La Quille d’un confiNez

 

Dimanche 10 mai 2020, Nantes, J-1.

J moins un. J’étais parvenu à ce jour tant attendu. Le « Un » serait soustrait cette nuit à l’aube, ne resterait que le « J ». Le « J » d’une « Joie ». Sans doute. Une joie de marcher au-delà des mille pas, une joie de retrouver le « Séquoia et l’Oiseau qui chante », une joie, peut-être, de revoir La Dame âgée, peut-être… Une joie de découvrir la « Chaussée aux Moines », une joie d’embrasser les jardins fleuris de Nantes. La joie d’être vivant. Ces joies étaient comme le temps. Les joies n’effaçaient point les larmes. On vivait avec, on s’en accommodait. La chaleur était pesante en cette fin de journée, presque étouffante.  Les nuages se noircissaient. L’alerte rouge était annoncée un peu plus bas, au-dessus de l’Aquitaine. De fortes pluies et des inondations traverseraient l’Hexagone durant mon sommeil. Une bataille était finie, une autre commençait. 26 310 morts au fond des tranchées. « 84 morts seulement aujourd’hui » annonçait à midi la voix sensuelle de BFMTV. Ce qui nous apparaissait gigantesque, au début de cette guerre, devenait, après deux mois de combats acharnés, dérisoires, minuscules. Tout était relatif. Mesurions-nous l’importance d’une vie ? Neuf millions de personnes mourraient chaque année de faim dans le monde, dont trois millions d’enfants. Six cent milles personnes mourraient chaque année en France dont cent cinquante milles du cancer. Et si le nombre de ces êtres disparus nous était annoncé quotidiennement, comme l’avait été le nombre des victimes de cette guerre contre le Covid-19 ? Qu’est-ce que ces chiffres provoqueraient en nos cœurs et consciences ? Une onde de choc planétaire ? Une prise de conscience de la valeur de chaque vie ? De quoi remettre nos pendules à l’heure, revoir ce qui nous était essentiel, le but de notre vie. Pourquoi nous étions ici ? Pour qui ? Pour vivre quoi ? Pour y faire quoi ? Peut-être ces chiffres susciteraient en nos cœurs et consciences une invincible envie d’agir sur tous les fronts ? Je demanderais à la sulfureuse Pétula d’écrire un nouveau discours pour notre Grand Chef. Un discours pragmatique sur notre raison de vivre.

Certes, le Grand Chef avait pris le soin de nous rassurer sur demain, le jour où la grande porte s’ouvrirait. L’inconnu était là qui nous attendait avec ses masques, ses distributeurs de savons de Marseille, ses mètres de la distanciation. Ferions-nous des bulles par les yeux ? Il y avait de la joie, de la merveille dans l’air, impatientes, mélangées à des effluves d’inquiétude, sensation naturelle à toute nouvelle rencontre. Comment serait le nouveau monde ? « Puisses-tu vivre… Puisses-tu aimer… Qui tu es… »  Chantait Jean-Louis Aubert pour nos cœurs, fidèle aux rendez-vous du soir. A nous de jouer, maintenant, à nous les dernières lignes de pousser la grande porte et vaincre nos peurs ! Nous protéger pour protéger les autres. « Vous êtes prêt, Adjudant ? ».

Les quilles étaient disposées à la sortie du tunnel. La boule au ventre. « – Lancez, Adjudant ! – Quoi, Grand Chef ? – Votre boule ! ». Quelles quilles resteraient debout ? Il y avait la quille traditionnelle, celle qu’on offrait au rescapé. « Votre masque, Adjudant ! ». « C’est pas trop tôt » Songeait au fond de lui-même l’Adjudant en éternuant. Trois quilles déjà tombées. On rejouerait la partie. « – C’est combien ? – Je vous l’offre, Adjudant ! ». Le Grand Chef était bon. Les petits masques blancs flottaient sur les rivières d’Aquitaine. Et si j’ouvrais ma fenêtre ? « Non ». Ma fenêtre retenait l’océan. Je transpirais. « De la fièvre, Adjudant ? Je connais un hôtel sur les bords de mer». Adjudant, j’aurais pu être Adjudant. J’ajouterais à ma liste des  métiers favoris ce nom : « Adjudant ». Je songeais aux vaches. Savaient-elles nager, les vaches ? L’Ecosse n’était pas à sa première pluie. Nantes, non plus. Les vaches affronteraient l’alerte. Les dernières lignes partiraient au front pour remplacer les premières lignes. Je voyais le monde dans l’état que j’étais. Ma peur ne pouvait engendrer que la peur. La peur pouvait m’être utile pour m’alerter d’un danger. La peur pouvait aussi me faire perdre des cheveux. Un peu de peur, juste ce qu’il fallait, mais pas trop. La peur s’apprivoisait. Je finissais par ne plus avoir peur de ma peur. Je poussais la grande porte avec cette envie de vivre. Un soleil m’aveuglait. Ballot, c’est moi qui le regardais. Les couleurs verdoyantes de ces prés étaient douces. Les terres bitumées empêchaient à la pluie de s’infiltrer. L’eau se répandait comme un nouveau virus. A la tombée de la nuit, je mangerais un œuf à la coque parce que j’aimais les œufs à la coque. Mes mots sortaient et je ne pouvais plus les contrôler. Ils en avaient leur dose d’être confinés, mes mots, dans la boite de mon crâne. Je m’étais remis à écrire grâce à la guerre. J’étais un reporter de guerre des dernières lignes. Je remerciais mon frère et ma belle-sœur qui me lisaient avec fidélité, je remerciais les amis qui me suivaient par intermittence. L’un d’eux, Jean-Luc, avait même lu sur la télé du Grand Frère Facebook, « De l’utilité des vaches et des dernières lignes » en trois épisodes. Je me sentais comblé, comblé d’offrir, comblé de recevoir, comblé de partager ce que les cousins du Grand Frère partageaient sur la toile de l’humanité. Je grossissais à vue d’œil. Il était temps que la guerre des tranchées s’arrête. L’occupation serait plus aérée. J’imaginais le Jour d’Après au fil d’une plume voyageuse. Je reprendrais le théâtre. Je serais le métier que le Pôle d’Orientation de la Nation ferait de moi. Je hisserais l’étendard du bonheur. Je me lèverais plus tôt. Je me coucherais plus tard. J’attendrais, en guettant les colibris, la réouverture des théâtres. Je penserais aux gens tout rouges. Je penserais aux verts qui viendraient les sauver. « -Je suis de quelle couleur? – Rouge, Adjudant. – Et vous, Grand Chef ? – Vert – Mais nous sommes dans la même zone, Grand Chef ! – Je vous expliquerai, Adjudant… ». L’Adjudant n’avait pas tout compris. Je le rassurais : « Moi, non plus ».  L’œuf-coq m’attendait. Je descendrais de ma mezzanine. Je cognerais à sa coquille. L’œuf se briserait. Son soleil me sourirait. Je le regarderais longtemps, longtemps son soleil. « Un œuf-coq, Adjudant ? ». La vie reprenait…

Quille (Le Petit Larousse de Poche) : 1 – Morceau de bois long et rond, posé sur le sol verticalement, et que l’on doit abattre avec une boule. 2 ARG Fin du service militaire.  3- Partie inférieure de la coque d’un navire, sur laquelle repose toute la charpente.

Quille (Le Petit Rousse de Poche) : qui m’attendait.

Ce matin, deux troncs s’étaient enlacés, formant un cœur invisible.

 

Thierry Rousse, Nantes,  dimanche 10 mai 2020.

32ème récit, J- 1 de ConfiNez

 

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