Une fleur

Samedi 18 avril 2020. Le 18 avril, comme chaque année, c’était la Saint-Parfait. Je rayais, heureux, d’une croix le 17 avril. Un jour de fini. Un nouveau jour se levait. La Saint-Parfait ! J’évitais de compter les jours qu’il me restait à vivre jusqu’à La libération, le 11 mai cette année. « Ce n’est pas bon pour le moral », j’avais lu. Il fallait vivre l’instant présent, accueillir l’instant présent comme une chance, la chance de ne plus rien faire, l’occasion d’être, de partager du temps avec ses enfants,  son époux, son épouse, ses amis, euh non, pas ses amis, son chien, son chat, son poisson rouge confiné depuis sa naissance dans un bocal rouge, l’occasion de réfléchir au sens de sa vie et à l’avenir de la planète, du moins pour les troisièmes lignes qui n’étaient ni appelées en deuxième ligne ni au front. Les choses  s’arrangeaient sur le front des tranchées, les cas diminuaient de jour en jour, on commençait à démonter l’hôpital militaire de Mulhouse et à respirer, le Chef avait fait du bon boulot. Enfin, on voyait le bout du tunnel. Les rescapés de guerre donnaient leur témoignage dans Libération: « Un enfer, je me serais cru en enfer ». C’était la Saint-Parfait et l’été en avril semblait persister.

Je descendais l’escalier de ma mezzanine, réveillé par des rayons éclatants, tirais le rideau, ouvrais la fenêtre, le ciel était bleu et les oiseaux chantaient. Un bleu cruel qui me faisait oublier les morts, toujours cet air de vacances insolent, ou, consolateur, ou revigorant. Une. Une fleur. J’avais deux mots pour me tenir compagnie. Bleue. Une fleur bleue. Trois mots. Une fleur bleue au bord de ma fenêtre. Huit mots que je notais sur mon carnet rose. Je lui disais : « Bonjour ! ». Douze. « -Comment ça va ? – Plutôt bien, et vous ? » Dix-neuf. « – Je compte les mots. –Etrange… ». Vingt quatre mots déjà ! «  – Ca passe le temps, je suis confiné. – Confiné ? ». J’en étais rendu au trente-deuxième mot en à peine cinq minutes. J’imaginais le nombre de mots que je pourrais posséder à la fin de la journée. Je les vendrais, ou mieux, je les placerais en Bourse, je spéculerais, j’en ferais des petits, des millions de petits que je cacherais dans un paradis fiscal,  je deviendrais le Google des mots ! Combien pouvait coûter un mot ? Il y avait les droits d’auteur de la fleur à déduire. Je renonçais à ma tâche, le calcul mental m’épuisait. Je cherchais une mission plus métaphysique. Des mots bleus. La journée précédente, j’avais vu sur mon fil de mon actualité Facebook « Les mots bleus » chantés par différents chanteurs. Mais qu’est-ce qu’ils avaient tous à partager « Les mots bleus » ? A cause du soleil ? A cause du Convid-19 ? Oui, d’accord, c’était une belle chanson, « les mots bleus »… Au cœur de la nuit, à minuit, ne parvenant à trouver le sommeil, je découvrais, toujours sur le fil de mon actualité Facebook la mort de Christophe, atteint du Covid-19. Ma première mission ce matin était d’aller acheter le journal. Organiser sa journée était primordiale en temps de guerre.  Je voulais en savoir plus sur Christophe. De lui, quand j’étais jeune, j’avais le souvenir d’un excellent dragueur dont les filles étaient folles quand il chantait : « Et j’ai crié, Aline, Aline pour qu’elle revienne… » . Elle n’était pas revenue Aline mais des centaines de filles s’étaient précipitées dans son lit. Vieux, j’avais ce souvenir de lui, un visage sombre, angoissé, à la limite de la dépression, murmurant : « Je lui dirais les mots bleus, les mots qu’on dit avec les yeux… ». C’était beau, c’était beau, les mots bleus, je les fredonnais, les mots bleus,  mais je n’arrivais jamais à me souvenir de la suite. « Avec les yeux»… Heureusement,  il y avait Boris, Camarade incollable, un juke-box de la chanson française à lui tout seul. « Parler me semble ridicule… Je lui dirais les mots bleus, ceux qui rendent les gens heureux… Une rencontre… De nos retrouvailles… Une histoire d’amour sans parole… ». C’était en avril, les mots n’étaient plus utiles, le silence les avait exprimé, une larme, un sourire. Je me dirigeais au Tabac-Presse de Beautour après avoir coché ma case d’autorisation de sortie : « Acheter le journal des mots bleus ». Les Bleus étaient dans les parages près des bords de la Sèvre. « Désolé, je n’ai plus « Libération », me répondit Aline, la buraliste au joli masque fleuri. De ce pas, je courais au Tabac-Presse du Lion d’Or à l’autre extrémité Nord-Est, il me restait dix minutes. Fermé. Le Tabac-Presse du Lion d’Or était fermé. Deux minutes, j’avais deux minutes pour rejoindre le Tabac-Presse de la Sèvre à l’autre extrémité Nord-Ouest. Il en restait un, un « Libération », et en première page, Christophe, obscur derrière ses lunettes rondes, l’air tourmenté d’un dandy romantique qui faisait tout son charme, aux joues creusées de sillons qui marquaient le temps, les pensées, les whisky et les oiseaux de nuit. Né d’une famille italienne à Juvisy-Sur-Orge, il y avait mieux comme ville. Collé en pension à l’âge de 12 ans à Montlhéry, là aussi, il y avait mieux. Daniel, il s’appelait encore. Il rêvait d’être acteur, Daniel, mais, au retour du service militaire, il décidait de s’appeler Christophe et prit ses ailes, être chanteur. Il descendit à Saint-Trop, où, du beau monde, il fit la rencontre. Je savais tout maintenant sur Christophe, ou presque, ma première mission était accomplie, il était bientôt midi, il faisait chaleur, une chaleur de réchauffement climatique.

Il ne me restait plus aucune seconde pour rentrer me confiner. J’avais épuisé mon crédit de temps. J’étais un hors-la-loi avec mon journal sous le bras, et je fredonnais : « Je lui dirais les mots bleus, les mots qu’on dit avec les yeux… ». « Camarade, c’est quoi, la suite ? ». Camarade était loin, confiné à Paris et ne pouvait me souffler la suite. Un homme en bermuda arrachait, de sa binette, l’herbe verte rebelle sur le trottoir, le long du muret gris de son pavillon. « Laissez-la, l’herbe ! Laissez-la, on a besoin d’herbes, depuis qu’on ne peut plus marcher sur les bords de la Sèvre ! » Lui criais-je en silence, à l’homme à la binette. Il ne m’entendait et poursuivait sa destruction inévitable. « Je lui dirais les mots bleus, les mots qu’on dit avec les yeux… ».  Je n’avais plus envie de rentrer chez moi me confiner. Je déserterais, j’irais dans le ciel… « Une rencontre… de nos retrouvailles… », «Christophe, tu lui as dit, tu lui as dit « les mots bleus, les mots qu’on dit avec les yeux » ? ». Christophe me regardait, une lueur dans les yeux. Chemin de la Roche Verte. Il y avait toutes sortes de fleurs sur le trottoir, le long des murets des maisons coquettes. Je respirais, j’avais retrouvé un peu plus loin la nature, et les vaches écossaises. Était-ce prudent de le dire ici? Qui me lirait ? Qui me lisait ? Un, deux, trois, quatre, cinq amis, peut-être, je comptais mes doigts, dix étaient le maximum. « Vous ne me dénoncerez pas les amis ? Promis ? ».

Les vaches m’avaient regardé, je leur avais dit « les mots bleus », je pouvais rentrer me confiner. L’après-midi fut calme. J’appelais mais il n’y avait personne au bout du fil. Ce serait pour demain… Les heures s’écoulaient en attendant 17h30, l’heure où j’écrirais mon dixième récit. C’était important, ils avaient dit aussi, de se donner un cadre, un emploi du temps. De 17h30 à 19h30, c’était mon temps d’écriture non rémunéré. Pour qui j’écrivais ? Quel journal ? « Intime », le journal « Intime », ou, le journal « Partagé ». « Partagé », je préférais partager en attendant Gallimard, Godot n’était pas venu. Une… L’incertitude de la page blanche. C’était le temps des incertitudes. Rien n’était parfait même le jour de la Saint-Parfait. D’où venait ce virus ? Comment on s’en sortirait et de quoi ? On ne savait rien, personne ne servait rien. De mon avenir, je ne savais rien. Plus d’emploi. Depuis plus d’un an, aucun spectacle vendu. Plus aucun à l’horizon. Ils plaisaient mes spectacles, mais aucun ne les achetait. La vie était devenue rude dans le show-biz et je n’étais pas un businessman. « Hé, Man ! », dans quelle case on me collerait ? Coudre des masques entre deux chinois ? « Plus vite ! Plus vite ! ». Je me coudrais les doigts en voulant passer le fil dans le trou, je tomberais et me noierais. On ne savait plus où on en était, ce qu’on attendait, ce qu’on faisait, quelle heure, il était, qui viendrait dîner ce soir, qui m’appellerait, qui j’appellerais, qui j’étais. Je lisais qu’on venait de découvrir que le Covid-19 causait des troubles mentaux se traduisant en pertes d’orientation. « – Je veux passer un test !– Etes-vous malade ? – Je ne sais pas, justement je veux passer un test pour le savoir ! –On ne fait passer des tests qu’à ceux qui sont malades. Au revoir ! ». « Je lui dirai les mots bleus, les mots qu’on dit avec les yeux» … Parler était ridicule.

« Dans ma ville, il faisait froid, et moi, j’ai appris à ne plus parler… à me cacher… », Jean-Louis Aubert avait pris le relai sur Facebook, son concert live qu’il nous offrait chaque samedi soir chez lui, dans sa maison à la campagne. Un concert rien que pour nous, paumés, fatigués, reliés aux écrans de nos Smartphone.

Une (Le petit Larousse de Poche) : La Une – La première page d’un journal : Etre à la une.

Une (Le petit Rousse de Poche) : Fleur.

Ce soir, c’était samedi soir, le samedi soir de la Saint-Parfait. Ce soir, je dégusterais mon Cidre fermier à six euros trente sur ma nappe provençale. Ce soir, je trinquerais avec moi mon dixième récit de « ConfiNez ». Ce soir, je regarderais ma fleur, je lui dirais les mots bleus, les mots qu’on dit avec les yeux. Ce soir, et dans le cœur de ma fleur, ce soir, il y aurait Vous.

 

Thierry Rousse, Nantes, samedi 18 avril 2020.

10ème récit, 34ème Jour de ConfiNez

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