De la nécessité des vaches écossaises et nantaises

Nantes, vendredi 17 avril 2020. Je cochais la deuxième case  sur l’attestation de déplacement dérogatoire du Ministère de l’Intérieur numérique téléchargeable  avec le code-barres QR : « Déplacements pour effectuer des achats de fournitures nécessaires à l’activité professionnelle et des achats de première nécessité dans des établissements dont les activités demeurent autorisées (liste des commerces et établissements qui restent ouverts) ». C’était vendredi, et le vendredi, c’était le jour de ma grande sortie, la sortie la plus éloignée de mon domicile. Je m’y rendais à pied avec mon caddy de tronches de clowns peints par l’artiste discrète et si talentueuse, Fabula, qui méritait les plus beaux musées des Beaux-Arts. Elle avait ajouté cette maxime, dans un angle du caddy : « J’ai décidé d’être heureux, c’est bon pour la santé ». Je n’avais d’autre choix que d’être heureux en tirant mon caddy de tronches de clowns. Je cherchais partout mes chaussettes jusqu’à ce que je me souvienne que je ne portais plus de chaussettes depuis que le soleil d’été rayonnait en avril et que je portais des sandales en été donc en avril. Ainsi, chaussé de mes sandales, nus pieds, tel un pèlerin, partais-je accomplir mes achats de première nécessité. J’aurais aimé courir à la ferme du coin, parler aux fermiers, à la fermière aussi, me procurer ses belles carottes, ses belles salades, ses beaux radis et ses beaux choux jaillissant de la terre, manger une nourriture nécessaire, saine et vitale pour ma santé, mais il n’y avait pas de ferme dans le coin de mon quartier, juste un Lidl et un Super U. J’optais, à défaut de mieux, pour le Super U, un peu plus loin. C’était super, non ? Je découvrais qu’en allant tout droit, en restant sur la rue de la Gilarderie, j’atteindrais le Super U.  Ca aussi, je l’avais découvert grâce au confinement. La rue de la Gilarderie ! Cette rue bordée de maisons fleuries était calme, apaisante, rien à voir avec la large route de Clisson qui voyait, à l’approche du Jour J, son flot de voitures rejoindre ses habitudes. Une femme promenant son gros chien noir me regarda et me salua. « Les gens sont gentils dans cette rue, le ciel est bleu et les oiseaux chantent », je me dis. Je me serais cru en vacances. Une maman disait à ses trois ados : « Je crois qu’on est bon ! ». Une opération « Jardinage » venait d’être atteinte, il restait des binettes fatiguées et des plates-bandes impeccables. J’arrivais au Super U après avoir traversé le pont face au Cabinet médical étrangement désert. En dessous du pont, c’était  la ligne droite du Busway qui menait à la cathédrale, une cathédrale que je n’avais pu vue depuis trente trois jours. Elle me manquait la Cathédrale, le Château aussi, le Jardin des Plantes, la Gare aussi me manquait, le Café du Jardin des Plantes me manquait, Le Lieu Unique et sa terrasse me manquaient, Le Café Rouge Mécanique me manquait, le Pub irlandais me manquait, le Grand T, le TNT, La Ruche, Le Cyclope, le Théâtre Francine Vasse, le T.U. , le Centre Chorégraphique National de Danse, Le Katorza me manquaient, Le Live Bar me manquait, les librairies me manquaient, la Loire, l’Erdre, la Sèvre me manquaient,  la Butte Sainte-Anne me manquait, l’Eléphant me manquait, Les Nefs aussi me manquait, la Rue Joffre me manquait, Bouffay et l’Ile Feydeau me manquaient, l’Ile de Versailles aussi me manquait, le Séquoia, l’Oiseau qui chante dans l’Arbre me manquaient, la vie me manquait, mon Papa me manquait, mais il y avait le Super U, et, le Super U, c’était super! J’attendais sagement mon tour, un mètre de distance entre « je » et « moi ». L’Agente masquée Super U me fit entrer, le tapis roulant me conduisait au sommet de mes achats de première nécessité. Je jubilais « L’Humanité Dimanche », c’était ma première nécessité, juste à gauche en pénétrant dans le super Super U, il n’y avait que là que je le trouvais « L’Humanité Dimanche », là, à la périphérie du périmètre de mes milles pas. C’était ma lecture du week-end. « L’Humanité Dimanche » en mains, je me sentais humain. Au fil des pages glacées, j’entendais des rires, des coups de gueule, des verres s’embrasser, la foule danser. « La Fête de l’Huma » à La Courneuve, c’était mon rendez-vous annuel avec Camarade Boris, un célèbre acteur de cinéma au talent encore inconnu de la Croisette. La Croisette perdait gros. « A la tienne, Camarade ! ». J’attendais mon Camarade au Stand de la Vendée. Midi précises, arrivait mon Camarade !… « Camarade ! Camarade ! ». Une franche accolade d’une amitié de 23 années et c’était parti, huîtres, sardines grillées, muscadet, Trouspinette obligée, la Vendée avait même inventé son anisette,  et on allait, par les allées,  zigzaguant, refaire le monde de village en village, de pays en pays, de continent en continent, traverser les océans, trinquer au nouveau monde. Il y avait les concerts naturellement, les petites scènes accueillant les futurs talents de demain, et les grandes scènes, de Manu Chao à Lavilliers, de Youssou N’Dour à Julien Clerc, de Renaud à Grand Corps Malade, et les débats sur le monde. On les écoutait de loin les débats sur le monde, Camarade. Il y avait dans la poussière ces infirmières qui réclamaient plus de moyens pour l’hôpital, et on les applaudissait, on les soutenait, Camarade, les infirmières, un verre à la main, on pensait que le monde irait mieux, qu’il chanterait, qu’il danserait le monde, qu’il serait l’humanité, le monde au Stand de La Courneuve ! Puis il y avait les petits carnets roses que j’achetais, la deuxième rangée du Super U, mon deuxième achat de première nécessité. Roses, pourquoi roses, j’aurais pu prendre les blancs, les petits carnets blancs ? J’aimais ce rose qu’on attribuait, peut-être, bêtement, aux femmes, je me disais qu’un cœur de mère prendrait sans doute soin du monde.  Ces petits carnets où je notais ce que je lisais, ce que je voyais, ce que je ressentais au fil de mes heures passées dans le train de la vie. Au fond du super super Super U, il y avait le fameux cidre fermier. Je n’avais jamais osé, je me l’étais interdit, et cette fois-ci, je l’avais pris entre mes mains, 6 euros 30, le fameux cidre fermier bio. Je le dégusterais à petites gorgées le soir venu, le fameux cidre fermier bio. Enfin, au fond du super super super Super U, c’était la viande saignante et la viande blanche. Je l’évitais depuis un certain temps la viande saignante et la viande blanche, je fermais mes yeux, je pensais aux bœufs, aux cochons, à la volaille qui hurlaient dans le silence des abattoirs, ce monde, la nuit, qu’on cachait aux regards de l’humanité. Je me contentais des fruits de mer. Je n’avais pas franchi ce pas, d’être un végétarien, le but ultime de ma vie. Les crevettes, les moules, les bulots, la paëlla, la choucroute de la mer, le risotto au saumon sans doute hurlaient aussi. Je me bouchais les oreilles. Ce soir, je me ferais plaisir. Je remplissais à ras bord mon caddy de croissants, de jus d’orange, bio le jus d’orange, de fromage, bio le fromage, d’œufs, bio les œufs, j’avais atteint le plafond, 92 euros de courses, et un caddy qui me disait « assez ! ». Je ne mangerais plus, promis. J’avais jusqu’à la fin du mois pour remplir mon ventre déjà bien dodu, mon ventre. Ses yeux brillaient, les yeux de la jolie caissière masquée. Je ne voyais pas son sourire, mais il y avait le sourire de ses yeux et cela me suffisait à être heureux. Quel courage, travailler en cette époque de guerre ! J’avais envie de la rejoindre dans les tranchées, mais on m’avait dit que j’étais trop lent pour tenir une caisse, trop lent pour être une jolie caissière aux yeux brillants, trop lent pour faire partie de ce monde. J’étais à côté, je marchais à côté du monde, descendant à regret le tapis roulant avec mon caddy de clowns. Il fallait bien rentrer, rentrer et me confiner. « Au revoir… C’était super, super, super, super, Super U ! ».

Fernand avait été emmené cet après-midi par l’ambulance, un voisin avait défoncé sa porte. Je n’avais pas été là pour Fernand. « Votre mission est terminée, le relai est assuré » m’avait-on dit, il y avait plusieurs jours de cela. Ma formatrice venait au même moment de m’appeler. C’était pour les résultats de mon bilan de compétences. Je m’en voulais, Fernand. « Vous êtes sûr de pouvoir trouver un travail qui correspond à vos valeurs ? – Comment ?… ». Je n’étais pas là, je n’étais plus là. J’étais où ? Loin d’un monde du travail qui ne voulait point de mes rêves.

J’étais dans le pré face aux vaches, ma pensée avait voyagé. Des vaches écossaises et nantaises rassemblées dans un même pré. Je les regardais, elles me regardaient, nous n’avions rien à nous dire, rien ne se passait, nous étions simplement, nous aurions pu nous regarder des heures, rien de plus ne se serait passé. C’est ce qui me rassurait, sans doute, avec les vaches, « rien qui ne se passe », je me sentais bien, en toute sécurité, tout était si tranquille, rien ne changeait, elles me regardaient, je les regardais, et puis c’était tout, tout et presque rien, rien à penser, rien à calculer sur le monde, regarder, se regarder, être regardé. Je laissais mes pensées batifoler dans le pré. Le soleil souriait. Nos yeux nageaient dans le ciel. Je me sentais être une vache parmi les vaches. Les vaches ne faisaient point de distinction, nantaises, écossaises, parisiennes, normandes, bretonnes, vendéennes, bourguignonnes, berrichonnes, limousines, elles étaient des vaches, tout simplement des vaches. Les Hommes au fil des siècles avait planté des piquets, tendu des barbelés pour les séparer. Ce pré humide les avait rassemblées par amour : écossaises et nantaises. Je me cultivais à mon futur destin : Les vaches écossaises étaient robustes, capables de résister aux conditions les plus rudes. Elles accouchaient, seules, les vaches écossaises. Idéales pour entretenir les plaines inondables, les vaches écossaises, elles l’étaient, idéales. Des vaches en ville, depuis longtemps, nous n’en avions point vu. Des vaches à longs poils, des Higland Cattle. Des vaches à cornes avec pour mission : entretenir vingt hectares de prairies sur les bords de la Sèvre. Le gyrobroyage, bruyant et polluant, qui faisait peur aux petits animaux, pouvait rester couché, et les jardiniers, se reposer. Les vaches écossaises broutaient tranquillement et les prés étaient beaux. On entendait les oiseaux chanter. Quatre blondes du pays, nantaises,  tenaient compagnie aux écossaises, et le monde n’avait point de frontière, elles étaient libres et heureuses, les vaches écossaises et nantaises.

Nécessité : (Le petit Larousse de Poche) 1- Caractère de ce qui est nécessaire : Gagner sa vie est une nécessité. 2- Besoin impérieux, exigence : les nécessités de la vie. Par nécessité : par l’effet d’une contrainte.

Nécessité : (Le petit Rousse de Poche) Essentiel qui nous relie à la Vie.

J’écoutais Manafina en buvant au goulot une Dorée Bio. Je pensais à Fernand. A mon Papa, aux vivants et aux morts. Je pensais aux vaches écossaises et nantaises. Depuis la fermeture de ces berges des bords de Sèvre, une mélancolie m’accompagnait vers un doux exil incertain. On en sortait comment ? Il était 20h20, je n’avais pas encore mangé, je n’avais pas faim, je crois, « un bout de fromage, un reste de risotto, ça ira bien ! », et « L’Humanité » entre mes mains, « le jour d’après sera demain». Demain, je ne savais pas ce que j’écrirais, je commencerais par un mot sans doute, et j’ajouterais un autre mot pour lui compagnie, au mot, c’est la seule chose dont je pouvais être certain, les vaches écossaises et les vaches nantaises, toi et moi.

Thierry Rousse, Nantes, jeudi 16 avril 2020.

9ème récit, 33ème Jour de ConfiNez

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *