Bilan de compétences en temps de guerre

« Alors, j’ai bien parlé, Adjudant ? – Oui, Chef ! »

Le Chef avait été remarquable, hier soir à 20 heures, il n’avait pas prononcé le mot « guerre », il avait dit qu’il fallait reconnaître ses erreurs, être humble, revoir son projet, bien rémunérer celles et ceux qui le méritent. Le Chef avait reconnu que nous étions des êtres vulnérables. Le Chef n’était plus le même Chef.

« Qui a écrit votre texte, Chef ? – Pétula, ma chargée de communication… Pétula m’a conseillé de changer mon image de sens si je voulais être réélu dans deux ans, ne plus parler de guerre, ne plus mépriser les petites gens du peuple, mais les honorer, rassembler les enfants et les grands, être le Père bienveillant et protecteur de la Nation. Aider les pauvres aussi, ces autres pays qui ont tant besoin, reconnaître que nous avons tous besoin les uns des autres pour vivre et lutter contre tout ce qui nous attend. – Tout ce qui nous attend, Chef ? – Les prochaines guerres, Adjudant ! »

Le Chef était un excellent comédien. Il savait nous émouvoir. Chaque jour, à 20 heures, le peuple applaudissait.

« Ecouter, Adjudant ! Ce n’est pas beau ? Un théâtre à ciel ouvert ! »

Oui, en temps de guerre, il falloir savoir s’adapter, changer son fusil d’épaule, ramper, se cacher, courir parfois, reconnaître que nous n’étions que des hommes, qu’une balle, à tout moment, pouvait nous effleurer.

Je me souviens de mes trois jours au Château de Vincennes. Nous devions passer des tests pour savoir quel corps d’armée on incorporerait lors de son service militaire.

« Objecteur de conscience, Général. Je veux être objecteur de conscience – Vous êtes sûr ? – Vous savez que vous ferez deux ans au lieu d’un ? – Je le sais, Général ».

Je ne me voyais pas apprendre à tirer. Je n’aimais pas ces notes, les détonations. Je préférais d’autres partitions, Chopin, Bach, Mozart… pour accompagner mes nuits de songes.

Je serais brancardier en temps de guerre, je ramasserais les blessés sur les champs de guerre et je les porterais à l’hôpital. Je serais tout de blanc vêtu, une croix rouge dessinée sur le bras. L’ennemi n’aurait pas le droit de me tirer dessus puisque je serais brancardier et que j’aurais un beau tatouage sur le bras. Parfois l’ennemi n’aimait pas les beaux tatouages.

J’avais le choix : accomplir mon Service Civil au Théâtre de Sartrouville, ou, à l’Armée du Salut.

« Vous êtes inscrit dans une école de théâtre reconnue ? – Non, monsieur le Directeur,  je n’ai pas d’argent pour m’inscrire dans une école de théâtre reconnue. »

L’Armée du Salut m’accueillait à bras ouverts. Je servais des repas à la Maison du Partage, et, l’hiver, dans les rues de Paris. Il m’arrivait de descendre dans le métro porter une soupe chaude au clochard qui ne voulait plus en sortir. Le déshérité avait choisi de rester confiné pour la vie.

Je traversais les rues de la ville-Lumière dans le camion blanc de l’Armée du Salut. Comme c’était étrange, on passait d’un fragment de seconde de la misère à  la richesse, de La Goutte d’Or à l’Etoile, les voitures tourbillonnaient, les manteaux de velours sortaient de l’Opéra et la vie était belle de ses diamants et sourires. Tout près, des corps gisaient sur les grilles d’aération du métro pour se tenir chaud. Des hommes, des femmes, des enfants venus d’un autre monde. La France était la terre des Droits de l’Homme, la terre des libertés, la terre de la Bastille. « C’est le bonheur en France, tu seras heureux, mon frère ».

Je m’étais inscrit à un bilan de compétences bien avant le confinement.

Mes rendez-vous avaient été annulés, ou plutôt, remplacés par des rendez-vous téléphoniques. C’était formidable, le progrès, on pouvait se former à distance, par soi-même, plus besoin de rencontrer les autres, des vidéos expliquaient tout. A quoi pouvaient encore servir les formateurs ? Je me demandais.

Je n’avais plus le droit de sortir, une heure par jour, mon heure de permission. Les chemins le long des berges venaient d’être bouclés pour le bien de la Nation. Il était de plus en plus difficile et périlleux d’accéder à la nature et de dire bonjour aux vaches nantaises et écossaises. Je me concentrais, blotti dans ma mezzanine à faire mes devoirs, studieusement, chaque jour, en écoutant Mozart.

Après mes tests de personnalité pour savoir qui j’étais, j’en étais arrivé à l’inventaire de mes bagages, exercice 3. J’écrivais, j’écrivais, un mot, un autre mot, la mémoire était encore là, je devais être rigoureux, objectif, pas question de m’amuser à faire des vers, le but était que je puisse être inséré dans une case à l’issue de ce bilan pour le bien de la Nation.

Mes bagages, je m’en souviens, parfois ils étaient lourds, je ne savais plus où les mettre, encombrants, ils prenaient de la place dans le bus, mes bagages, il aurait fallu des roulettes, des roulettes pour avancer plus vite jusqu’à la gare et partir… partir loin de l’autre côté de l’océan, ou, peut-être en Provence, dans le Lubéron, sur une colline à écouter les cigales. C’était joli, Nantes aussi, il pleuvait sur Nantes mais c’était joli au printemps, Nantes,  tous ces jardins qui se réveillaient d’autres mondes lointains.

Je posais mes bagages au Jardin des Plantes. Je les oubliai, je me sentais léger, léger comme une plume de colibri, à pleins poumons je respirais la vie.

« Ils sont à qui, ces bagages ? –Je ne sais pas, peut-être à ce paon ? ».

« Pan ! ». Le verdict était tombé, nous serions confinés jusqu’au onze mai.  Notre Chef avait parlé. Il était beau, il était grand, notre Chef, il nous aimait et on l’aimait, notre Chef. On avait tout oublié, ces coups de matraque, ces coups de  gaz, ces petites réflexions blessantes pour les petites gens, tout était pardonné.

Je traversais la rue de mes pensées. Pour l’heure, j’avais besoin de respirer, le Jardin des Plantes était loin, je n’avais pas le droit de m’y rendre, de toute manière, il était fermé, le Jardin des Plantes. Nous ne pouvions plus nous promener dans les jardins publics, c’était pour notre bien, la nature se refaisait une santé.

Je me sentais léger, si léger…

 

Compétences : (Le Petit Larousse de Poche) 1- Capacité reconnue en telle ou telle matière. 2- Droit de juger une affaire.

Compétences : (Le Petit Rousse de Poche) Cœur qui vibre pour la Vie.

 

Une note traversait le ciel.

 

Thierry Rousse, Nantes, 14 avril 2020.

6ème récit, 30ème Jour de ConfiNez

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