Retour à la vie normale ?

 

Le ciel ne cessait de pleurer à l’aube d’un printemps

Le jeune Bobby avait prédit le changement.

« Venez rassemblez-vous tous braves gens

D’où que vous veniez

Et admettez que les eaux

autour de vous ont monté

Et acceptez que bientôt

Vous serez trempés jusqu’aux os.

Si votre temps pour vous

Vaut la peine d’être sauvé

Alors vous feriez mieux de vous mettre à nager

Ou vous coulerez comme une pierre

Car les temps sont en train de changer . . .

L’ordre (actuel)

Est en train de disparaître rapidement

Et le premier d’aujourd’hui

sera demain le dernier

Car les temps sont en train de changer. » (1)

Sous cet air folk, populaire

qui accompagnait mes pas

je m’abritais dans un joli café

d’une époque révolue

tout proche du Musée des histoires naturelles

au coin d’une avenue

ruisselant de larmes

prêt à dégainer mon passe

étouffant sous mon masque blanc

imposé par l’ordre établi

depuis bien trop longtemps

quand le patron d’un large sourire

m’accueillit  bras ouverts

« c’est fini, tout est fini ! ».

Je pouvais ôter mon masque blanc

je n’avais plus à présenter

la laideur d’un QR Code.

Je pouvais de nouveau être moi

avec la sensation d’être bien moi tout entier

le visage entièrement nu.

Je pensais à tous ces gérants de bistrots

résistants à l’époque de l’occupation

à tous ces directeurs de théâtres de poche courageux

je leur tirais mon bonnet rouge à défaut d’un chapeau haut de forme.

La serveuse fort élégante

du joli café des histoires naturelles

tout de noir vêtue

m’accompagna jusqu’à cette menue table.

Tout au fond

sa chaise tout près d’un radiateur

attendait mon postérieur.

Je me sentais bien, assis, presque heureux

avec le sentiment de renaître

un verre de muscadet étincelant à la main

sous les lueurs d’une bougie

presque heureux

comme un retour à la vie normale

« comme »

comme si c’était vrai.

Face à mes yeux bleus,

un jeune couple d’amoureux

tête contre tête

se racontaient leur vie, leurs joies et leurs peines.

Plus loin, au comptoir

des amis se retrouvaient debout accoudés

comme s’ils ne s’étaient pas vus depuis des siècles.

Plus loin encore,

au dehors

sur la terrasse

riait une foule.

La vie était belle, presque belle

en ce jeudi soir d’un Nantes pluvieux

qu’importait si j’étais trempé de la tête aux pieds

j’avais aux lèvres ce goût d’une liberté retrouvée.

Presque ce goût sucré, s’il n’y avait encore ces larmes amères

qui tombaient des yeux des anges

tout ce déluge de cris

depuis la naissance des civilisations

des Etats, des Nations

depuis que l’homme était homme

et songeait à ses conquêtes

afin de séduire les corps féminins

à l’image de son glaive

en mal de virilité

assoiffé de sexe et d’argent.

Un dictateur en remplaçait bien un autre

Rien de nouveau, au sud comme à l’ouest

au nord comme à l’est

des Vikings à Poutine

Tristes destins.

Les bombes tombaient sur le coeur des enfants.

Mon adolescence était bercée de ces déchirures et de ces guerres.

Je reconstituais ces batailles napoléoniennes qui me fascinaient

avant de découvrir les beautés des champs de paix.

Je m’inventais une origine glorieuse, conquérante, une jeunesse révolutionnaire.

Etais-je passé à côté du bonheur ?

Les larmes redoublaient d’intensité

au seuil de l’obscurité

comme pour me rappeler

qu’à cet instant des enfants n’auraient plus de père

des mères plus d’époux

qu’à cette heure, l’orgueil d’un seul sexe

éventrait et violait toute la grâce d’un peuple.

De quoi pouvaient accoucher nos chefs

pensais-je

si ce n’était de leurs instincts les plus primaires ?

Je me rappelais les mots de Bobby en 1960

les premiers seraient les derniers.

Je nageais au fond d’un océan de tristesse.

Je remplissais mes nuits d’étoiles.

La bêtise humaine atteignait sa fin.

Il nous restait les lendemains

les matins d’une toute autre caresse

les couloirs d’une tendresse humanitaire.

Je quittais le joli café des histoires naturelles et franchissais la porte du théâtre Francine.

« Remplir la nuit ». (2)

Il pleuvait encore.

Des rêves, des baisers, des câlins, certainement, et plus, encore, un lapin encore vivant.

Molière n’avait pas dit son dernier mot.

Après « L’école des femmes », le saltimbanque se préparait à écrire, de sa plume fort optimiste, « L’école des hommes ».

Thierry Rousse

Nantes, vendredi 11 mars 2022

« A la bonne heure »

  1. Bob Dylan, The times they are a-changin’

  2. « Remplir la nuit », spectacle de Guillaume Bariou, Biche Prod

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