Un emploi pour demain ?

Mardi 21 avril 2020. Temps ni ensoleillé, ni pluvieux. Un drap de nuages pour me couvrir. 20 000 morts… La barre avait été atteinte, hier soir, en France. Qui croirait qu’on atteindrait cette barre le vendredi 13 mars 2020 ? Les vendredi 13 portaient malheur, disait-on. Je n’aimais pas la superstition, tous ces horoscopes, et celles et ceux qui nous prédisaient l’avenir. Nous étions sur un plateau, un plateau élevé certes, mais un plateau. C’était un Chef qui l’avait dit, je ne savais plus quel Chef, il y avait tellement de Chefs, ces temps-ci, qui prenaient le micro. Était-ce le Massif central ? Le Massif armoricain n’était plus bien haut. Je ne connaissais guère d’autres Massifs. Le Massif alpin ? Il manquait de rondeurs. Le Massif central correspondait bien à la situation actuelle. Y-avait-t-il des morts dans le Cantal, en Auvergne, dans l’Aveyron, en Corrèze ? Je l’ignorais. Il y avait eu de la neige en Corrèze ces derniers temps. Depuis, du Lilas, et des contes qui se racontaient. Je l’avais appris de source sûre, une amie correspondante en Corrèze. Non, pas de Fake News, un joli jardin, des arbres et la mélodie des notes de la vie sur les cordes d’une guitare. Les combats avaient principalement lieu dans l’Est, les Hauts de France, l’Ile de France et Marseille. A Nantes, j’étais épargné. Les Bretons défendaient leur terre. La Duchesse Anne veillait à ne pas laisser entrer l’ennemi dans sa forteresse. 20 000 morts, 20 000 lieux sous les mers. Il fallait positiver. Dire le nombre de rescapés, dire le nombre de vivants. « Ma maman est morte. – Oui, mon enfant, mais il y a 37 188 patients guéris ! – Ma maman est morte. – Oui, oui, mon enfant, mais il y a 37 189 patients guéris ! – Ma maman est morte… ». L’enfant pleurait, on n’entendait pas ses pleurs. 20 265 lieux sous les mers, à 18h24, ce mardi 21 avril 2020. Les gens avaient besoin de rire pour s’en sortir sans sortir. Chaque nuit, vers 3 heures du matin, mon cerveau me réveillait. Je pensais aux mortx. Ma minute de silence durait une heure, parfois deux, parfois trois. Je ne parvenais plus à trouver le sommeil, me retournant d’un côté et de l’autre de mon fil, et finissant, allongé sur le dos, les yeux au ciel, les mains croisées. Je pensais aux morts, je pensais à cet enfant, je pensais à sa maman, je pensais aux anges. Que pensaient les anges de toute cette tragédie ? Était-elle bien écrite ? Bien mise en scène ? Un chœur de 171 152 voix dans le ciel du monde s’élevait. J’écoutais ce requiem dans le silence de la nuit. Mozart avaient composé ces notes pour ces cœurs qui pleuraient, une mélodie pour l’enfant et sa maman séparés. Et les autres morts ? Le Chef de la Santé n’en parlait point, des autres morts. Avaient-elles disparu ? Plus de cancer, plus de Sida, plus de crise cardiaque, plus d’accident vasculo-cérébral, plus de grippe, plus de carambolage sur la route, plus de femme tuée sous la main folle de son époux ? Le Covid-19 avait supprimé toutes les autres morts pour s’attirer à lui les honneurs. A la Une, Pétula savait communiquer. Le ring nous offrait deux héros : Covid-19 et les Grands Chefs de l’Humanité qui s’affrontaient en final de la Coupe du Monde. « Le Monde », impossible de le trouver dans les trois Tabac-Presse de mon territoire de circulation autorisée. A croire qu’il avait disparu, le monde… Connaîtrais-je les résultats, les vrais, je veux dire, pas les officiels ? Mes récits seraient-ils bientôt censurés par la Cour Suprême de la Santé ? Il n’y avait plus de mort en Chine, plus aucune mort, les Chinois étaient devenus éternels et sauvaient un monde en péril. Des guerres, du chaos, des ruines, il y avait toujours à s’enrichir. Mes mots étaient décousus comme des éclats de bombes au milieu de mes phrases. Le Covid-19 atteignait maintenant mon cerveau. Il me fallait retrouver le lit au risque de vous perdre. Combien il y avait de morts chaque jour ? Combien d’insomnies chaque nuit ? Combien de voix pour les morts et les vivants ? Combien de larmes pour l’enfant et sa maman ?

« Quel est le comportement du virus dans l’eau de mer ? » s’interrogeait le Chef du Tourisme. « Le tourisme est notre priorité nationale » avait déclaré un des Chefs, je ne savais plus lequel, je m’y perdais dans les Chefs entre deux verres de blanc. « C’est le moment de redécouvrir notre France, son patrimoine ! ». Je redécouvrais le Requiem de Mozart. « Les joyaux du Patrimoine ! », renchérissait le Chef du Tourisme.  Une larme brillait dans le crépuscule de l’enfant. Une étoile. « Maman ! ». Il fallait penser au rebond du tourisme, demain, serait différent, on apprendrait à jouer aux cartes dans sa caravane. Nous penserions au repos de nos âmes et corps perdus. « La France doit demeurer sur la première place du Podium ». Le Chef du Tourisme avait bien parlé, nous étions sauvés, nous partirions en vacances cet été. Pour les mariages, il faudrait attendre d’ôter son masque. J’attendrais sagement Cendrillon. La patience était la délicatesse de l’Amour. Je buvais avec tendresse les larmes du ciel. Au coeur de la pensée positive, j’avais envie, cette fois-ci, de pleurer, mais les vagues ténébreuses ne venaient point. L’océan était calme comme le ciel, souffrant en silence, des mots tués, d’un devoir de sourire pour exister. Je ne me marierais point cette année. La planche sous le bras, la surfeuse attendait la seconde vague. « Les masques, les tests, les avions, Adjudant ? – Avec les « Tracking », Grand Chef ! – Nous sommes sauvés, Alléluia ! »- L’Assemblée du dimanche voterait pour les « Tracking ». Les « Tracking », un mot Viking pour désigner les applications 5G, points G ultimes des désirs technologiques, tout maîtriser de la vie. Une application à télécharger sur mon Smartphone, et je saurais tout de la femme que j’ai croisée, sa température, son origine, son domicile, son caractère, si elle préfère les coquillettes ou les spaghettis, si elle est plutôt béton ou herbes folles,  si elle est plutôt caniche ou vache écossaise, si elle est plutôt, contaminée, libertine, fidèle ou libre. Garantie assurée pour un mariage réussi ! Les Grands Chefs de l’Humanité étaient ingénieux. Ils concoctaient dans leur cuisine le monde de demain.

Je venais de recevoir aujourd’hui les résultats de mes tests Schein et Riasec, des tests scientifiques pour dire qui j’étais, quel emploi je ferais demain. Les résultats étaient bons, plutôt bons, plutôt… J’avais juste une note en dessous de  la moyenne : « réaliste ». Je n’étais pas réaliste. Je vivais sans doute dans une autre réalité. Laquelle ? Le Grand Chef me remettrait dans le droit chemin. « Tracking, le monde de demain ! La réalité virtuelle de tous les plaisirs ! ». Nous ne fréquenterions plus les gens contaminés, pris en charge par le B.S.U. (Brigade Sanitaire d’Urgence pour les lectrices et les lecteurs qui n’avaient suivi mes épisodes précédents. Hou ! ). Nous serions sains et heureux. Je savais que je ne pouvais pas entrer dans la case, mes rêves prenaient trop de place. Je me contenterais d’un arrosoir, je sèmerais des fleurs, le long des trottoirs, pour que l’enfant respire. Des fleurs pour les âmes envolées, un sourire pour les anges. L’enfant prendrait soin de son coquelicot chaque matin, chaque soir, chaque nuit en contemplant son étoile. Des Super U naîtraient des fermes, où sur son vélo, l’enfant viendrait chercher des carottes, des choux, des radis et du bonheur. Nantes serait la plus belle ville de toutes les villes, et toutes les villes de tous les pays du monde, jalouses, de la joie de ses habitants, sèmeraient à tour de mains du bonheur tout le temps. Discret, désertant la réalité, je serais le semeur de pétales, à sandales, parcourant les chemins d’une vie retrouvée avec mon enfant.

Emploi (Le petit Larousse de Poche) : 1- Usage qu’on fait d’une chose : l’emploi de son argent, de son temps. 2- Travail salarié, fonction, place : chercher, obtenir un emploi ; emploi lucratif. 3- Genre de rôle joué par un acteur : avoir la tête de l’emploi. Emploi du temps : distribution des occupations dans la journée, la semaine.

Emploi (Le petit Rousse de Poche) : Ce qui me relie à Toi.

Demain est aujourd’hui.

 

Thierry Rousse, Nantes, Mardi 21 avril 2020.

13ème récit, 37ème Jour de ConfiNez

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