Un dimanche entre Coucou et Rien

 

Dimanche 3 mai 2020, Nantes, J-8.

Huit jours, plus que huit jours. Le décompte sur une main. Je soufflais. Bientôt, je sortirais, au-delà des mille pas, sans autorisation à remplir. Juste un masque à porter pour prendre le bus, le tramway et faire mes courses. Le mètre de distance avec mes semblables qui devenait une habitude. Je n’avais pas vécu le plus dur. Le plus dur de cette guerre revenait aux premières lignes, aux deuxièmes lignes, aux victimes, et à toutes les troisièmes lignes qui vivaient dans d’étroits logements au cœur de cités de béton. C’est ce qui me guettait, l’une de ces tours de béton Habitation à Loyer Modéré. Ma propriétaire envisageait de vendre la jolie maison où je vivais, dont la fenêtre donnait sur un jardin luxuriant. J’étais malade à la pensée de devoir quitter ce Paradis. Le Coucou me réveillait, en ce dimanche matin, de son joli chant à 9 heures précisément: « Coucou ! ». Il m’appelait à le rejoindre. C’était à 18 heures précisément que, de nouveau, je l’entendis chanter : « Coucou ! ». L’oiseau invisible clôturait ma journée, me disant : « Il est l’heure que tu écrives ». J’avais pris cette habitude, depuis le confinement écrire entre 17 heures 30 et 19 heures 30. Aujourd’hui, aucun sujet n’était venu à mon esprit. J’avais fait le choix de ne pas écouter en ce dimanche BFMTV. Le temps m’apparaissait soudain si calme, comme si la guerre n’avait jamais existé. Un temps infini comme ce ciel blanc. Quelques gouttes ce matin à l’heure de ma promenade. Et, puis le silence, savourer l’instant, savourer le rien. Le rien, existait-il ? S’il n’était rien, comment pouvait-il exister ? Et pourtant, on le nommait, le « Rien ». Si on le nommait, c’est qu’il existait le « rien », donc qu’il n’était plus « rien » le « rien » mais bien quelque chose. Cette chose impalpable qui existait sans pouvoir la toucher, l’embrasser, cette chose du « rien ». Mon « rien » commençait par le ménage quotidien. Mon « rien » continuait par un bol de Chicorée accompagné de deux croissants. Mon « rien » se poursuivait par une promenade jusqu’au port de la Morinière. Mon « rien » à midi se résumait à dix-huit pommes de terre Dauphine. Mon « rien » se glissait sous sa couette blanche. Mon « rien » appelait mon Papa. Mon « rien » lisait « L’Humanité Dimanche ». Mon « rien » prenait des notes sur son petit carnet rose : « La crise sanitaire met en évidence l’échec d’un modèle de développement basé sur l’hyper mobilité des personnes et des produits, la mise en concurrence des travailleurs, le pillage des ressources naturelles, la désarticulation des systèmes productifs »(1).  Mon « rien » découvrait que cette course au profit n’était pas rien. Mon « rien » aspirait à retrouver son « rien », un coin de nature. J’ouvrais « La vie sociale des plantes » là où je l’avais laissée, la veille au soir, page 183. Le titre du paragraphe était  « Les plantes et la guerre conventionnelle ». Décidément, la guerre était partout, même chez les plantes : « Les différents types de guerre chimique entre êtres vivants se résument toujours à des phénomènes d’empoisonnement à distance, empoisonnement dû à l’émission par une plante d’une substance toxique » (2) .Cette nouvelle m’attristait, moi qui voyais la nature si paisible. Le Coucou préparait-il une attaque contre mon « rien » ? C’était une araignée que je vis sur le carrelage de ma maison. Doucement, je l’invitais, à prendre l’air. L’araignée semblait craintive, inoffensive, fragile . Était-ce cette araignée qui tissait de jolies toiles dans ma maison, et m’offrait, en cadeaux, ses chefs d’œuvre ? Une artiste intermittente, si douée et discrète. Je ne pouvais que l’imiter. Pourquoi l’avais-je chassée ? Avais-je peur de sa fragilité ? Etais-je jaloux de son talent ? Ce dimanche de « rien » commençait à se peupler de rencontres imprévisibles. Que faisait maintenant l’araignée dehors ? Tissait-elle un hamac entre les hautes herbes ? Et si je lui demandais de me coudre un masque résistant à l’ennui ? J’avais appris lors d’une exposition au Muséum de Nantes consacrée à cette grande Dame noire qu’il n’y avait pas plus résistant qu’une toile d’araignée. J’ouvrais ma fenêtre : « Reviens ! Où es-tu ? ». L’araignée ne me répondit pas. Je me retrouvais seul face à mon « rien ». Je révisais alors mon texte, « La ferme des animaux » de George Orwell, mise en scène par Sébastien Vuillot. La résidence de création prévue en avril 2020 sur la magnifique scène du théâtre « Horizinc » de Bouvron  avait dû être annulée. J’ignorais la date où nous pourrions reprendre le travail. Il paraissait compliqué de jouer masqué des répliques où les travers humains nous étaient dévoilés. Il ne me restait « rien » de ce dimanche que des souvenirs, des souvenirs de « dimanche », des « presque rien »…

Le dimanche était le jour du repos, le jour de la famille. Je visitais, chaque dimanche, mon Papa à l’Ehpad Beauséjour, puis, quand il pleuvait, je visitais les musées. J’organisais mon programme, tantôt au Musée des Beaux-Arts, tantôt au Muséum, tantôt au Musée du Château de notre chère Duchesse Anne. Je voyageais à travers les expositions, du monde des Araignées aux forêts d’Amazonie, des vols du Chamane à la canne de Chaplin, je nourrissais mon esprit. Quand le soleil resplendissait, je marchais, mon catalogue de jardins en main. Dix jardins, dix dimanche ensoleillés, je remplissais mes yeux et fortifiais mes pieds : Jardin des Plantes, Ile de Versailles, Procé, La Gaudinière, Parc floral de la Beaujoire, le Grand Blottereau, l’Ile de Nantes, les Oblates… Il m’en restait deux à découvrir : la Chantrerie et l’Arboretum du cimetière. J’attendrais un peu pour le cimetière. Dans ces jardins, la vie, à tout instant, me faisait « coucou ». J’y croisais des anglaises, un magnolia, un camélia, des érables, des nuages de pins, une carpe, une maison japonaise, une Nymphéa éblouissante, je sautais de rocher en rocher la rejoindre, un tulipier de Virginie, un dahlia, une bruyère, une coulée verte et des âmes qui dansaient, des châtaigniers, des chênes plusieurs fois centenaires, je me faufilais entre les allées jusqu’au torrent d’une montagne retrouvée, je longeais sa cascade, le torrent s’enrichissait de ses affluents, il était maintenant rivière, le torrent, et me menait jusqu’au large fleuve de l’Erdre, où je slalomais entre les joggeuses, les vélos et les chiens. La vie était belle au bord de l’eau. Il m’arrivait de prendre le BatoBus pour gagner l’autre rive. Au Grand Blottereau, je me retrouvais au cœur du Lubéron, tendres collines issues de vacances lointaines, à Suncheon dans une Corée inconnue, m’enfonçant au fin fond d’une forêt de bambous jusqu’à sa céleste pagode au bord de l’étang, je finissais ma traversée par le Bayou, jouant de l’harmonica et de mes rêves. Les Oblates, sur la Butte Sainte-Anne, était mon jardin secret, à l’ombre d’une abbaye, je promenais mes prières, entre les potagers et les cèdres, je me voyais ramer sur la Loire, remontant les châteaux et les siècles jusqu’en Ardèche.

A ces escapades bucoliques, depuis janvier 2020, je prenais, un dimanche par mois, la route vers Campbon, charmant village niché sur un mont de Bretagne, entre Nantes et Saint-Nazaire. C’était la première fois de ma vie que j’animais un stage « Clown » Je n’aurais jamais osé si ToTTi ne m’avait pas dit : « Vas-y ! ». « ToTTi », je l’avais rencontré grâce à Jean-Luc qui m’avait accompagné vers ce trésor enfoui. « Transmettre ce que j’avais reçu, vécu, depuis que ce Nez m’avait été offert » était la proposition de Déborah. Le pas était fait. La participation était libre. Six stagiaires, ravis, décidaient de remplir mon bonnet. Je me retrouvais, par un doux hasard, sage-femme de Clowns aussi beaux, aussi uniques et touchants les uns que les autres. Ce pécule, et bien plus, me sauvait d’une catastrophe annoncée. Malgré tous mes efforts, l’énergie et le temps que je déployais, je ne parvenais plus, ces derniers temps,  à vendre mes spectacles. Le marché était rude. Les coudes se serraient. Cette échappée, un dimanche, avait allumé une étincelle d’espoir en mon cœur. Ce dimanche 3 mai 2020, tout espoir s’éteignait. Le monde du spectacle était confiné jusqu’à nouvel ordre. Qui donnait les ordres ? Il me restait  un certain nombre de pommes Dauphine dans le compartiment Pôle Nord de mon réfrigérateur. Je n’avais plus envie de les compter, les pommes Dauphine. ToTTi dormait dans l’arbre de son coffret. Rien, ce dimanche, il n’y aurait rien, rien qu’un « Coucou » qui me ferait naître à l’instant présent.

Rien (Le Petit Larousse de Poche) : 1 – (avec ne ou précédé de sans) Aucune chose : il ne fait rien ; sans rien faire. 2 – (sans ne) A une valeur négative dans des réponses ou des phrases sans phrase : à quoi penses-tu ? – à rien ; rien à l’horizon. 3- (sans ne) Quelque chose : est-il rien de plus simple ? .Cela ne fait rien : cela importe peu. Cela n’est rien : c’est peu de chose. Comme si de rien n’était : comme si la chose n’était pas arrivée. De rien : réponse polie à un remerciement. De rien, ou, de rien du tout : sans importance. Pour rien : (a) inutilement. (b) gratuitement, pour très peu d’argent. Rien que : seulement. Chose sans importance, bagatelle : un rien lui fait peur. En un rien de temps : en très peu de temps. Un rien de : un petit peu de.

Rien (Le Petit Rousse de Poche) : pour tout accueillir.

N’était-il rien de plus simple que de ne penser à rien ?

Coucou ! Coucou ! Coucou !

 

Thierry Rousse, Nantes,  dimanche 3 mai 2020.

25ème récit, J- 8 de ConfiNez

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