Le solo du masque démasqué, Cyrano de Bergerac

 

Samedi 9 mai 2020, Nantes, J-2.

J moins deux. Deux, nous n’étions plus que deux, « je » et mon masque. Il était de ces jours où ce que j’avais prévu ne se déroulait point comme je l’avais prévu. Un réveil tardif, le temps d’épousseter les poussières, il était presque midi et ma promenade quotidienne, impatiente, m’attendait. Une heure de marche le long des prés. Un soleil généreux. Chaud, trop chaud peut-être. Plus que deux jours et je pourrais retrouver les berges de la Sèvre. Certains joggeurs avaient pris de l’avance sur l’horloge réglementaire. Risquer  l’amende de 135 euros si près du but aurait été ballot. Treize heures déjà ! Le temps de rentrer et de dîner. Paëlla, Délice de Bourgogne et deux tranches de pastèque, accompagnés d’une eau de source transparente et pure du robinet. J’avais prévu de reprendre en ce samedi ma recherche d’emplois. Une petite voix semblait paresseuse à l’idée de devoir ouvrir de nouveau mon ordinateur. La petite voix avait envie d’ouvrir un livre et de remettre à lundi cette besogne vitale. Qui sortirait vainqueur, la grosse voix du devoir ou la petite voix de l’envie ? La petite voix se montrait plus agile, séduisant la grosse voix de sa malice : « Samedi, je fais ce que ça me dit ! ». J’ouvrais ce livre posé depuis des nuits sur ma table de chevet, ce livre qui n’attendait que cet instant pour se sentir exister : « Edmond » d’Alexis Michalik. « Edmond » nous racontait, avec panache, comment son héros, Edmond Rostand, ruiné et endetté, avait trouvé la gloire en écrivant « Cyrano de Bergerac ». Il me fallait bien cette lecture pour me remettre de « La vie sociale des plantes » que je laissais pour un temps au repos. Les dernières nouvelles rapportées par Jean-Marie Pelt étaient fort peu réjouissantes : « Sans revêtir un caractère toujours aussi spectaculaire, les invasions végétales sont des phénomènes bien connues et souvent fort difficiles à expliquer en raison de leur caractère épisodique et épidémique, avec progression et régression dues à des régulations dont les mécanismes nous échappent encore » (1). Le message reçu, à mon réveil, sur Messenger était encore plus angoissant. Il parlait d’une manipulation planétaire visant à nous tester pour nous administrer un vaccin qui réduirait nos défenses immunitaires naturelles et nous fragiliserait à tout jamais. Une façon sournoise de régler le problème de la surpopulation qui se produirait d’un jour à l’autre en raison du réchauffement climatique. J’aurais espéré meilleur présent à mon réveil comme un plateau servi sur mon lit, composé d’un délicieux café avec sa crème à la surface, son duo de croissants, sa tartine beurrée à la confiture de groseilles, son jus d’orange bio d’Orange et son sourire de tendresse. Non, c’est une glaciale mise en garde, fausse ou véritable, qui me demandait de me lever. De quoi rester sous ma couette. « Je refuse de me faire vacciner ! Mon corps est suffisamment fort ! ». Le corps savait ce qui était bon pour sa vie. Nul ne pouvait l’acheter. Le corps, poussière d’étoiles, enfant de l’univers, connaissait les plantes, vivait en osmose avec elles, elles et les rivières, elles et les grains de sable. Quelle intelligence artificielle, envieuse, désirait l’assujettir ? J’éteignais l’écran de mon Smartphone et j’ouvrais les  yeux de mon cœur. Aux balcons de mon quartier, les inconnus faisaient connaissance : « – Vous avez planté des tomates ? – Oui – Moi aussi, ça fait beau les tomates ». Oui, ça faisait beau, les tomates aux balcons de mon quartier. Un jour, je grimperais aux balcons de mon quartier et cueillerais la joie d’une rencontre. Un jour. Pendant ce temps, à Genève, Le Chef chinois Xu, ambassadeur auprès de l’O.N. U., refusait l’enquête de l’Organisation Mondiale de la Santé à Wuhan sur les traces de l’origine du Coronavirus. « La priorité absolue est de se concentrer sur la lutte contre la pandémie jusqu’à la victoire finale ». La victoire finale était peut-être ailleurs, remédier à la cause qui avait engendré tous ces malheurs ? Pouvait-on sortir indemne de ces deux mois d’emprisonnement ? Comment vivrait-on notre libération ? Quelles seraient nos séquelles ? Nos deuils ? Nos ruptures ? Qui consolerait les cœurs brisés ? Qui en parlait à l’Assemblée ? Je faisais cet effort, rallumer l’écran de mon Smartphone pour m’informer. « Nos meubles pensent aussi très fort à demain ». Nous étions sauvés : nos meubles pensaient très fort aussi à demain. Depuis le confinement, le chat de ma propriétaire avait pris l’habitude de sauter à ma fenêtre pour venir ronronner. Je lui servais son petit-déjeuner quotidien. Je me sentais utile à ce chat. Je savais pourquoi je me levais chaque matin.

Jean-Louis Aubert donnait à l’heure habituelle son avant-dernier concert à la maison. « … Il me manque, toi, mon amie… ». Admirable alter-ego ! Un jus d’orange, en ce soir d’été précoce, m’accompagnait. Le rhum était resté sur son île et je n’avais point de voilier. Tout ce que j’avais prévu était imprévu, le solo du masque avait peine à se jouer, je reculais l’échéance. La directrice du Grand T serait-elle prête à pareille aventure ? Le texte méritait quelque adaptation. La plume du poète m’avait quitté il y a sept ans. J’improvisais alors de simples vers. Commencer simplement était le plus sûr chemin pour commencer.

« Muguet, tu devras te laver à ton réveil

Les mains, bien les frotter au savon de Marseille

Tousser ou éternuer dans un doux mouchoir

Ne point sautiller, je serai ton accoudoir.

Muguet, dans la cour, n’approche pas les enfants

De ces ballons, de ces rires, reste distant

Dis-leur « bonjour » avec les yeux de ton cœur

Dis-toi que ce nouveau jeu compte pour du beurre

Dis-toi qu’après ce mètre nous attend l’été

Le vrai, à découvert, nous gagnerons nos prés ».

 

Le ciel, à l’heure du goûter, s’était déchiré. De son cœur fissuré, les larmes avaient coulé. De doux rayons, à l’heure de l’apéritif, le consolaient. Entre les points, des silences, des regards. Mon solo rêvait d’un duo, mon masque de couleurs, ma cour d’un jardin, mon mètre d’un millimètre.

 

Masque (Le Petit Larousse de Poche) : 1 – Objet dont on se couvre le visage pour le dissimuler ou le protéger : masque de carnaval ; masque à gaz ; masque de plongée. 2- Préparation utilisée en application pour les soins du visage : masque de beauté. 3 – Moulage du visage : masque mortuaire. 4 PAR EXT. Expression, physionomie de quelqu’un : présenter un masque impénétrable. Arracher son masque à quelqu’un : révéler, dévoiler sa duplicité. Lever, tomber le masque : révéler sa vraie nature.

Masque (Le Petit Rousse de Poche) : d’amour démasqué.

«  Jeanne – C’est vrai que vous avez une toute autre voix !

Edmond, avec fièvre – Oui, tout autre, car dans la nuit qui me protège, j’ose enfin être moi-même » (2)

Un masque pour nous révéler…

« Cyrano de Bergerac » serait mon prochain spectacle.

 

Thierry Rousse, Nantes,  samedi 9 mai 2020.

31ème récit, J- 2 de ConfiNez

(1) Jean-Marie Pelt, « La vie sociale des plantes » (Poche Marabout

(2) Alexis Michalik, « Edmond » ( Le Livre de Poche )

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