Dimanche » en mains, je me sentais humain. Au fil des pages glacées, j’entendais des rires, des coups de gueule, des verres s’embrasser, la foule danser. « La Fête de l’Huma » à La Courneuve, c’était mon rendez-vous annuel avec Camarade Boris, un célèbre acteur de cinéma au talent encore inconnu de la Croisette. La Croisette perdait gros. « A la tienne, Camarade ! ». J’attendais mon Camarade au Stand de la Vendée. Midi précises, arrivait mon Camarade !… « Camarade ! Camarade ! ». Une franche accolade d’une amitié de 23 années et c’était parti, huîtres, sardines grillées, muscadet, Trouspinette obligée, la Vendée avait même inventé son anisette,  et on allait, par les allées,  zigzaguant, refaire le monde de village en village, de pays en pays, de continent en continent, traverser les océans, trinquer au nouveau monde. Il y avait les concerts naturellement, les petites scènes accueillant les futurs talents de demain, et les grandes scènes, de Manu Chao à Lavilliers, de Youssou N’Dour à Julien Clerc, de Renaud à Grand Corps Malade, et les débats sur le monde. On les écoutait de loin les débats sur le monde, Camarade. Il y avait dans la poussière ces infirmières qui réclamaient plus de moyens pour l’hôpital, et on les applaudissait, on les soutenait, Camarade, les infirmières, un verre à la main, on pensait que le monde irait mieux, qu’il chanterait, qu’il danserait le monde, qu’il serait l’humanité, le monde au Stand de La Courneuve ! Puis il y avait les petits carnets roses que j’achetais, la deuxième rangée du Super U, mon deuxième achat de première nécessité. Roses, pourquoi roses, j’aurais pu prendre les blancs, les petits carnets blancs ? J’aimais ce rose qu’on attribuait, peut-être, bêtement, aux femmes, je me disais qu’un cœur de mère prendrait sans doute soin du monde.  Ces petits carnets où je notais ce que je lisais, ce que je voyais, ce que je ressentais au fil de mes heures passées dans le train de la vie. Au fond du super super Super U, il y avait le fameux cidre fermier. Je n’avais jamais osé, je me l’étais interdit, et cette fois-ci, je l’avais pris entre mes mains, 6 euros 30, le fameux cidre fermier bio. Je le dégusterais à petites gorgées le soir venu, le fameux cidre fermier bio. Enfin, au fond du super super super Super U, c’était la viande saignante et la viande blanche. Je l’évitais depuis un certain temps la viande saignante et la viande blanche, je fermais mes yeux, je pensais aux bœufs, aux cochons, à la volaille qui hurlaient dans le silence des abattoirs, ce monde, la nuit, qu’on cachait aux regards de l’humanité. Je me contentais des fruits de mer. Je n’avais pas franchi ce pas, d’être un végétarien, le but ultime de ma vie. Les crevettes, les moules, les bulots, la paëlla, la choucroute de la mer, le risotto au saumon sans doute hurlaient aussi. Je me bouchais les oreilles. Ce soir, je me ferais plaisir. Je remplissais à ras bord mon caddy de croissants, de jus d’orange, bio le jus d’orange, de fromage, bio le fromage, d’œufs, bio les œufs, j’avais atteint le plafond, 92 euros de courses, et un caddy qui me disait « assez ! ». Je ne mangerais plus, promis. J’avais jusqu’à la fin du mois pour remplir mon ventre déjà bien dodu, mon ventre. Ses yeux brillaient, les yeux de la jolie caissière masquée. Je ne voyais pas son sourire, mais il y avait le sourire de ses yeux et cela me suffisait à être heureux. Quel courage, travailler en cette époque de guerre ! J’avais envie de la rejoindre dans les tranchées, mais on m’avait dit que j’étais trop lent pour tenir une caisse, trop lent pour être une jolie caissière aux yeux brillants, trop lent pour faire partie de ce monde. J’étais à côté, je marchais à côté du monde, descendant à regret le tapis roulant avec mon caddy de clowns. Il fallait bien rentrer, rentrer et me confiner. « Au revoir… C’était super, super, super, super, Super U ! ».

Fernand avait été emmené cet après-midi par l’ambulance, un voisin avait défoncé sa porte. Je n’avais pas été là pour Fernand. « Votre mission est terminée, le relai est assuré » m’avait-on dit, il y avait plusieurs jours de cela. Ma formatrice venait au même moment de m’appeler. C’était pour les résultats de mon bilan de compétences. Je m’en voulais, Fernand. « Vous êtes sûr de pouvoir trouver un travail qui correspond à vos valeurs ? – Comment ?… ». Je n’étais pas là, je n’étais plus là. J’étais où ? Loin d’un monde du travail qui ne voulait point de mes rêves.

J’étais dans le pré face aux vaches, ma pensée avait voyagé. Des vaches écossaises et nantaises rassemblées dans un même pré. Je les regardais, elles me regardaient, nous n’avions rien à nous dire, rien ne se passait, nous étions simplement, nous aurions pu nous regarder des heures, rien de plus ne se serait passé. C’est ce qui me rassurait, sans doute, avec les vaches, « rien qui ne se passe », je me sentais bien, en toute sécurité, tout était si tranquille, rien ne changeait, elles me regardaient, je les regardais, et puis c’était tout, tout et presque rien, rien à penser, rien à calculer sur le monde, regarder, se regarder, être regardé. Je laissais mes pensées batifoler dans le pré. Le soleil souriait. Nos yeux nageaient dans le ciel. Je me sentais être une vache parmi les vaches. Les vaches ne faisaient point de distinction, nantaises, écossaises, parisiennes, normandes, bretonnes, vendéennes, bourguignonnes, berrichonnes, limousines, elles étaient des vaches, tout simplement des vaches. Les Hommes au fil des siècles avait planté des piquets, tendu des barbelés pour les séparer. Ce pré humide les avait rassemblées par amour : écossaises et nantaises. Je me cultivais à mon futur destin : Les vaches écossaises étaient robustes, capables de résister aux conditions les plus rudes. Elles accouchaient, seules, les vaches écossaises. Idéales pour entretenir les plaines inondables, les vaches écossaises, elles l’étaient, idéales. Des vaches en ville, depuis longtemps, nous n’en avions point vu. Des vaches à longs poils, des Higland Cattle. Des vaches à cornes avec pour mission : entretenir vingt hectares de prairies sur les bords de la Sèvre. Le gyrobroyage, bruyant et polluant, qui faisait peur aux petits animaux, pouvait rester couché, et les jardiniers, se reposer. Les vaches écossaises broutaient tranquillement et les prés étaient beaux. On entendait les oiseaux chanter. Quatre blondes du pays, nantaises,  tenaient compagnie aux écossaises, et le monde n’avait point de frontière, elles étaient libres et heureuses, les vaches écossaises et nantaises.

Nécessité : (Le petit Larousse de Poche) 1- Caractère de ce qui est nécessaire : Gagner sa vie est une nécessité. 2- Besoin impérieux, exigence : les nécessités de la vie. Par nécessité : par l’effet d’une contrainte.

Nécessité : (Le petit Rousse de Poche) Essentiel qui nous relie à la Vie.

J’écoutais Manafina en buvant au goulot une Dorée Bio. Je pensais à Fernand. A mon Papa, aux vivants et aux morts. Je pensais aux vaches écossaises et nantaises. Depuis la fermeture de ces berges des bords de Sèvre, une mélancolie m’accompagnait vers un doux exil incertain. On en sortait comment ? Il était 20h20, je n’avais pas encore mangé, je n’avais pas faim, je crois, « un bout de fromage, un reste de risotto, ça ira bien ! », et « L’Humanité » entre mes mains, « le jour d’après sera demain». Demain, je ne savais pas ce que j’écrirais, je commencerais par un mot sans doute, et j’ajouterais un autre mot pour lui compagnie, au mot, c’est la seule chose dont je pouvais être certain, les vaches écossaises et les vaches nantaises, toi et moi.

Thierry Rousse, Nantes, jeudi 16 avril 2020.

9ème récit, 33ème Jour de ConfiNez

Détour à Beautour

Je n’avais plus le droit de m’enfoncer dans cet étroit passage sombre entre les deux murs de pierres, où, en contrebas de la bretelle de l’autoroute, tout au bout, tout au bout, au bout de l’obscurité de mes mille pas, la vie sauvage jaillissait. Alors, je mettais mon clignotant et tournais à droite, un pied après l’autre. Il me restait à marcher sur un trottoir exigu entre les maisons et la route. Les voitures vrombissaient de plus en plus nombreuses, signe que la vie mécanique reprenait du poil de la bête. J’arrivais à Beautour, un bourg que j’ignorais, à mille pas de chez moi, comme quoi, le confinement avait du bon. « Merci Chef ! ». Je faisais mes premiers pas en vacances. Il y avait un hôtel, fermé, l’hôtel. Il y avait un bar, fermé, le bar. Il y avait un tabac, je ne fumais pas. Quelques cigarettes quand j’avais vingt ans en dansant sur les chansons de Noir Désir. Etrange désir, je ne savais pas aspirer ce maudit tabac, mes poumons étaient sauvés. Je me contentais de la presse. Il ne fallait point être pressé. C’était au Bar-Tabac de Beautour que, dès lors, j’achèterais mon journal quotidien. La buraliste avait un joli masque fleuri, elle était ravissante, la buraliste derrière sa vitre avec son joli masque fleuri. Je l’apercevais au dehors, j’attendais sagement mon tour. Deux clients à l’intérieur, pas plus. Tous les autres attendaient comme moi, bien sagement leur tour, à un mètre d’intervalle l’un de l’autre. Jour après jour, les masques gagnaient les visages. Il y avait les masques des pros, et les masques des apprentis. Les catégories socioprofessionnelles se distinguaient à vue d’œil. Les masqués se sentaient en sécurité. Les non-masqués avaient l’air d’être pointés du nez. On s’en méfiait comme de la peste. On les regardait de travers. J’en faisais partie, nous devenions des êtres dangereux, des terroristes, peut-être ? Qui portait le virus parmi nous ?  Qui était l’ennemi public numéro 1? C’était mon tour et j’échappais enfin aux regards interloqués. Je portais sur mon visage l’absence de masque et prenais du recul, moi, l’étranger de Beautour au milieu des journaux. « Vous avez L’Humanité, Madame ? – Non. – Vous avez Le Monde, Madame ? – Non. ». Il y avait La Croix. La Une de La Croix, c’était Notre-Dame de Paris. C’est vrai, qu’est-ce qu’elle devenait Notre-Dame de Paris et tous ces millions promis ? On n’en parlait plus de Notre-Dame de Paris, ni des millions, il n’y en avait plus que pour le Covid-19, cette star de tous les journaux, tous bords confondus. J’hésitais… non… « Ce n’est pas sage… ne pas porter de masque et en plus, me détourner de l’actualité, j’irai en enfer »… Je rêvais du paradis latin. « Non plus ». Peut-être que La Croix avait raison, peut-être que cela m’aurait fait du bien de penser à autre chose…. Je me contentais de Libération et de sa Une sombre, « Le Virus a encore frappé ! ». Je tendais mes deux euros, honteux d’être un sans-masque. Les gants en caoutchouc saisissaient ma pièce qui disparaissait dans une bassine d’eau de javel. « Bonne journée, Madame ! – Revenez avec votre masque, la prochaine fois ! », me répondaient les gants en caoutchouc.  Je relevais la tête et mes yeux tombaient sur cette pancarte : « Cinq euros,  le masque ! ». Le Tabac vendait des masques et les stocks étaient épuisés. Il ne restait plus que les paquets de cigarettes décorés de têtes de morts. Heureusement, je ne fumais pas. Mes pieds sortaient et  ma conscience déclarait non coupable : « Les stocks sont épuisés, messieurs-dames de Beautour, je n’y peux rien si je ne porte pas de masque ». Au fond de moi, je n’avais pas envie de ressembler au Chef, être un Canard. Je savais le sort qu’on réservait aux canards les jours qui précédaient le réveillon.

La rue, à l’angle du Bar-Tabac, s’appelait : « Rue de l’Asile ». Un peu plus loin, sur le trottoir d’en face, il y avait la Boulangerie. Le dimanche, j’y achetais un sandwich, c’était le grand jour, le jour pas comme les autres, c’était Dimanche ! Je savourais mon sandwich au saumon sous le ciel bleu face à la Sèvre. Elle était loin la Sèvre qui s’écoulait tranquillement. J’aurais aimé m’en approcher, regarder le reflet de mon visage et pouvoir me dire comme Barnabé : « L’eau est notre premier miroir, le miroir de notre cœur. Il me suffit de me pencher au-dessus de cette eau, et déjà, je suis deux, moi et mon reflet. ». Mais un ruban jaune m’en empêchait : « Gendarmerie Nationale Zone interdite ». J’aurais pu le couper, passer en-dessous, sauter au-dessus, mais je savais la peine encourue après m’être fait contrôler au Carrefour du Séquoia et de l’Oiseau qui chante, 135 euros, mon budget « nourriture » pour le mois. La milice m’avait prévenue. A l’improviste, dans son fourgon, elle débarquait à toute heure et nous interrogeait pour le Bien de la Nation. Je ne bougeais pas, j’avalais mon saumon et  contemplais, à bonne distance, la Sèvre, quand une jolie femme promenant son chien noir fit irruption dans ma vie. « Bonjour ! ». La jolie femme fit aussitôt un écart en regardant son chien : « Plus vite, Féodor ! ». J’aurais aimé être Féodor, être un chien pour être regardé. J’avais fini mon sandwich, je regardais le clocher de l’église, je ne savais pas pourquoi, je regardais le clocher de l’église. Il était Dimanche et les cloches ne sonnaient pas. Dieu existait-il encore ? A cet instant, je me sentais seul au monde, seul et sans Dieu. Je pensais aux vivants et aux morts, je m’en voulais d’être encore vivant à cette heure, je me sentais triste de me sentir triste, je regardais ma montre, combien de temps me restait-il ? Je pensais à mon Ami Séquoia que je ne pouvais plus voir, je pensais à l’Oiseau qui chante… « Pardonnez-moi mes Amis, le Chef ne veut plus que je vienne vous voir, c’est pour le Bien de la Nation ». Je redressais les épaules et chantai à tue-tête la Marseillaise. J’avais pris le soleil. Il me manquait quelques cheveux sur le crâne pour être beau. Un enfant voulait passer sous le ruban jaune attiré par le toboggan, ou, par une fleur tout simplement. « Au pied, Marius ! Combien de fois je t’ai expliqué que c’était interdit ! » le réprimandait son père, aussi triste que son enfant dans le fond de son cœur. C’est fou comme un simple ruban jaune pouvait, soudain, nous séparer de ce qui nous faisait respirer. Il me resterait les gaz d’échappement pour me consoler, arpenter les ruelles de Beautour, ce bourg que je visitai maintenant, relever le nom des rues, les apprendre par cœur, les rues.

Je notais ma seconde rue, « Rue du Port », quand mon regard, dans un coup d’éclat, rencontrait les yeux de Sévrine. Ah Sévrine… elle était là dans sa jolie robe bleue, Sévrine, son tablier blanc, son fichu sur la tête, Sévrine, ses boucles blondes à me regarder, Sévrine…. Enfin un regard… un doux regard, le regard de Sévrine, il était là, profond, son mystère aussi, Sévrine, debout à l’entrée du port, derrière les toilettes publiques bouchées, là, simplement, là, Sévrine, dessinée sur une pancarte en plexiglas. Je lisais : « Bonjour ! Je suis Sévrine. Sur mon bateau-lavoir, je manie le battoir. « Vlan ! », je tords le linge, « Tchiss ! » et je cause ! Du trousseau des demoiselles du bourg, des merveilles rapportées par les capitaines au long cours… Suivez-moi le long de ma belle Sèvre et je vous ferai un brin de causette ». Comme j’aurais aimé la suivre, Sévrine, comme j’aurais aimé qu’elle me fasse un brin de causette, Sévrine, qu’elle me parle des trousseaux et des capitaines, Sévrine, mais par là aussi, jusqu’au lavoir de Sévrine, il était interdit d’aller. Je regardais mes pieds, ma montre, mes pieds, ma montre, c’était l’heure, l’heure de m’en aller, de rentrer me confiner. Les trottoirs étaient étroits et la pente rude au pèlerin, au pèlerin qui devait rebrousser chemin, au pèlerin qui n’atteindrait pas son but ultime. Dans la montée, une scène m’amusa : un homme attaqué par son drone. J’échangeai quelques mots avec lui, masquant mon sourire, je poursuivais ma route, la route d’une France en marche.

Il était peut-être là mon chemin de pèlerin, au-dedans, au-dedans de mon cœur, peut-être. « On ne voit bien qu’avec le cœur ». Je me rassurais : Sévrine était confinée, elle aussi, dans son lavoir. On se retrouverait plus tard tous les deux. Je me rassurais encore : après avoir parlé aux oiseaux, après avoir dansé avec ses frères, François d’Assise avait fini ermite, blotti dans sa grotte à Greccio. On disait qu’il s’y était rapproché du ciel et chantait comme un oiseau.

Cet après-midi, j’avais pu voir mon Papa, enfermé dans sa chambre à l’Ehpad Beauséjour, et lui parler grâce à une gentille aide-soignante sur l’écran de mon Smartphone. La technologie du Smartphone et du WhatsApp avait prévue, un jour, qu’on serait confiné. La technologie était formidable. La technologie était l’avenir. Je finissais l’exercice 4 de mon bilan de compétences, il fallait dessiner une croix dans l’une des colonnes au sujet des conditions de travail imposées dans les usines : « Indispensable, à exclure, peu important, ne sais pas » . Je ne savais pas, les oiseaux, les voitures, Sévrine, les masques, la grotte, le lavoir, L’Humanité, indispensable,  La Croix, à exclure, Libération, peu important,  Le Monde,  ne sais pas, je ne savais pas, je ne savais plus… Etre ou ne pas être… Marcher ou rester… con…finé.

Détour : (Le Petit Larousse de Poche) 1-Trajet sinueux. 2- Chemin plus long que la voie directe. Sans détour : franchement, simplement.

Détour : (Le Petit Rousse de Poche) : Errance de l’âme.

Sans détour, demain, je parlerais des vaches.

 

Thierry Rousse, Nantes, jeudi 16 avril 2020.

8ème récit, 32ème Jour de ConfiNez

Le jour d’après le jour d’après

 

« Le Jour d’Après » sortirait le lundi 11 mai 2020 pour le Festival de Cannes.

Un fourgon de paparazzis en pagaille avaient été conviés la nuit en catimini et pyjama party pour une avant-première au Gaumont-Elysée-Muraille.

C’était le plus grand film de tous les films, la production la plus coûteuse de toutes les productions de l’histoire du cinéma, muette et parlante, une distribution hors pair, le must en la matière, des héros par centaines, des figurants par millions.

On déroulerait le tapis rouge forcément sur la Croisette rachetée par les Chinois, forcément, et, il serait long le tapis rouge, long le tapis rouge, long…

Dans les couloirs du Gaumont-Elysée-Muraille, voici ce que le fourgon de paparazzis se racontaient de bouche à bouche. Une souris m’a tout répété ce soir, à 19h44, dans le creux de l’oreille.

Le jour d’après,  les enfants retourneraient à l’école. « Ce n’est pas ce que ma maman m’apprenait ! – Je ne suis pas ta maman ! » . Les enfants manifesteraient, mécontents, à chaque récréation, ils empileraient chaises et tables, et,  avec les craies, dessineraient un baobab au milieu de la cour. « Nous voulons retourner à la maison ! C’était mieux l’école à la maison avec maman ! ». Le Gouvernement finirait par céder. Dès lors, les mamans feraient l’école à la maison.

Le jour d’après, les gens se précipiteraient dans les grands temples de la consommation, rempliraient leur caddy d’ailes de poulets, de saucisses, de steak saignants, grilleraient toutes ces bidoches sur des barbecues géants pour fêter la libération. Les abattoirs reprendraient de plus bel, les volailles, les cochons, les bœufs hurleraient, mais il fallait bien que l’économie reprenne.

Le jour d’après, les usines de masques chinois implantées sur l’Hexagone se multiplieraient comme des grains de riz. « Vous le voulez en quelle taille, Mademoiselle ? J’ai du M, L, du X, du XXXL… En dentelle, vous le voulez en dentelle ? Il vous va à ravir, ce masque, Mademoiselle ! Et monsieur ? En cuir ? Avec des clous ? Comme il vous plaira, Monsieur ! « Chez Zorro-Baguettes, tout est beau ! »

Le jour d’après, des robots sensuels à la poitrine généreuse tiendraient la caisse dans les grands temples de la consommation et les files seraient impatientes. « Tu peux toucher, c’est permis, Fiston ! ».

Le jour d’après, d’immenses affiches publicitaires vanteraient les nouvelles voitures, de véritables capsules hermétiques à tout virus. « Bougez tranquille ! Bougez en auto-capsule comme si vous étiez chez vous ! ». Il n’y aurait plus personne dans les trains, les bus, les métros, et bientôt, ils n’existeraient, les trains, les bus, les métros, tous ces lieux de promiscuité et de sueurs froides. La CGT et FO, non plus, n’existeraient plus, et il n’y aurait plus de grève. Les prix du baril flamberaient mais il n’y aurait plus de Gilets Jaunes aux ronds-points, plus de ronds-points, plus de Gilets Jaunes non plus et tout irait bien. « La pollution ? Quelle pollution ! Nous ne craignons rien avec nos masques et nos auto-capsules éjectables! ».

Le jour d’après, il faudrait consommer pour produire, produire pour créer des emplois, créer des emplois pour consommer, consommer pour nourrir les actionnaires.  Ils n’auraient jamais été aussi gros et riches, les actionnaires. Le Gouvernement leur permettrait de placer leurs millions dans des paradis fiscaux où ils vivraient libres et heureux sans masque. « Embrasse-moi, Chéri ! ». En France, les couples apprendraient à s’embrasser par dessins interposés. Les illustrations du Kama Sutra se vendraient à foison, sous le revers des manteaux. « L’Amour  platonique, le point A du désir ! »

Le jour d’après, il ne serait plus nécessaire d’ouvrir les théâtres. Une nouvelle forme d’art était née. Grâce aux webcams et aux tablettes, les spectateurs recevraient le show de leur choix à la maison, bien au chaud sous la couette, à l’heure désirée. « Chanson, clown, poésie, humour… rien que pour nous, rien que pour nous ! Plus aucun risque de rencontrer l’autre dans la rue,  l’étranger et devoir lui parler ».

Le jour d’après, plus personne ne jugerait utile d’aller au restaurant ou en vacances.  Chacun pourrait trouver les plats des plus grands chefs dans les congélateurs des grands temples de la consommation, et, manger en hiver une choucroute alsacienne au Kenya. « Grâce aux lunettes 3 D, partez où vous voulez, assis dans votre canapé ! ».

Le jour d’après, chacun serait suivi à la trace, grâce à une puce introduite dans un suppositoire obligatoire. « N’ayez crainte, vous ne sentirez rien ! Grand Frère vous protège et vous aime ! ».

Le jour d’après, chacun serait testé et détesté positif, aussitôt expédié en quarantaine, pris en charge par la Brigade Spéciale des Urgences. « Maman, tu as des nouvelles de Papa ? – La BSU ne répond pas, mon Chéri, dors ! – Maman, tu as des nouvelles de Papa ?- La BSU est débordée de cas, mon Chéri, dors !  – Maman, quand est-ce qu’il reviendra, Papa ? – Le jour d’après, mon Chéri, dors et fais de beaux rêves ! » .

Le jour d’après,  les frontières resteraient fermées jusqu’au nouvel ordre proclamé du monde. Il n’y aurait plus d’immigrés à nourrir, plus de guerre, plus de famine puisque nul ne serait rien de ce qui se passe en dehors puisqu’il n’y aurait plus de journalistes en dehors puisque les frontières seraient fermées et que les journalistes seraient enfermés au-dedans.

Le jour d’après, toutes les forêts d’Amazonie, d’Australie, d’Indonésie et d’ailleurs seraient brûlées pour exterminer les pangolins et autres singes et tigres porteurs de virus. « Et les peuples natifs ? – Désolé, on n’a pas pu trier la marchandise».

Le jour d’après, tous les vieux, tous les éclopés, les édentés, les souffreteux de maladies chroniques ne sortiraient plus de leur isoloir, ils auraient la télé, jour et nuit, un casque sur les oreilles et une bonne dose de somnifère.

Le jour d’après ne serait pas comme le jour d’avant.

« Alors… que pensez-vous de mon scénario, Adjudant ? – Appelez Pétula pour qu’elle corrige les fautes, Chef ! »

Après : (Le Petit Larousse de Poche) Marque la postérité. 1- Dans le temps : après dîner.  2- Dans un ordre : se classer après lui. 3- Dans l’espace : la rue après le carrefour. D’après : suivant : le jour d’après. Et après ! : Qu’est-ce que ça peut faire ?

Après : ( Le Petit Rousse de Poche) C’était mieux avant.

Le jour d’après, j’écouterais Hubert-Félix Thiéfaine pour me distraire, quelques mots dessineraient les murs de ma prison dorée, qu’est-ce que ça peut faire? : « Dans la ruelle des morts…Dix milliards de lépreux qui cherchent la pitance…  Je rêve d’avoir été… ».

Le jour d’avant du jour d’après, une dame âgée, venant du chemin interdit, s’arrêtait au Carrefour du Séquoia et me demandait: « Vous l’avez-vu, l’Oiseau ? ».

Thierry Rousse, Nantes, mercredi 15 avril 2020.

7ème récit, 31ème Jour de ConfiNez

Bilan de compétences en temps de guerre

« Alors, j’ai bien parlé, Adjudant ? – Oui, Chef ! »

Le Chef avait été remarquable, hier soir à 20 heures, il n’avait pas prononcé le mot « guerre », il avait dit qu’il fallait reconnaître ses erreurs, être humble, revoir son projet, bien rémunérer celles et ceux qui le méritent. Le Chef avait reconnu que nous étions des êtres vulnérables. Le Chef n’était plus le même Chef.

« Qui a écrit votre texte, Chef ? – Pétula, ma chargée de communication… Pétula m’a conseillé de changer mon image de sens si je voulais être réélu dans deux ans, ne plus parler de guerre, ne plus mépriser les petites gens du peuple, mais les honorer, rassembler les enfants et les grands, être le Père bienveillant et protecteur de la Nation. Aider les pauvres aussi, ces autres pays qui ont tant besoin, reconnaître que nous avons tous besoin les uns des autres pour vivre et lutter contre tout ce qui nous attend. – Tout ce qui nous attend, Chef ? – Les prochaines guerres, Adjudant ! »

Le Chef était un excellent comédien. Il savait nous émouvoir. Chaque jour, à 20 heures, le peuple applaudissait.

« Ecouter, Adjudant ! Ce n’est pas beau ? Un théâtre à ciel ouvert ! »

Oui, en temps de guerre, il falloir savoir s’adapter, changer son fusil d’épaule, ramper, se cacher, courir parfois, reconnaître que nous n’étions que des hommes, qu’une balle, à tout moment, pouvait nous effleurer.

Je me souviens de mes trois jours au Château de Vincennes. Nous devions passer des tests pour savoir quel corps d’armée on incorporerait lors de son service militaire.

« Objecteur de conscience, Général. Je veux être objecteur de conscience – Vous êtes sûr ? – Vous savez que vous ferez deux ans au lieu d’un ? – Je le sais, Général ».

Je ne me voyais pas apprendre à tirer. Je n’aimais pas ces notes, les détonations. Je préférais d’autres partitions, Chopin, Bach, Mozart… pour accompagner mes nuits de songes.

Je serais brancardier en temps de guerre, je ramasserais les blessés sur les champs de guerre et je les porterais à l’hôpital. Je serais tout de blanc vêtu, une croix rouge dessinée sur le bras. L’ennemi n’aurait pas le droit de me tirer dessus puisque je serais brancardier et que j’aurais un beau tatouage sur le bras. Parfois l’ennemi n’aimait pas les beaux tatouages.

J’avais le choix : accomplir mon Service Civil au Théâtre de Sartrouville, ou, à l’Armée du Salut.

« Vous êtes inscrit dans une école de théâtre reconnue ? – Non, monsieur le Directeur,  je n’ai pas d’argent pour m’inscrire dans une école de théâtre reconnue. »

L’Armée du Salut m’accueillait à bras ouverts. Je servais des repas à la Maison du Partage, et, l’hiver, dans les rues de Paris. Il m’arrivait de descendre dans le métro porter une soupe chaude au clochard qui ne voulait plus en sortir. Le déshérité avait choisi de rester confiné pour la vie.

Je traversais les rues de la ville-Lumière dans le camion blanc de l’Armée du Salut. Comme c’était étrange, on passait d’un fragment de seconde de la misère à  la richesse, de La Goutte d’Or à l’Etoile, les voitures tourbillonnaient, les manteaux de velours sortaient de l’Opéra et la vie était belle de ses diamants et sourires. Tout près, des corps gisaient sur les grilles d’aération du métro pour se tenir chaud. Des hommes, des femmes, des enfants venus d’un autre monde. La France était la terre des Droits de l’Homme, la terre des libertés, la terre de la Bastille. « C’est le bonheur en France, tu seras heureux, mon frère ».

Je m’étais inscrit à un bilan de compétences bien avant le confinement.

Mes rendez-vous avaient été annulés, ou plutôt, remplacés par des rendez-vous téléphoniques. C’était formidable, le progrès, on pouvait se former à distance, par soi-même, plus besoin de rencontrer les autres, des vidéos expliquaient tout. A quoi pouvaient encore servir les formateurs ? Je me demandais.

Je n’avais plus le droit de sortir, une heure par jour, mon heure de permission. Les chemins le long des berges venaient d’être bouclés pour le bien de la Nation. Il était de plus en plus difficile et périlleux d’accéder à la nature et de dire bonjour aux vaches nantaises et écossaises. Je me concentrais, blotti dans ma mezzanine à faire mes devoirs, studieusement, chaque jour, en écoutant Mozart.

Après mes tests de personnalité pour savoir qui j’étais, j’en étais arrivé à l’inventaire de mes bagages, exercice 3. J’écrivais, j’écrivais, un mot, un autre mot, la mémoire était encore là, je devais être rigoureux, objectif, pas question de m’amuser à faire des vers, le but était que je puisse être inséré dans une case à l’issue de ce bilan pour le bien de la Nation.

Mes bagages, je m’en souviens, parfois ils étaient lourds, je ne savais plus où les mettre, encombrants, ils prenaient de la place dans le bus, mes bagages, il aurait fallu des roulettes, des roulettes pour avancer plus vite jusqu’à la gare et partir… partir loin de l’autre côté de l’océan, ou, peut-être en Provence, dans le Lubéron, sur une colline à écouter les cigales. C’était joli, Nantes aussi, il pleuvait sur Nantes mais c’était joli au printemps, Nantes,  tous ces jardins qui se réveillaient d’autres mondes lointains.

Je posais mes bagages au Jardin des Plantes. Je les oubliai, je me sentais léger, léger comme une plume de colibri, à pleins poumons je respirais la vie.

« Ils sont à qui, ces bagages ? –Je ne sais pas, peut-être à ce paon ? ».

« Pan ! ». Le verdict était tombé, nous serions confinés jusqu’au onze mai.  Notre Chef avait parlé. Il était beau, il était grand, notre Chef, il nous aimait et on l’aimait, notre Chef. On avait tout oublié, ces coups de matraque, ces coups de  gaz, ces petites réflexions blessantes pour les petites gens, tout était pardonné.

Je traversais la rue de mes pensées. Pour l’heure, j’avais besoin de respirer, le Jardin des Plantes était loin, je n’avais pas le droit de m’y rendre, de toute manière, il était fermé, le Jardin des Plantes. Nous ne pouvions plus nous promener dans les jardins publics, c’était pour notre bien, la nature se refaisait une santé.

Je me sentais léger, si léger…

 

Compétences : (Le Petit Larousse de Poche) 1- Capacité reconnue en telle ou telle matière. 2- Droit de juger une affaire.

Compétences : (Le Petit Rousse de Poche) Cœur qui vibre pour la Vie.

 

Une note traversait le ciel.

 

Thierry Rousse, Nantes, 14 avril 2020.

6ème récit, 30ème Jour de ConfiNez

De l’utilité des dernières lignes et des vaches

Je venais de me faire arrêter ce Lundi matin de Pâques, juste au carrefour de mon Ami le Séquoia et de l’Oiseau qui chante. Une gendarmette m’interpella : « D’où venez-vous ? – Du chemin autorisé, vous savez, celui qui mène aux vaches. –Je ne connais pas. Les berges sont interdites. – Je n’étais pas sur les berges, j’étais sur le chemin autorisé, vous savez, celui qui mène aux… ». Je savais bien que les berges étaient interdites depuis plusieurs jours, des barrières avaient été posées en travers du chemin. « Interdiction sous peine d’amende ». J’avais donc bifurqué et découvert un nouveau chemin sous les peupliers, à  ma plus grande joie, j’avais rencontré au bout du chemin des vaches faisant la grasse matinée. Je ne m’attendais à les voir, les gendarmes, à mon retour, au carrefour de la nature sauvage. Un sportif venait d’être interpellé comme moi.  Il expliquait à la gendarmette que le panneau d’interdiction avait été enlevé. «  Votre autorisation de sortie ? ». Je lui montrais mon autorisation de sortie qu’on devait téléchargée à présent sur son Smartphone pour éviter les contacts humains. Elle regardait en se reculant. Je voyais l’amende s’approcher à grands pas, 135 euros, mon budget nourriture pour le mois. Je plaidais vaillamment ma cause, j’étais mon propre avocat près  de mon Ami le Séquoia et de l’Oiseau qui chante. Je défendais également la cause du sportif suspendu dans son élan. « Vous savez, nous avons besoin de la nature pour respirer, c’est elle qui m’a sauvé quand j’étais malade. – Il est 11h22. Vous avez dépassé l’heure autorisée. Je vous laisse partir cette fois-ci. Rentrez chez vous ! Rentrez chez vous ! ». Je rentrais chez moi, tête baissée comme un enfant pas sage. J’avais dépassé l’heure. Honte à moi ! J’avais regardé trop longtemps les vaches qui faisaient leur grasse matinée. Il fallait bien me rendre à l’évidence. Je faisais partie de la dernière ligne, la ligne des gens qui sont utiles parce qu’ils restent chez eux. J’aurais pu prétendre à mieux dans ma vie, être avocat de la nature, être avocat des causes humaine, animale, végétale. Il y avait ce noyau de Chef qui était le plus fort, qui nous étouffait. « Restez chez vous ! ». Il me restait à marcher sur les trottoirs, entre les routes de goudron et les murs de béton, un kilomètre, mille pas de tristesse et de rêves. « La loi est bien faite pour ça, vous empêcher, restreindre votre liberté… ». La loi est bien faite pour ça, restreindre  notre plaisir à marcher,  à courir, à respirer, à vivre jusqu’à ce que nous comprenions que nous devons rester chez nous pour sauver des vies. L’argument du Chef était incontournable, puissant, indiscutable. Le Chef avait toujours raison. « Oui, Chef ». Il y avait combien de lignes ? Je rêvais de monter d’une ligne, une ligne au-moins.

« Nantes, Ville Solidaire ». J’avais lu cette publication, un jour de ciel bleu. On pouvait être utile, utile aux autres. Il suffisait d’écrire un mail. Je l’avais fait, j’avais écrit mon mail : « Je veux être utile aux autres ». Quel bonheur, quand deux jours plus tard, une charmante voix féminine m’appelait : « Nous avons bien reçu votre mail, monsieur, où vous formulez votre demande d’aider les autres. Je dois être sincère avec vous, nous avons déjà 300 demandes. » La charmante voix féminine flairant, sans doute, ma déception au bout du fil, fouillait dans ses dossiers. « J’ai une mission pour vous, monsieur ! Mais si on ne vous rappelle plus après cette mission, ne le prenez mal, c’est qu’on n’a plus besoin de vous ». La charmante voix féminine me dit avant de raccrocher: « Protégez-vous, monsieur, pensez à remplir votre autorisation de sortie, et… bon courage ! » et elle coupa le bout du fil qui nous avait relié quelques instants chaleureusement.  J’étais sauvé, j’avais une mission, une mission : aller chercher cinq autorisations de sortie à la pharmacie du Lion d’Or et les porter à Fernand. Fernand c’était la dernière ligne que je devais aider. Fernand vivait tout près de ma rue et je ne le savais pas.  Je remplissais mon autorisation de sortie et courrais accomplir gaiement ma mission. J’étais sauvé, j’étais utile à la Nation ! Je montais, subitement, d’une ligne. La pharmacie du Lion d’Or était fermée. Je courrais à l’autre pharmacie, celle tout au bout de la large route de Clisson, la pharmacie du Clos Toreau. La pharmacie du Clos Toreau était fermée. Je courrais à la pharmacie que je venais de quitter. La pharmacie du Lion d’Or venait d’ouvrir. Quelle joie ! La croix verte clignotait de tout son éclat. Il y avait deux lignes, celle des gens contaminés et celle des autres. Je prenais la ligne des gens contaminés, « on ne sait jamais », je n’avais jamais pu savoir si j’avais été atteint du Covid-19 ou non car je n’avais jamais fait le test, je n’avais jamais fait le test car il n’y avait pas de test. « Les tests, Adjudant ! Où sont les tests ? – Avec les masques, Chef. – Où sont les masques ? – Il n’y en a pas, Chef ». La jolie pharmacienne portait un masque. Une miraculée. Je voyais ses yeux bleus comme le ciel. « Je voudrais cinq autorisations, mademoiselle, ce n’est pas pour moi, c’est pour Fernand, Fernand, il ne peut pas sortir car il n’a pas d’autorisation de sortie, Fernand, et qu’il ne peut pas écrire Fernand car il a mal à la jambe Fernand. La jolie pharmacienne me donnait une autorisation de sortie. – Cinq, mademoiselle, j’en voudrais cinq, mademoiselle, c’est la mairie qui m’envoie. ». Le temps pressait. Il y avait urgence. « Attendez, monsieur…. ». La jolie pharmacienne disparaissait au fond de la partie secrète de la pharmacie et s’entretenait avec la Chef des pharmaciennes. La jolie pharmacienne revenait avec un joli sourire aussi joli que ses yeux bleus et me tendit les cinq autorisations demandées. J’étais sauvé, je courrais jusqu’à chez Fernand avec mes cinq autorisations à la main. Je les ai ! J’arrive Fernand ! J’arrive Fernand !

Fernand habitait une impasse. Sa fenêtre était grande ouverte, Fernand m’attendait. Je lui tendis fièrement ses cinq autorisations de sortie. En échange, Fernand me tendit deux lettres. « Je ne sais pas où les poster, ils ont entouré la boite aux lettres de notre quartier de scotch. ». Je ne m’en étais pas rendu compte. Effectivement, on ne pouvait plus poster de lettres. « Je franchirai la frontière, j’irai les poster à Beautour, Fernand ! Beautour,  c’était peut-être mille pas et plus. Je risquais gros… Je le faisais pour Fernand, pour ses deux lettres à Fernand.» Je lui  transmettais mon numéro de téléphone : « Appelez-moi, si vous avez besoin ! ». Le lendemain, j’étais  à mon rendez-vous habituel, au carrefour de mon Ami Séquoia et de l’Oiseau qui chante. Mon téléphone sonna : « C’est Fernand, venez, ça ne va pas ! ». Je quittais mes Amis et courrai, courrai jusqu’à la maison de Fernand. Les volets étaient clos. Je sonnais. Fernand m’ouvrit. Il faisait noir. Une odeur de renfermé se propageait au dehors, imprégnant mes vêtements. « Je vais mourir, je vais mourir ! – Ouvrez vos volets, Fernand, il faut laisser rentrer l’air, la lumière ! » . Je n’avais pas de masque, je ne pouvais pas m’approcher de Fernand. « Les masques, où sont les masques, Adjudant ! – Sur le tarmac, Chef ! – Et bien allez-y ! – Le tarmac est en Chine, Chef ! – Et bien, prenez l’avion !  – Il n’y a plus d’avion, Chef… ». Il n’y avait plus d’avion, les masques étaient sur le tarmac en Chine et je ne pouvais pas m’approcher de Fernand. Je lui parlais de l’autre côté de la fenêtre. « Vous avez de la fièvre, Fernand ? Mal à respirer, Fernand ? – Mais, approchez-vous pour me parler ! Pourquoi vous me parlez à un mètre ? – C’est la guerre, Fernand, nous sommes en guerre. Nous devons respecter la distance obligatoire. Vous respirez, ça va ! – Je vais mourir, vous comprenez, depuis que je ne vois plus personne, je me suis remis à boire… ». Il y avait sur sa table, une bouteille de rosé ouverte, un stylo, deux cartes postales et, au fond, l’image de Jésus. « Et vous avez des enfants? Vous les voyez vos enfants? – Ils sont à Lille, mes enfants- Ils vous appellent ? – Non, je vais mourir. – Non, vous n’allez pas mourir, Fernand, je suis là ! – Si, je vais mourir puisque je vous le dis. Je vais prendre trois comprimés, je vais boire et je vais mourir». La mort de Fernand semblait imminente, fatale, Fernand l’avait décidé, il ne voyait plus ses enfants, Fernand. J’appelais les Urgences. Ils me répondirent aussitôt. J’étais sauvé pour Fernand. J’expliquais la situation. « Vous avez bien fait de nous appeler… Oui, je comprends… Je vous passe le médecin ». Je me sentais heureux, je parlais aux premières lignes, Fernand écoutait. Le médecin gentiment me dit : « Tant que ce monsieur est alcoolisé, nous ne pouvons rien faire, c’est une réaction normale de décompensation au confinement. Il faut qu’il appelle, demain, son médecin. Dites-lui qu’il ne boive pas s’il veut qu’on le soigne ». Nous étions dimanche. « Je comprends, Docteur, au revoir, Docteur… Fernand, il faut laisser l’air rentrer dans votre maison et boire de l’eau. L’eau et l’air, c’est bon pour la santé ! ». Je prévenais les voisins d’en face. Une maman radieuse avec ses deux enfants m’ouvraient leur porte. « Vous voyez, Fernand, vous n’êtes pas seul, vous avez de gentils voisins ! Je reviens vous voir demain, promis ! Tenez bon, Fernand ! A demain ! ». Je laissais mon numéro de téléphone aux voisins. Ils m’assuraient qu’ils allaient veiller sur Fernand. Je leur faisais confiance aux voisins. Ce n’était pas la première fois que Fernand rechutait dans l’alcool, plusieurs fois ils l’avaient relevé dans l’impasse. Le lundi, je revenais chez Fernand. Les volets étaient clos. Deux lumières brillaient à l’intérieur. Fernand ne répondait pas. J’alertais les voisins. Ils ne l’avaient pas vu. J’appelais le service Solidarité de la Ville de Nantes. « Nous faisons le nécessaire, vous avez bien fait d’appeler. ». Le cas de Fernand était désormais entre les mains des professionnels. « Votre mission est finie. Nous vous remercions pour votre aide » m’avait dit la charmante voix féminine au téléphone. Ma mission était accomplie, je quittais l’impasse, je rentrais chez moi, rejoignant les dernières lignes. Je descendais d’une ligne.

Pour remonter dans les lignes, il y avait une autre stratégie : travailler, c’est être utile pour la Nation ! « Il y a les asperges à ramasser ! » proclamait la Chef du Travail en Temps de guerre, affolée. « Qui va les ramasser les asperges ? ». D’habitude, c’était les gens de l’Est qui les ramassaient les asperges, ceux qui travaillent beaucoup et vite et qu’on ne paye pas cher. « Sortez de chez vous, il faut aller ramasser les asperges pour nourrir la Nation ! – Mais on m’a dit de rester chez moi ! – Et les masques, où sont les masques, Adjudant ? – Avec les tests, Chef. – Où sont les tests ? – Il n’y en a pas, Chef… ». Travailler sans les masques, toucher les seaux, les asperges, porter les mains à son visage, éternuer à moins d’un mètre… Et la Chef du Travail  en Temps de guerre, elle irait les ramasser les asperges, la Chef ? … Certes, il y avait toujours des héros sacrifiés en temps de guerre. « La guerre finie, on leur rendra un bel hommage aux héros sacrifiés autour de la flamme du soldat inconnu, Adjudant ! – A vos souhaits, Chef ! ». La médaille en chocolat puisque c’était bientôt Pâques serait pour les héros qui sortiraient vivants de cette guerre.  « Il aura peut-être coulé le chocolat, Chef ! – A vos souhaits, Adjudant ! ». Le Chef portait un beau masque. Il ressemblait à un canard, le Chef. L’Adjudant ne portait pas de masque car il était Adjudant et il ressemblait à un simple homme. J’attendais un peu avant de rejoindre les tranchées, avant d’être un héros sacrifié sous l’Arc du Triomphe. Je commençais un bilan de compétences à distance. J’avais le choix, plusieurs cases s’offraient à mon destin : employé de boulangerie, caissière dans un Franprix, opérateur intérimaire au tri des déchets, éboueur, routier ou aide à domicile. Il y avait sans doute d’autres métiers utiles à la Nation où on ne portait pas de masque puisqu’il n’y avait pas d’avion.

En attendant la gloire, il me fallait assumer d’être une dernière ligne.

Que faisaient les dernières lignes ? Je menais mon enquête sur Big Brother, et là, je découvrais un nouveau monde. Les dernières lignes étaient capables de choses formidables : des dessins, des photos, des vidéos qui me faisaient rire aux éclats, des dessins, des peintures, des poèmes, des lectures qui m’enchantaient, des textes qui me faisaient réfléchir, des voix douces qui m’apaisaient, me relaxaient, des corps qui dansaient au milieu de la rue, des clownes au féminin qui accompagnait mes heures de sourire et de tendresse, tous ces cœurs qui surgissaient derrière le mot d’ordre « Restez chez vous », toutes ces mains tendues à travers le monde. J’avais maintenant 604 amis sur Big Brother et je n’en avais jamais eu autant de ma vie, comme si je pouvais prendre dans mes bras tout ce monde et le bercer, le saisir et l’aimer. Nous ne faisions qu’un et portions dans nos pleurs les corps disparus. Le Grand Frère était ému et ne rapportait plus rien au Chef.

Et les vaches ? A quelle ligne, elles appartenaient les vaches ? Le Chef n’avait pas pensé aux vaches, comme il n’avait pas pensé aux herbes ni aux fleurs, ni au Séquoia ni à l’Oiseau qui chante dans le Séquoia, le Chef, le Chef pensait à ce qu’il allait dire à la Nation dans quatre heures, le Chef. « Je suis bien coiffé, Adjudant ? – Oui, Chef ! Si je peux me permettre, Chef, enlevez votre masque, vous ressemblez à un canard. – Je montre l’exemple à la Nation, Adjudant ! – Je peux avoir un masque, Chef ? – Cousez-le vous-même, votre masque ! – Vous avez du fil, Chef ? – Non, mais les Chinois en ont ! ».

Ligne : (Le Petit Larousse de Poche) 1 – Trait fin et continu : « tracer une ligne ». 2 – Ce qui forme une limite, une séparation : « ligne de démarcation ». 3 -Forme, contour, dessin, silhouette : « ligne d’une voiture ».  4 – Direction suivie : « Aller en ligne droite ». 5 – Règle de vie, orientation : « Ligne de conduite ». 6 – Suite, série continue, alignement, rangée : « Ligne d’arbres, ligne de mots ». 7 – Série de transport, de communication entre deux points : « ligne de métro, ligne téléphonique ». 8- Fil terminé par un hameçon : « Pêche à la ligne ». 9 – Générations qui se succèdent : « En ligne directe, descendre en droite ligne de ». 10 – Disposition d’une armée prête à combattre : « les lignes ennemies ».

Ligne : (Le Petit Rousse de Poche) Trait qui vient de l’inconnu et se dirige vers l’inconnu : « Vie ».

J’effaçais toutes les lignes de mon carnet d’écriture. Les pages devenaient blanches, blanches comme des colombes qui s’envolaient un Lundi de Pâques. « Les vaches étaient utiles à la Nation », je répète, « les vaches étaient utiles à la Nation. »

Thierry Rousse

Nantes, Lundi de Pâques, 13 avril 2020.

5ème récit, 29ème Jour de ConfiNez