D’une saison à une vie reportées

 

Un week-end de pluie bretonne, un week-end à rester blotti dans sa bonbonne.

Samedi matin, l’Empereur et son petit Prince. L’Empereur :  » Je fis mes courses à Vertou et une marche dynamique au Pont Caffineau, un charmant site, au bord de la Maine, au milieu du vignoble nantais, qui se dévoilait à mes yeux. La pluie fine et régulière calmait mon esprit d’aventure et me conviait gentiment à rebrousser chemin. Je rapportais de ce paysage, un souvenir bucolique, et du marché, une dorade, deux merlu, huit bulots, une maillonaise « Maison », douze huîtres et une offerte, un kilo de pommes de ma productrice bio et un pain semi-complet de mon boulanger bio aussi ». Le petit Prince : « La pêche était copieuse, me régalais-je déjà et voyais-je ma vie tout en bio! « .

L’après-midi était passé vite, trop vite, le temps de manger quatre bulots et quatre huîtres, de digérer ces fruits de la mer, brosser mes dents, laver mes couverts, assiettes, verres, balayer les dalles de mon carrelage, ranger mes tee-shirts, chaussettes, caleçons, répondre à mes mails, relire les dossiers de présentation de mes spectacles en vue de les actualiser, et, déjà, le soleil se couchait. Trop tôt à mon goût. Je couvrais mes ardeurs et tirais mes rideaux. Francis me tenait compagnie. Un « Samedi soir sur la terre ». Quel poète, ce Cabrel ! Pensif, regardais-je tous ces programmes de théâtres proches de ma table de chevet: « Le Grand R », « Le Grand T », Le « Théâtre », « Le Lieu Unique », « La Soufflerie ». Tous les autres étaient rangés bien sagement : « Le T.U. », « Le Théâtre Vasse », « Le Cyclop », « Le T.N.T. », « Le Poche Graslin » … J’ouvrais les catalogues encore à portée de ma main, tout beaux et tout fiers. Mes doigts feuilletaient leurs pages colorées. Tant de spectacles que j’aurais désiré aimer ! La vie s’était soudain arrêtée, toute une saison ou presque, reportée. J’avais substitué ces sorties par des lectures ou des séances « DVD ». Je devenais casanier en ces temps de guerre froide. Le Grand Chef nous épargnait un troisième confinement. Il était gentil, le Grand Chef. Il pensait à notre moral, le Grand Chef, à l’économie aussi, à ce qui lui était essentiel. Le Grand Chef ne tenait pas à voir ressurgir, devant les grilles de son Palais, les hirsutes Gilets Jaunes avec leurs fourches et leurs pavés. Le Grand Chef nous faisait confiance. Bien fermer nos portes pour empêcher à l’ennemi d’entrer. Une manche nous tenait à distance du petit virus qui avait muté. Certains se réjouissaient déjà que l’île britannique se soit retirée de l’Europe. « Good Bye !  » Un grand soulagement. Bien chez moi ? L’égoïsme gaulois me gagnait-il ?

Au fil des programmes, parcourais-je ces titres afin de me réveiller de cette tentation à l’hibernation : « Le Jour se lève », « Le Jeune noir à l’épée », « D’autres mondes », « Les Hauts Plateaux », « De misère et d’amour », « Au milieu de l’hiver, j’ai découvert en moi un invincible été », « Un furieux désir de bonheur », « Blanche-Neige, histoire d’un prince », « La Conquête », « Féminines », « Je suis plusieurs », « Qu’est-ce que le temps ? « , « La Mécanique du hasard », « Têtes Raides, 30 ans de Ginette », « Et pourquoi pas ?¨! », « Le peuple », « Le bain », « Encyclopédie de la parole », « Les Oiseaux ne se retournent pas »…

Demain, le « Jour d’Après », dimanche.

Dimanche se levait avec une envie irrésistible de vivre et d’aimer. La nuit ouvrait à mon coeur de nouveaux horizons. Manger avec conscience m’avait occupé une grande partie du samedi soir sur la Terre. Mon esprit déculpabilisait mon ventre en digérant sa dorade. « Si ce n’est pas toi qui la manges avec raffinement et beurre fondu, ce sera un terible requin aux crocs pointus qui la croquera férocement et toute crue ! « . La formule était maladroite et maline à la fois. Je sauvais ma Belle méditérranéene d’une mort atroce, pourvue qu’elle fut attrapée avec douceur par un petit pêcheur sans racler les fonds de sa mer bleue. Passé minuit, mon estomac rassasié, renouais-je avec le « seul en scène ». Mes yeux et mes oreilles admiraient la verve et les mimiques des jeunes humoristes comme des anciens, de ce belge prometteur qui avait la frite, Guillaume, à notre illustre Raymond Devos qui partageait la dernière page de son millefeuille. Rire était une excellente thérapie à la monotonie des discours pondus par nos Chefs. (Co-co) ri (co) ! En face de la nouvelle Gare de Nantes, à l’aube d’une grasse matinée, mes pas s’égaraient dans les allées du Jardin des Plantes. L’orchidée avait bien de la chance d’être confinée sous sa verrière. J’aurais aimé être une orchidée ou un orchidée ? L’orchidée était une femme. Je restais dehors sous la pluie à l’attendre. Le jardinier m’expliquait qu’elle ne pouvait pas sortir puisque c’était une fleur des pays chauds. Je rentrais dans ma maison, un peu confus. Pourquoi les maisons n’étaient pas des verrières ?

Trêve à cette guerre sans répit. L’heure du goûter avait sonné chez Mémé Zanine et je ne l’avais pas entendue. Les crêpes n’auraient pas lieu. Mozart jouait sur son piano une sonate. Le monde était néanmoins paisible. Un désert silencieux où s’égrenaient les notes du vent. L’ennui possédait le charme d’un désir.

A défaut de crêpes, il me restait à savourer un délicieux chocolat chaud en lisant toutes ces vies reportées.

« Le jour se lève » : Jean-Claude Galotta reviendrait aux sources , le début des années 80. A cette époque, il rêvait d’être chorégraphe. Rodolphe Burger l’accompagnerait. Cette danse n’aurait d’autre sujet que le vivant.

« Le Jeune noir à l’épée »: Adl Malik, qui m’avait signé son livre au temps où nous étions libres, clamerait son long poème inspiré d’un tableau, un long parcours entre la pauvreté et le béton d’où jailliraient les fleurs des mots.

« D’autres mondes » : Frédéric Sonntag explorerait nos univers parallèles, une « méditation sur le cours de nos destinées », la « crise écologique » et notre « besoin de nous inventer des ailleurs ».

« Les Hauts Plateaux » : Mathurin Bolze m’inviterait à prendre de l’altitude et réfléchir sur ce que notre société léguerait à nos enfants. Le cirque inventerait les possibles de demain, l’audace, les points d’équilibre et les mains tendues pour ne pas chuter.

« De misère et d’amour » : La Mouche, une compagnie yonnaise, porterait les mots de Jehan Rictus, cet homme qui avait traduit la langue de la rue en poésie, interrogeant notre monde, nos regards, notre coeur.

« Au milieu de l’hiver, j’ai découvert en moi un invincible été » : Anaïs Allais nous offrirait une fête algérienne. La mère de Lilas et d’Harwan leur parlerait enfin de son pays où elle est née, cette histoire coloniale oubliée, tue, refoulée, proscrite. Des secrets de famille dévoilés.

« Un furieux désir de bonheur »: Olivier Letellier donnerait vie aux mots de Catherine Verlaguet et son personnage, Léonie, qui, du haut de ses soixante dix ans, déciderait de vivre heureuse, vivre tout ce qu’elle n’avait pas pu vivre et désirait vivre. Pour une fois, le bonheur s’accrochait et pétillait.

« Blanche-Neige, histoire d’un prince » : Michel Raskine revisiterait le célèbre conte où rien ne serait comme on l’avait imaginé, où l’on rirait du tragique, crise et déclin, monde qui se déglingue, le royaume de l’amour perdrait les joyaux de sa couronne. Rire du pire pour l’éviter?

« La Conquête »: Nicolas Alline et Dorothée Saysombat nous questionneraient sur nos origines, « de quelle histoire sommes-nous les héritiers ? ». En quoi mon histoire intime pouvait participer à la grande Histoire mondiale ?

« Féminines »: Pauline Bureau nous raconterait l’histoire de ces onze femmes qui composèrent la première équipe de France féminine, championne du monde. Comment la femme s’était faite une place dans un sport accaparé par les hommes?

« Je suis plusieurs »: Mathilde Lechat chanterait ce qui unirait, nous réunirait, nous distinguerait des autres pour exister.

« Qu’est-ce que le temps ?  » : Stanislas Roquette sous le regard de Denis Guénon incarnerait Saint-Augustin, la confession d’un homme qui cherchait à saisir le temps.

« La Mécanique du hasard » : pur hasard.

« Têtes Raides, 30 ans de Ginette »: l’un de mes groupes fétiches, un jour, reviendrait, quelques bougies en retard.

« Et pourquoi pas ?¨! » : Et pourquoi pas ? Le conteur Mamadou Salll s’inspirerait de Roméo et Juliette. Il nous parlerait aussi du « poussin noir qui voulait devenir blanc ».

« Le peuple »: ce lieu de débats, d’arts, de spectacles, de concerts était vraiment unique, il me manquait tant.

« Le bain » : les nus à travers l’art, quel était notre rapport au corps?

« Encyclopédie de la parole » : des paroles recueillies, ça chuchoterait, ça rirait, ça dialoguerait, ça apostropherait, ça expliquerait, ça consolerait, ça encouragerait, ça vivrait…

« Les Oiseaux ne se retournent pas »: Nadia Nakhlé mettait en scène cette enfant qui fuyait la guerre. (1)

Le spectacle vivant avait de beaux jours reportés devant lui. Hâte, avais-je, de retrouver les fauteuils ou strapontins de ses théâtres, hâte de m’émouvoir, m’interroger, rire, pleurer, réfléchir et d’aimer, hâte de partager ces instants éphémères avec toi, et toi, et toi, ici, et là, et ailleurs…

Il pleuvait encore. Le soleil s’était couché. Mozart continuait de jouer ses notes d’espoir. Je m’y accrochais, m’y balançais, le temps d’un soir, bercé d’étoiles, je tirais mon rideau et j’ouvrais une papillote. Etait-ce bien raisonnable pour ma santé?

« Plus on prend de la hauteur, plus on va loin ». (2)

Thierry Rousse,

Nantes, samedi 30 et dimanche 31 janvier 2021

« A la quête du bonheur »

(1) D’après les catalogues de programmation des théâtres.

(2) Proverbe chinois.

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