Reprendre son stylo

Reprendre le stylo

Peut-être le plus difficile

Du désir de le reprendre

à …

Je suis trop fatigué

Je n’ai pas le temps

Je dois faire autre chose de plus important…

Demain, je le reprendrai

Et demain

De nouveau…

La page blanche des petits carreaux

Ecrire, écrire quoi ?

Le confinement était fini

Ma liberté m’avait été rendue

Ecrire quoi ?

Le quotidien du travail

La spirale du temps

entrecoupé de moments de détente?

Détente

D’où venait cette expression ?

Etais-je tendu au travail ?

Concentré ?

Oppressé ?

Est-ce que le travail au contraire me rassurait,

me donnait un cadre, des repères?

J’aimais m’y réfugier

y trouver un sens, une utilité, un but, une nécessité

Le travail pour mieux savourer au bout le moment de détente mérité.

La détente devait-elle à chaque fois être méritée ?

Travailler pour gagner mon beurre

que j’étalais sur mes tartines de pain complet

En conserver

Ne pas tout dépenser

Epargner

Prévoir

Prévoir

C’était encore imaginer un avenir

Voir devant le bout de mon nez

Un pré et des sourires

Me dire que

Demain

Je vivrai

Encore

Que je n’avais pas fini

Pas fini de vivre

Exister encore un peu

Ne pas terminer mes phrases

Gommer les points

Ranger le beurre au frigo

Il en restera encore

Bien une louche

demain matin

Et puis lire

« Sagesse de l’herbe »

Anne Le Maître

« Quatre leçons reçues des chemins »

Lire

C’était rencontrer

Celle ou celui qui écrivait

Rencontrer sa vie

A travers ses mots

A travers ses notes

Deviner son visage

Peut-être se tromper

Les mots

Que pouvaient dire les mots

De nos pensées

De notre âme

N’étaient-ils qu’une annexe

A la périphérie de la vie ?

Rien

Ou si peu

Ou peut-être tout

Une cime

Un précipice

Une rivière

L’étendue d’une forêt obscure

Laissant par-ci, par-là traverser la lumière des astres

Ou juste une clairière

Un miroir d’eau

Une forteresse

Le ciel bleu du Québec

Un froid ensoleillé

Qui nous faisait revivre

Une boule de neige qui nous faisait danser et rêver

Autour du brasero des Nefs

Tout près d’un éléphant en exil

Les effluves d’un vin chaud n’étaient pas loin

Juste à portée de main

Ivresse d’un ailleurs

Inde aux mille visages

Un lieu unique pour le coeur

Chapiteau inondé

Chantiers Navals abandonnés

Et déjà, la nuit

La nuit étincelante de l’hiver

Reflets des candélabres

Lumières jaunâtres

La pluie avait son charme

Petite pause à Taïwan

Rien d’important

Un comptoir

Une table et des feuilles

La femme devant son écran

Elle, juste, reprenait son stylo

Obsever

Relever

Se relever

Apprendre

Se souvenir

Vivre

Vivre encore

« Reconnaissons à chaque oiseau, chaque papillon, sa place sur la planète et nous aurons alors peut-être un jour la joie de le surprendre au détour d’une promenade, comme dans la foule on tombe sur un ami ». (1)

Thierry Rousse

Mardi 27 décembre 2022

Nantes

  1. « Sagesse de l’herbe, Quatre leçons reçues des chemins » d’Anne Le Maître

édition Transboréal

Un monde entre parenthèses

 

Un monde entre parenthèses

Parenthèse.

Etait-ce une parenthèse ?

Vivais-je entre parenthèses ?

Une vie entre parenthèses ?

Peut-être.

Je n’achetais plus le journal depuis quelques temps.

Combien de temps ?

Je ne savais.

Je ne comptais plus les heures ni les minutes.

Je ne lisais plus aucune actualité du monde.

Je n’écoutais plus que le chant des oiseaux, et, au soir couché, le cri d’une tôle chahutée par le vent.

Rien que cela du monde ou presque.

Une « remarque incidente insérée dans une phrase ».

Un besoin de m’extraire de tout ce qui se racontait sur le monde, de ses guerres, son chaos, sa fin imminente.

Un besoin de m’extraire de tous ces conflits, de toutes ces maladies qui n’en finissaient pas d’exister, de toutes ces brisures qui commençaient en soi et se prolongeaient chez l’autre.

Parenthèse.

Juste aimer.

Contempler les collines au lointain.

La cime d’un clocher silencieux.

Les tuiles rouges des maisons.

Les arbres et les champs de vigne.

Juste ça, peut-être, pour oublier tous ces maux.

Un signe de la main.

Des moulins qui n’avaient plus d’ailes.

« Signe qui indique l’intercalation d’un élément dans une phrase ».

Aimer.

Juste aimer.

Entre parenthèses.

Faire le tri de mes pensées.

Laisser place à l’amour.

Toute la place à l’amour.

Rien que ça pour donner sens à ma vie.

Attendre la visite d’une amie qui ne viendra pas.

Lui pardonner son absence.

Un lundi de Pentecôte sous la pluie.

M’extraire du monde.

Composer une comédie.

Un « potager des contes » pour le plaisir de jouer.

Rien que pour le plaisir de jouer ensemble.

Ensemble.

Je vous voyais déjà sourire.

D’une pelouse, faire naître un jardin extraordinaire.

La tôle cependant au milieu de la nuit continuait à gémir comme une baleine harponnée.

Comme pour me rappeler à ses yeux au fond des abysses éteints.

T’aimer, c’était écouter tes rires comme tes cris profonds.

Même, entre parenthèses, je ne pouvais être indifférent au malheur, à tes pleurs comme à mes propres larmes qui ne pouvaient plus couler.

Le chat miaulait derrière la porte coulissante du grenier. Il parvenait enfin à l’ouvrir, bondissait, trempé, sur mon lit, réclamant une caresse.

Juste une caresse.

Les animaux avaient besoin de nous comme nous avions besoin d’eux.

Ensemble, nous pouvions cohabiter intelligemment.

L’intelligence du coeur sommeillait entre nous, entre parenthèses.

O Muse de mes nuits, Emma, je me pelotonnais en toi, tu te pelotonnais en moi, à l’abri des bombes.

Le monde était ce que nous en faisions tous les deux, notre monde.

Une couette pour nuage.

Notre monde, naïf et ravi, chantait, dansait entre parenthèses.

Les mots de Victor Hugo, immortels, nous enlaçaient à l’infini : « Une humble goutte d’eau de fleur en fleur tombée, un nuage, un oiseau, m’occupent tout un jour. La contemplation m’emplit le coeur d’amour ».

Thierry Rousse

Vertou, lundi 6 juin 2022

« Au coeur des vignes ».

Sur la route de Soi

 

« Six mois pour créer un autre monde ».

J’écrivais cette phrase en entrant dans cet hangar planté au milieu du vignoble.

Un hangar pas comme les autres.

Un hangar qui se composait d’un atelier, d’un théâtre, et d’un espace de convivialité.

Les vignes au dehors ressemblaient à des barbelés, à un vaste cimetière, ou encore à un champ de guerre traversé par un sanglier perdu, traqué par les Hommes de la société.

Je pensais soudain à la guerre en Ukraine.

La paix était un bien précieux.

En avais-je vraiment conscience ?

Le vent du nord soufflait fort sur cette colline et le froid de l’hiver se faisait encore ressentir.

Avril portait à merveille son dicton : « En avril, ne te découvre pas d’un fil ».

Après un repas festif et une visite des lieux, je rassemblais mes amis dans le salon autour du poêle.

Les propositions jaillissaient.

Créer un autre monde échauffait les esprits.

Et après ?

Après les six mois ?

Déjà, l’un d’entre nous songeait à l’après avant d’accueillir ce qui s’offrait à nos âmes.

Etait-ce de sa part un signe de sagesse ?

Penser à l’après avant de nous préoccuper du présent comme si « l’après » lui donnait sens ?

L’ivresse des vignes pouvait certes égarer les esprits.

Quelques visites se succédaient, quelques moments de partage, et de longues plages de solitude, car, sans doute, pour créer un autre monde, il me fallait prendre ce chemin qui me mènerait au fond de moi-même. Sur la route de Soi. L’intimité d’une naissance.

Quel sens désirais-je donner à ma vie ?

Que voulais-je faire de mon esprit, de mon âme, de mon coeur, de mon corps ?

Créer un nouveau monde commençait déjà par là, contempler ce paysage qui se donnait à mes yeux, m’en émerveiller un peu plus chaque fois, chaque matin, chaque soir, le voir verdir et grandir.

La mort des ceps n’était qu’apparente.

La vie était latente et n’attendait que la chaleur qui la ferait éclore, la chaleur du soleil ou la chaleur d’un amour.

L’amour donnait la vie. Je le savais.

Ce chat me l’enseignait chaque jour, lui, qui m’attendait toujours à mon retour, fidèle compagnon.

Six mois pour créer un autre monde paraissaient peu, ridicule, grotesque, absurde, ironique, et, pourtant, en un fragment de seconde, cet autre monde se manifestait à ma conscience, cet autre monde était ici, ronronnant, simple au fond, comme un regard, une caresse, un sourire, comme la Lune qui pouvait éclairer mes nuits.

La lumière jaillissante ne se voyait-elle donc pas que dans l’obscurité d’un monde absent ?

Thierry Rousse

Vertou, dimanche 15 mai 2022

Au coeur des vignes

Etre où un premier mai ?

 

« On demande souvent aux gens ce qu’ils ont envie de faire, mais rarement où ils ont envie d’être, pourtant le lieu est déterminant ».

Louis Meunier, « Voyage en France buissonnière » (1)

Etre où un premier mai, un premier mai où le soleil rayonnait dans tout son éclat ?

Battre le pavé et dire « j’y suis » de tout ce qui a été gagné, de tout ce qui a été perdu aussi, un certain rêve de fraternité.

« J’y suis et tout commence, j’y suis, et rien n’est fini ».

Certes, il y avait toujours des rivalités même chez ceux qui partageaient les mêmes luttes.

Certes, il y avait toujours un « moi » qui voulait exister en se différenciant des autres, un « moi » qui se protégeait de ce qu’il ignorait.

La liberté faisait peur.

Prendre en main ma vie était infini.

Il y avait la peur de l’autre, aussi, l’autre que je ne connaissais pas et que je jugeais un peu trop vite à son apparence.

Passer mon temps à classer, classer du vide au fond, le vide de l’ignorance et des préjugés.

Juger.

Il était tellement mieux d’aimer.

Plus utile sans doute.

Ce qu’il resterait de ma vie.

Certes, impuissant, j’assistais aux mots du monde qui changeaient, aux lettres qui se raccourcissaient jusqu’à ne plus être qu’une formalité, qu’une banalité.

Jusqu’à disparaître un jour définitivement.

Des amis disparus.

Un passé qu’ils voulaient oublier, un passé qu’ils regrettaient.

Comment jeter à la mer ce qui avait été si beau sur terre et sous les étoiles ?

Vivre, n’était-ce pas créer en permanence du passé, un héritage qui serait le plus beau livre des vivants ?

Ce premier mai, je le désirais loin du bitume.

Qu’importe si j’étais devenu un être banal, invisible qui se confondait aux arbres.

Ce n’était pas si mal, être un arbre.

Ou, une grenouille protégée.

Ou, quelque autre espèce insignifiante de l’autre côté d’un mur près d’une mare.

Un jardin en friche qui reprenait ses couleurs sur la marge d’un cahier où habituellement le maître corrigeait en lettres rouges les fautes vertes du jardinier.

Bien Commun, Bien Commune, bienvenue aux coeurs mis à nu, à la spontanéité d’un geste, d’un dessin.

L’enfant souriait et le temps ne comptait plus, que l’instant d’une présence.

Une fenêtre dans un mur.

Un espoir.

Un autre monde dans un autre regard.

Etre sur ce chemin un premier mai, un chemin qui n’avait rien de droit, qui aimait ces courbes entre les champs de vigne, les pâturages, les bois, les trous d’eau, les vieilles maisons, les boîtes à livres, les villages oubliés, les villages cachés où il était si doux de vivre, rien qu’un instant, et d’aimer.

Thierry Rousse,

Vertou, dimanche 1er mai 2022

« Au coeur des vignes »

  1. Louis Meunier, « Voyage en France buissonnière », édition Pocket

Sur le Bateau-Vivre

 

Face à l’océan

Un week-end de Pâques

Face à l’océan

J’arrivais là où mes croyances s’arrêtaient

Face à l’océan

J’arrivais à la fin d’un chemin tout vert

Face à l’océan

J’arrivais enfin au pied d’une mine d’or

Face à l’océan

J’avançais dans les flots d’une marée galopante

Face à l’océan

Juste face l’océan

Et puis rien

Une ligne de brouillard

Un cheval

Une voile

Peut-être un bateau

Une cité sur l’eau

Et puis rien

Habitée ou déserte

Une planche

Ou mieux un radeau

Un radeau

Et puis rien

Un bout de forêt perdue

Un homme

Peut-être une femme

Ou un enfant

Ou l’humanité entière

Ou Dieu

Et puis rien

Rien que le songe d’un marin solitaire

Au milieu de l’univers

Pas un mot

Au fond de son bateau brisé.

J’étais là face à lui

Face à un premier soleil d’un été printanier

J’étais là sous un ciel d’un bleu épuré

J’étais là face à ce marin si fier de sa Bretagne natale

J’étais là

Mon mensonge cherchait un coin d’ombre

A l’abri d’un rocher résistant à la tempête du monde

J’étais là

Et puis rien

Qu’une plage de silence.

J’avais laissé Monsieur Hulot

Mes jeux de mots et mes rires

Traînant au large mon âme pensive

D’un pas hésitant je libérais mes pieds sur le sable

Nus dans le flot incessant des vagues.

Libre

J’aurais pu être heureux, je me disais

Si une main avait été là

Partager de nos regards enlacés

La beauté qui nous aurait réunis

Le champ des baisers et des caresses

Le ruisseau des délicates attentions

J’aurais pu être heureux, je me disais

Si j’avais su recevoir la main de la sirène

Qui s’était offerte un soir à la mienne.

C’était là la complainte de mon marin solitaire qui méritait ses larmes

Au fond d’une bouteille à la mer

De la Martine, la Martine à la mer, la fille de Vannes

Qui embarquait le temps de ses vacances sur le Bateau-Livres.

Heure suspendue entre les pages de cette épicerie littéraire inattendue

Mes doigts étaient bien incapables d’écrire un mot l’un après l’autre sur la terrasse du temps

Rien qui n’allait, rien qui rimait

A la veille d’un second tour décisif

Entre deux têtes d’affiche

Rivalisant d’éloquence trompeuse

Quand la tendresse, au fond, était le seul bien essentiel

L’unique richesse à laquelle je croyais.

J’étais là dans le Morbihan avec mon passé

Là dans la vie avec mon présent

Là ignorant devant mon avenir

Là, juste là

Ne pas rêver ma vie mais la vivre simplement

Tout simplement

Tout simplement

Le chant d’un oiseau

D’un soleil couchant

La présence d’un chat

Qui bondissait sur ma table

Pour écrire ses miaulements

Que pouvais-je bien lui répondre ?

Rien

Sinon contempler ensemble les vignes qui renaissaient de l’hiver

Aller faire un tour, un vrai

Regarder l’eau couler sous le pont Caffino

Embarquer sur le Bateau-Vivre.

Thierry Rousse

Vertou, lundi de Pâques, 18 avril 2022

« Au coeur des vignes »

Comme Emma et Jeanne au coeur des vignes

 

Un dernier regard.

Un dernier signe de la main.

Elle était là, Emma, de sa longue robe blanche, vêtue

au milieu de son délicieux petit jardin bordé de buis

là, toujours égale à elle-même

Emma, au sourire constant

quelque que soit le temps

le jour ou la nuit

sous les rafales du vent, les caresses du feu ou de la pluie,

Emma.

Les gouttes d’air, de lumière et d’eau

étaient des perles le long des murets

glissant sur la douceur

de ses joues émues,

Emma.

Emma, je l’aimais avant de naître

présence éternelle

de son âme nue,

Emma.

Tu étais là, Emma, qui m’accueillais quand je rentrais

Là, Emma, qui me souhaitais une bonne journée ou une belle soirée quand je partais

Là, Emma, toujours là

fidèle à ton poste, Emma, de ta longue robe blanche vêtue,

Emma, depuis que j’avais ouvert mes valises

un mois de février, dans cette maisonnette

Emma, un soir d’hiver.

Cette maisonnette était une ancienne blanchisserie au bout d’une impasse.

Cette impasse était une ancienne rue portant fièrement le nom d’une féministe.

Cette féministe se nommait « Jeanne Deroin ».

Jeanne !

Cette rue ressemblait davantage à une ruelle gardée par les chats qu’à une rue.

Cette rue, cette ancienne blanchisserie, ce délicieux petit jardin et ses déesses, Emma et Jeanne, se trouvaient au coeur d’un hameau sauvegardé des griffes des promoteurs, rapaces voraces des dernières fermes, des dernières granges, des dernières caves, des derniers potagers de Nantes.

On aurait dit le Sud, cet hameau de la Gilarderie, havre de mots, qui venait de sourire à ma vie.

J’avais cherché un jardin, une maison pour mon chat et moi,

Emma et Jeanne m’en avaient montré le chemin.

Une porte s’ouvrit tout comme je l’avais imaginée dans mon rêve.

Une cheminée, un escalier, une mezzanine avec vue sur un jardin aux herbes folles.

Une balançoire, un olivier, des bambous, des framboisiers, une vigne, un puits, un barbecue, des sapins, un magnolia, des marguerites et tant de surprises encore s’offraient à mes yeux.

Les cieux avaient, semblait-il, exaucé tous mes voeux, ou, presque, ce mois de février deux mille dix sept.

Je sympathisais aussitôt avec la propriétaire des lieux, Marie, qui logeait juste en face en cette ancienne blanchisserie.

Une cour et un jardin, entre nous, étaient partagés.

Nos amis respectifs liaient connaissance.

Des repas improvisées ou soigneusement préparés nous rassemblaient.

La vie était belle, belle telle que je la voyais.

Des rires, des chants, des saveurs exquises et des conversations tantôt légères, tantôt profondes, aux couleurs de la Terre, des fleurs et du Ciel l’habitaient.

Barnabé y était à son aise, inspiré par tant de Muses offertes par Dame Nature.

Un véritable panier rempli de bonheur.

Le ciel se couvrit, un matin, quand je perdis mon chat affecté par une tumeur cancéreuse.

Emma quitta sa place et vint me consoler de ses doux présents, des joyaux de ses lèvres et de ses yeux infinis où se reflétait l’éclat resplendissant de tant de bougies, tant de parfums de Provence.

Il était de ces jours obscurs, où, quelque part sur la Terre, le Ciel venait nous rendre visite.

Il me restait qu’à savourer ces instants et remercier les anges pour tant d’abondance.

Au début d’une année, je me décidais d’allumer un feu en cette cheminée pour y convier mes ami-e-s clown-e-s, poètes, musicien-ne-s, chanteur-euse-s autour de savoureuses crêpes bretonnes.

Qu’elles étaient douces ces heures !

Les braises des mots crépitaient, les flammes des rires s’élevaient, de ces dimanche à bâtir un autre monde, à dessiner de nouveaux rêves.

Une guinguette ambulante à travers le vignoble,

« Le Nez Bouge » pointait son nez rouge

avant que les dernières braises ne s’éteignent.

Marie vendit un jour son logis, le jardin, et ma maison.

Il me fallait refaire mes valises, un mois de février, cinq ans plus tard,

quitter cette maison que je pensais être mon dernier refuge.

Partir, prendre la route vers l’Italie.

M’arrêter sur cette colline et contempler les étoiles.

Quelques larmes séchées par le vent.

Emma et Jeanne.

Un dernier regard.

Un dernier signe de la main.

Mes pensées allaient vers ces enfants, ces femmes, ces hommes qui devaient fuir leur logis, leur ville détruite par des soldats obéissant à leur tyran.

Triste monde.

Aujourd’hui c’était l’Ukraine, et demain ?

Je retrouvais Marcel et Jean Ferrat juste avant mon départ.

Ils avaient glissé entre des cartons sous mon escalier.

Je les avais cru perdus pour toujours

sur une île à Noirmoutier.

Ils étaient là, toujours là, près de moi.

Rien n’avait changé, ou, presque.

J’emportais dans mon coeur toute leur tendresse.

Aragon n’était pas bien loin.

Chanter les mots d’une vie

au milieu d’un champ de vignes

m’extraire d’un monde épris de folie

retrouver le sens de ma naissance.

Un cheval et un âne unis pour toujours

qui n’allaient pas l’un sans l’autre.

Le plus rapide attendait le plus lent,

le plus fort soutenait le plus faible.

Dès lors, ils m’accueilleraient quand je rentrerai, ils seraient là, là comme Emma et Jeanne, le cheval et l’âne, au coeur des vignes.

Thierry Rousse

Vertou, 11 avril 2022

« Au coeur des vignes »

Retour à la vie normale ?

 

Le ciel ne cessait de pleurer à l’aube d’un printemps

Le jeune Bobby avait prédit le changement.

« Venez rassemblez-vous tous braves gens

D’où que vous veniez

Et admettez que les eaux

autour de vous ont monté

Et acceptez que bientôt

Vous serez trempés jusqu’aux os.

Si votre temps pour vous

Vaut la peine d’être sauvé

Alors vous feriez mieux de vous mettre à nager

Ou vous coulerez comme une pierre

Car les temps sont en train de changer . . .

L’ordre (actuel)

Est en train de disparaître rapidement

Et le premier d’aujourd’hui

sera demain le dernier

Car les temps sont en train de changer. » (1)

Sous cet air folk, populaire

qui accompagnait mes pas

je m’abritais dans un joli café

d’une époque révolue

tout proche du Musée des histoires naturelles

au coin d’une avenue

ruisselant de larmes

prêt à dégainer mon passe

étouffant sous mon masque blanc

imposé par l’ordre établi

depuis bien trop longtemps

quand le patron d’un large sourire

m’accueillit  bras ouverts

« c’est fini, tout est fini ! ».

Je pouvais ôter mon masque blanc

je n’avais plus à présenter

la laideur d’un QR Code.

Je pouvais de nouveau être moi

avec la sensation d’être bien moi tout entier

le visage entièrement nu.

Je pensais à tous ces gérants de bistrots

résistants à l’époque de l’occupation

à tous ces directeurs de théâtres de poche courageux

je leur tirais mon bonnet rouge à défaut d’un chapeau haut de forme.

La serveuse fort élégante

du joli café des histoires naturelles

tout de noir vêtue

m’accompagna jusqu’à cette menue table.

Tout au fond

sa chaise tout près d’un radiateur

attendait mon postérieur.

Je me sentais bien, assis, presque heureux

avec le sentiment de renaître

un verre de muscadet étincelant à la main

sous les lueurs d’une bougie

presque heureux

comme un retour à la vie normale

« comme »

comme si c’était vrai.

Face à mes yeux bleus,

un jeune couple d’amoureux

tête contre tête

se racontaient leur vie, leurs joies et leurs peines.

Plus loin, au comptoir

des amis se retrouvaient debout accoudés

comme s’ils ne s’étaient pas vus depuis des siècles.

Plus loin encore,

au dehors

sur la terrasse

riait une foule.

La vie était belle, presque belle

en ce jeudi soir d’un Nantes pluvieux

qu’importait si j’étais trempé de la tête aux pieds

j’avais aux lèvres ce goût d’une liberté retrouvée.

Presque ce goût sucré, s’il n’y avait encore ces larmes amères

qui tombaient des yeux des anges

tout ce déluge de cris

depuis la naissance des civilisations

des Etats, des Nations

depuis que l’homme était homme

et songeait à ses conquêtes

afin de séduire les corps féminins

à l’image de son glaive

en mal de virilité

assoiffé de sexe et d’argent.

Un dictateur en remplaçait bien un autre

Rien de nouveau, au sud comme à l’ouest

au nord comme à l’est

des Vikings à Poutine

Tristes destins.

Les bombes tombaient sur le coeur des enfants.

Mon adolescence était bercée de ces déchirures et de ces guerres.

Je reconstituais ces batailles napoléoniennes qui me fascinaient

avant de découvrir les beautés des champs de paix.

Je m’inventais une origine glorieuse, conquérante, une jeunesse révolutionnaire.

Etais-je passé à côté du bonheur ?

Les larmes redoublaient d’intensité

au seuil de l’obscurité

comme pour me rappeler

qu’à cet instant des enfants n’auraient plus de père

des mères plus d’époux

qu’à cette heure, l’orgueil d’un seul sexe

éventrait et violait toute la grâce d’un peuple.

De quoi pouvaient accoucher nos chefs

pensais-je

si ce n’était de leurs instincts les plus primaires ?

Je me rappelais les mots de Bobby en 1960

les premiers seraient les derniers.

Je nageais au fond d’un océan de tristesse.

Je remplissais mes nuits d’étoiles.

La bêtise humaine atteignait sa fin.

Il nous restait les lendemains

les matins d’une toute autre caresse

les couloirs d’une tendresse humanitaire.

Je quittais le joli café des histoires naturelles et franchissais la porte du théâtre Francine.

« Remplir la nuit ». (2)

Il pleuvait encore.

Des rêves, des baisers, des câlins, certainement, et plus, encore, un lapin encore vivant.

Molière n’avait pas dit son dernier mot.

Après « L’école des femmes », le saltimbanque se préparait à écrire, de sa plume fort optimiste, « L’école des hommes ».

Thierry Rousse

Nantes, vendredi 11 mars 2022

« A la bonne heure »

  1. Bob Dylan, The times they are a-changin’

  2. « Remplir la nuit », spectacle de Guillaume Bariou, Biche Prod

Revenir au théâtre en temps de guerres

 

« Nous sommes en guerre »

Notre Grand Chef avait lâché ces mots au commencement de la pandémie

Il ne s’était guère trompé

Notre Grand Chef avait toujours raison

Deux années après cette proclamation de notre Grand Chef

Le Grand Chef russe déclarait la guerre à l’Ukraine.

Femmes et enfants fuyaient leur pays.

Les ukrainiens, entre dix huit et soixante ans étaient, eux, contraints de rester sur leurs terres.

Certains étaient fiers de défendre leur patrie.

Ne pas partir. Etre là. Résister.

Revenir au théâtre avait-il encore un sens aujourd’hui ?

Sur un parking rempli de voitures, l’agent recruté par Le Grand T m’arrêtait : « Votre passe ? ».

Je n’avais pas le temps, pas le temps. Je courrais à la quête d’une place.

« Ombres portées » (1) était mon premier retour au Grand T, après deux années d’exil chez Mémé Zanine.

Que projetait mon ombre ?

Quelle lumière révélait-elle ?

Deux années dans l’ombre

Deux années à la quête de la Lumière

Entre la peur de mourir et le courage de vivre

Il y avait toujours quelques notes de guitare

quelques mots au comptoir pour nous faire voyager.

Je grimpais dans la roulotte de Django et me réchauffais au coin de son feu.

L’amitié, quelques bûches, quelques braises.

Nous taire ou parler ?

Ecouter le vent, les baisers dans le vent qui dansaient, les étoiles dans les yeux qui brillaient.

La guerre, encore la guerre, toujours la guerre.

La guerre depuis des siècles et des siècles

La guerre depuis le début des frontières

La guerre depuis que ces hommes, orgueilleux, envieux, frustrés, voulaient dominer, s’accaparer une autre terre.

Ces poignées d’hommes tuaient la vie.

Revenir au théâtre alors ?

Au théâtre, au miroir de ce monde, de nous-mêmes ?

Faire face à nos lumières comme à nos ombres.

Un théâtre libérateur pouvait-il exister encore en temps de guerres ?

Qui irait au théâtre ce soir à Kiev ?

Qui jouerait des comédies, des tragédies, des rêves ou des combats ?

Je mesurais ma chance, la chance de vivre dans un pays de libertés et de paix, ou presque…

Le passe devenait l’entrée obligatoire vers ma liberté.

Le Lieu Unique était bien gardé, à l’entrée par ces vigiles

Ce Lieu qui se voulait être un « espace de liberté, liberté de parole, liberté d’accès, liberté de création ».

Ce Lieu unique dans une cage d’oiseaux

Ce Lieu unique où les mots du monde étaient à présent contenus.

La colombe rêvait de s’envoler de sa tour

Ecrire ses pleurs

Ecrire ses désirs dans chaque langue

Ecrire le parfum des biscuits de notre enfance

D’une jeunesse syrienne au printemps arabe

De l’enfant russe à l’enfant urkrainien qui se tenaient par la main

L’amour n’avait point de frontières

Roméo et Juliette chantaient dans les rues, dans toutes les langues

Revenir au théâtre avait encore un sens

Un théâtre libéré des Grands Chefs.

Ionesco, Orwell, Brecht, Rostand, Molière, Shakespeare, tant d’oeuvres encore à jouer.

Des bulles pour exister, dénoncer, aimer, raconter, révéler les lumières des ombres

ce qui nous était caché, défendu.

Le théâtre effaçait les frontières, toutes les frontières.

Au fond de nos coeurs

dans la nuit des guerres

débarrassés de nos maîtres

nous étions en paix.

Thierry Rousse

Nantes, dimanche 27 février 2022

« A la bonne heure »

(1) « Ombres portées »de Raphaëlle Boitel, Compagnie L’Oublié(e)