Revenir au théâtre en temps de guerres

 

« Nous sommes en guerre »

Notre Grand Chef avait lâché ces mots au commencement de la pandémie

Il ne s’était guère trompé

Notre Grand Chef avait toujours raison

Deux années après cette proclamation de notre Grand Chef

Le Grand Chef russe déclarait la guerre à l’Ukraine.

Femmes et enfants fuyaient leur pays.

Les ukrainiens, entre dix huit et soixante ans étaient, eux, contraints de rester sur leurs terres.

Certains étaient fiers de défendre leur patrie.

Ne pas partir. Etre là. Résister.

Revenir au théâtre avait-il encore un sens aujourd’hui ?

Sur un parking rempli de voitures, l’agent recruté par Le Grand T m’arrêtait : « Votre passe ? ».

Je n’avais pas le temps, pas le temps. Je courrais à la quête d’une place.

« Ombres portées » (1) était mon premier retour au Grand T, après deux années d’exil chez Mémé Zanine.

Que projetait mon ombre ?

Quelle lumière révélait-elle ?

Deux années dans l’ombre

Deux années à la quête de la Lumière

Entre la peur de mourir et le courage de vivre

Il y avait toujours quelques notes de guitare

quelques mots au comptoir pour nous faire voyager.

Je grimpais dans la roulotte de Django et me réchauffais au coin de son feu.

L’amitié, quelques bûches, quelques braises.

Nous taire ou parler ?

Ecouter le vent, les baisers dans le vent qui dansaient, les étoiles dans les yeux qui brillaient.

La guerre, encore la guerre, toujours la guerre.

La guerre depuis des siècles et des siècles

La guerre depuis le début des frontières

La guerre depuis que ces hommes, orgueilleux, envieux, frustrés, voulaient dominer, s’accaparer une autre terre.

Ces poignées d’hommes tuaient la vie.

Revenir au théâtre alors ?

Au théâtre, au miroir de ce monde, de nous-mêmes ?

Faire face à nos lumières comme à nos ombres.

Un théâtre libérateur pouvait-il exister encore en temps de guerres ?

Qui irait au théâtre ce soir à Kiev ?

Qui jouerait des comédies, des tragédies, des rêves ou des combats ?

Je mesurais ma chance, la chance de vivre dans un pays de libertés et de paix, ou presque…

Le passe devenait l’entrée obligatoire vers ma liberté.

Le Lieu Unique était bien gardé, à l’entrée par ces vigiles

Ce Lieu qui se voulait être un « espace de liberté, liberté de parole, liberté d’accès, liberté de création ».

Ce Lieu unique dans une cage d’oiseaux

Ce Lieu unique où les mots du monde étaient à présent contenus.

La colombe rêvait de s’envoler de sa tour

Ecrire ses pleurs

Ecrire ses désirs dans chaque langue

Ecrire le parfum des biscuits de notre enfance

D’une jeunesse syrienne au printemps arabe

De l’enfant russe à l’enfant urkrainien qui se tenaient par la main

L’amour n’avait point de frontières

Roméo et Juliette chantaient dans les rues, dans toutes les langues

Revenir au théâtre avait encore un sens

Un théâtre libéré des Grands Chefs.

Ionesco, Orwell, Brecht, Rostand, Molière, Shakespeare, tant d’oeuvres encore à jouer.

Des bulles pour exister, dénoncer, aimer, raconter, révéler les lumières des ombres

ce qui nous était caché, défendu.

Le théâtre effaçait les frontières, toutes les frontières.

Au fond de nos coeurs

dans la nuit des guerres

débarrassés de nos maîtres

nous étions en paix.

Thierry Rousse

Nantes, dimanche 27 février 2022

« A la bonne heure »

(1) « Ombres portées »de Raphaëlle Boitel, Compagnie L’Oublié(e)

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