De nos retrouvailles, Emma…

Dimanche 19 avril 2020, Fête de la Sainte-Emma. L’été d’avril était fini. Il pleuvait sur Nantes. Pour combien de temps ? Combien de jours et de nuits, il pleuvrait sur Nantes ? Nul ne le savait. Personne ne savait rien du temps. Le temps était nouveau. Le Covid-19 était nouveau. Nous étions nouveaux. Les frontières étaient fermées. Personne ne savait quand elles ouvriraient, les frontières. Personne ne savait rien à rien. « J’ai perdu le clef, Chef ! ». Tout le monde cherchait la clé. Je dégivrais mon réfrigérateur. Je faisais le ménage, sous mon lit, dans les recoins, entre mon placard et le réfrigérateur, la poussière revenait toujours. Etrange poussière. Je ne la voyais jamais tomber, la poussière. D’où venait-elle, la poussière ? « La clé, Adjudant ! – Je la cherche, Chef ! ». Toujours. Toujours rien. Toujours rien à l’horizon. Les frontières étaient fermées pour de bon. Les bananes bio de la République dominicaine avaient creusé un tunnel sous l’océan atlantique pour venir jusqu’au super, super, super, super, Super U ! La Manche pouvait se rhabiller. Les frontières étaient toujours fermées et ma maison était propre. Emma venait aujourd’hui. Je l’avais invitée, Emma. C’était dimanche, Emma.

J’allumais un feu dans ma cheminée avec des boîtes de camembert et des bûches mouillées, ramassées cet hiver, qui avaient eu le temps, paisiblement, de sécher. Je dressais la jolie nappe provençale et ses champs de lavande. Ces champs de lavande avaient réuni un samedi 4 janvier 2020 les cigales de la légendaire troupe « Les Bigoudis dans l’Aspirine ». « Les Bigoudis dans l’Aspirine » avaient écumé tous les vignobles, toutes les caves, toutes les mers, toutes les scènes ouvertes d’un mètre sur un mètre, tous les pavés de la rue, tous les chapiteaux d’un ciel entier confiné, avec leurs accordéon, violoncelle, balles de jonglage, manches à balai et désirs de vivre.  Ils avaient pointé leur nez rouge au début de l’année, Az, Bubulle, Sanssoucis, Burny, ToTTi, d’illustres clowns inconnus des poncifs du Nez blanc. Pourtant, ils en possédaient, chacun, un, un nez, un bonnet. Dans les champs de lavande, ils rêvaient d’une guinguette ambulante pour transporter leurs rêves, ces clowns vagabonds perdus dans le monde, « c’est comment qu’on sort ? ». L’heure approchait et mon cœur palpitait, enfin le feu prenait. « La clé, Adjudant ! – Je la cherche, Chef ! ». Je la cherchais, elle était sur la porte, la clé. J’enfilais mes sabots et allais accueillir Emma au bout de mon impasse. D’habitude, deux filles et cinq gars jouaient dans l’impasse au palet nantais en buvant des bières. Les bouteilles vides s’accumulaient comme des tours de Pise. Leur jeune chien s’inventait un bowling extraordinaire. Mais, aujourd’hui, il pleuvait, et il n’y avait pas de palet, pas de chien, pas de fille, pas de gars ni de bière. Je me souvenais de mes vingt ans. A cette époque je pouvais boire de la bière sans être enceinte. C’était la belle époque, l’époque de la pétanque et de la « Kronembourg », un air du Luxembourg. « Hé, pourquoi il y a deux cochonnets, Marcelle ?… – Tu tires ou tu pointes, René ? ». Personne ne savait rien à rien, ici non plus, pourquoi il y avait deux cochets, s’il fallait tirer ou pointer, qu’importe, aujourd’hui, Emma venait. Je l’avais invitée, Emma. C’était dimanche, qu’importe s’il pleuvait, s’il y avait deux cochets, qu’on ne savait point s’il fallait tirer ou pointer, et par, où on sortirait. « La clé ? Elle est où la clé, Adjudant ? – Je la cherche, Chef ! ». Je l’avais, la clé, dans le creux de ma main.  Emma souriait. Sept ans que je ne l’avais pas vue, Emma. « Tu n’as pas changé, tu sais ? – Toi, non plus. Entre ! – Alors, c’est là où tu habites ? – Oui. – C’est joli, ces pierres, on se croirait en Provence… ». La nappe, je remerciais, la nappe. La nappe, les pierres et nous étions en Provence. Qu’importe la pluie de Nantes ! « Tu as fait un feu ? – Oui. – C’est gentil ! – Assieds-toi, Emma ! ». Emma me prenait dans ses bras, Emma me serrait si fort contre son cœur, je l’entendais chanter. Emma riait. « Tu es là, c’est bien toi ! – Toi aussi, sous mon toit, c’est bien toi ! ». Peu à peu, mes vers, certes, maladroits, confus, revenaient sur le bout de mes lèvres. « Un pastis ? … Glaçons lisses !». Comme d’habitude, les délicieuses olives vertes  bio de Grèce accompagnaient le traditionnel pastis de Marseille. Des braises ravivées nous réchauffaient le cœur. « Qu’as-tu fait pendant tout ce temps ? – J’ai pensé à toi. – Et, ça, c’est quoi ? – Des tas. Des tas de livres. Je les trie. Par catégorie – C’est intéressant… – Les romans, le théâtre, la psychologie, le conte, la poésie, les récits de vie, la philosophie, l’histoire, le patrimoine, les voyages… – Et, tu t’en sors ? – Euh… Les voyages, je ne sais pas où les ranger, les voyages, dans les romans, le théâtre, la psychologie, le conte, la poésie, les récits de vie, la philosophie, l’histoire, le patrimoine ? Je ne sais pas pour les voyages, quelle catégorie pour les voyages… – Les voyages n’ont peut-être pas de catégorie, les voyages,  ils sont partout, les voyages, dans les plus grands comme les plus petits espaces, les voyages, sans frontière,  invisibles aux yeux, les voyages. – Je n’y avais pas pensé, Emma. Tu n’as pas changé. Tu continues d’éclairer mon esprit comme une luciole infinie ». Le tri des livres par catégorie était un travail minutieux qui exigeait la plus extrême concentration. D’abord, je devais dépoussiérer chaque livre. « Et tu les as lus ? – Pas tous ». Certains attendaient leur heure, patiemment. Je triais les livres lus et les livres non lus dans chaque catégorie. Puis, dans chaque catégorie, je triais les livres par auteur. Puis, dans chaque catégorie d’auteur, je triais les livres par taille, puis par nombre de pages, puis par nombre de mots, puis… J’avais commencé ce travail depuis le premier jour du confinement. J’appréhendais le 11 mai, le jour de notre Libération. « Chef, je peux avoir une prolongation ? – La clé, où est la Clé ? – Je l’ai, Chef ! – Donnez-moi la clé, on verra pour le 11 mai… ». Tout était incertain, mes catégories, aussi. Je servais le plat à Emma. Des moules ! Je savais qu’Emma aimait les moules. J’avais oublié les frites, les fameuses frites belges une fois, Emma ne m’en voulait pas, Emma riait, Emma se sentait bien, je crois, chez moi, au coin du feu. Je débouchais le vin blanc bio en faisant mes exercices d’articulation, un « Lucia, vino de la tierra de Castilla ». Emma avait raison pour les voyages, les voyages appartenaient à aucune catégorie et à toutes les catégories en même temps. Je voyageais avec Emma dans un pays toujours inconnu.

Le dessert, j’avais préparé le dessert de mon enfance : bananes écrasées ! Bananes bio de la Républicaine dominicaine, parvenues sous le tunnel de l’Atlantique,  écrasées et mélangées au sucre complet de canne « Origine Pérou, ce que j’aime, ce que je défends, un changement économique d’ampleur. Avec le commerce équitable, la coopérative a transformé profondément l’économie paysanne de la Sierra de Piura du Pérou. Les producteurs ont pu améliorer leurs conditions de vie et surtout investir dans un avenir meilleur. » Emma et moi investissions dans un avenir meilleur, qu’importait la pluie de Nantes, le feu venait de rejaillir de ses cendres, de hautes flammes vives, le soleil brillait dans nos cœurs. « De la musique, Emma ? ». Emma aimait la musique, toutes sortes de musiques, des plus célestes aux plus sensuelles. Je choisissais «Un samedi soir à Beyrouth » de Bernard Lavilliers, bien que nous étions dimanche,  la Saint-Parfait était hier. «On en sort comment ? »… Je n’avais peut-être pas choisi le bon disque quand jaillit enfin des flots la chanson « Maria Bonita » ! Emma se leva, moi, aussi, et ivres de joie, nous dansions tous les deux, les bras au ciel. Je ne savais pas danser, mais qu’importe, étant donné l’incertitude de la météo et des temps confinés, je ne regardais plus mes pieds. Emma était là et tout était dit. De Nantes à Marseille, de La Joliette au Salvador, j’étais le marin solitaire dans les bras de ma sirène, « rescapé des typhons », sur une île perdue, confinée de plaisirs exquis, « Maria Bonita… C’est des histoires que raconte aux escales un marin en cavale… ». Le feu embrasait nos yeux et nous rêvions d’être confinés pour la vie sur notre mètre carré d’Amour et de rythmes, « Maria Bonita » aux vents d’ailleurs, le carré était devenu cercle…

Emma venait de s’en aller et je faisais la vaisselle en pensant à ses cheveux, à ses yeux, à son sourire, à l’éclat de son sourire, Emma. Emma était partie, la musique était finie. Je remontais dans ma mezzanine écouter « L’An Demain » des Têtes Raides. La pluie redoublait de tristesse, des larmes d’océan sans tunnel. « Ode à la nuit… Ode à Marie… Des bouquets de rires et de pleurs… On refera le monde… ». La Terre était noyée. Un nouveau livre m’ouvrait ses pages : « Petite éloge de la douceur » de Stéphane Audeguy, un livre appartenant à ma catégorie de livres non lus hors catégorie. « Une vie ne vaut que par ses rencontres, que par les forces multiples qui les parcourent, par toutes les puissances de joie, de création, de plaisir qui l’animent ». Je fermais les yeux et m’endormis sur l’oreiller doux du souvenir d’Emma, son corps virevoltant au milieu des gouttes de lumière, vers un lointain sommeil, une heure d’éternité sous une pluie salvatrice. « L’Humanité des Débats » me réveilla doucement : « Vacances et crises sanitaires : la délicate équation ».  Il était 17h30, l’heure d’écrire mon trente quatrième récit de ConfiNez.

Retrouvailles (Le Petit Larousse de Poche) : « Fait de retrouver des personnes dont on était séparées ».

Retrouvailles (Le Petit Rousse de Poche) : « A la Terre et au Ciel ! »

Ce matin, j’avais pu parler à mon Papa. Il regardait la messe, enfermé dans sa chambre, à l’Ehpad Beauséjour. Il priait pour nous. Emma venait de rejoindre le piédestal qu’on lui avait construit au milieu de la place. Il était 20h05, ce dimanche 19 avril 2020, Fête de la Sainte Emma, il pleuvait sur Nantes et un ciel bleu habitait mon cœur…

Thierry Rousse, Nantes, dimanche 19 avril 2020.

11ème récit, 35ème Jour de ConfiNez

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