La porte bleue de secours

 

Mardi 28 avril 2020,  Nantes, J-13.

Ce matin du « J-13 », le vent soufflait, soufflait d’une force inconnue. Je n’avais vu que le ciel bleu à ma fenêtre, enfilant mes bretelles, ma culotte, mes sandales, mon béret blanc, blanc, mon béret, face au vent, je marchais, je marchais, je… quand je vis, soudain, au-dessus de mon béret blanc béret, les gros nuages noirs me menacer de leurs regards furieux. Je traversais le pont de coquelicots, insouciant, sous lequel filaient les voitures, de plus en plus nombreuses, vers le nombril de ma ville. « Promis, je n’y suis pour rien, les nuages ! ». Je fis du vent mon allié. Les nuages noirs passaient leur chemin. J’achetais « Le Monde » au Bar-Tabac de Sèvre, le seul qui restait, « Le Monde ».  Le monde, aujourd’hui, avait pris toute la place, la place de « Libération » et de « L’Humanité ». Après une déambulation solitaire, flânant dans les ruelles de Sèvre, loin des vautours, je longeais la rue de l’Olivraie rejoignant, d’un bon pas, mes compagnes, les vaches écossaises. Elles broutaient de bon appétit, mes amies sur leur île verdoyante. Mon ventre se réjouissait pour elles. Il était l’heure. Pour me protéger, le vent me poussait jusqu’à mon doux ermitage. Je recevais là une réponse très courtoise à ma candidature d’Agent des Services Hospitaliers : « J’ai le regret de vous informer que nous ne disposons d’aucun poste vacant correspondant à vos compétences. En effet, vous devez posséder à minima un Brevet d’Etude Professionnel Carrière Sanitaires et Social ou un Brevet d’Etude Professionnel Agricole Services aux Personnes ». L’auteur de ce courrier me souhaitait « bonne chance dans mes recherches ». Je me sentais heureux, tellement heureux qu’une personne ait pris le temps de répondre à ma lettre. J’avais le sentiment d’exister, d’être enfin reconnu des premières lignes que j’admirais. Le vent avait chassé tous ces nuages noirs de mon esprit. Aujourd’hui, le Premier Chef de la Nation parlerait à 15 heures, derrière son pupitre, devant une assemblée de 75 députés représentant 66,99 millions de françaises et français. Nous étions fort bien représentés, les spectateurs de la démocratie. En de pareilles circonstances, nos coeurs étaient écoutés. Le monologue était retransmis en direct sur BFMTV. Pétula en était la rédactrice en chef. Je l’aimais Pétula. Emma, sur son piédestal, était jalouse. Peut-être, m’égarais-je et faisais-je marche arrière. « Un peu trop d’insouciance, et c’est l’épidémie qui repart ; un peu trop de prudence, et c’est la Nation qui s’effondre ». Insouciance, prudence, ciel bleu, nuages noirs, dans quel sens soufflait le vent ? Où marcher, où ne pas marcher, de ce coté-ci, de ce côté-là, pour trouver une réponse à mes insomnies ? Les enfants de moins de trois enfants ne porteraient pas de masque. J’avais envie de sucer mon pouce, retrouver mon enfance, toute mon enfance, une dent de lait qui n’était jamais tombée et faisait l’admiration des jeunes étudiantes en soins dentaires à l’Université du C.H.U. de Nantes. Non, il n’était pas question de me perdre. La Libération pouvait être, à tout moment, remise en question par le Premier Chef de la Nation. Je me taisais et reprenais le fil de ma conversation, cherchant une chute à mes idées. J’en étais à mon 46ème métier étudié : « Chef d’études Environnement, Chargé d’évaluation médico-économique, Chargé de mission, Conducteur accompagnateur de personnes à mobilité réduite, Chargé de programmation de spectacle vivant, Conseiller d’éducation populaire et de jeunesse, Cuisinier en restauration collective, Documentaliste, Epicier, Directeur de salle de spectacle, Conteur ». Conteur ? Conteur ! Conteur… Un mot qui résonnait à cette heure dans un coin de mon cœur…

Jean était conducteur de train bleu. Il l’aimait son train, Jean. Toute sa vie, il aimait transporter les gens, les conduire à leurs destinations, Jean, les gens : La Rochelle, Bordeaux, Toulouse, Perpignan, Marseille, Nice, Gênes, Florence, Florence, terminus ! Jean, il aurait aimé que tous ces gens se parlent dans les wagons, trinquent à la joie d’une rencontre, sortent leurs instruments, leurs balles, dansent et jonglent de leurs désirs, déclament des poèmes et des récits de vie à n’en plus finir, où les rires essuieraient les larmes. Jean avait tout prévu : le wagon Cabaret pour les plus fous, le Wagon Lecture pour les sages, le Wagon Restaurant pour les gourmands, le Wagon Lits pour les amoureux, le Wagon Libre pour les contemplatifs. Jean aimait ses gens. Il aurait pu être passager, Jean, d’un train, mais aucun train ne lui avait ouvert ses richesses, Jean, aucun, il n’avait pas de billet. Alors, il avait ouvert, une nuit, Jean, la porte de la locomotive du Train Bleu stationnée en gare de Nantes, une erreur d’aiguillage sans doute… Jean tenait sa passion d’un train miniature que son papa lui avait offert pour Noël, et de son grand-père, Alfred, cheminot à Lure, un vrai luron, le grand-père de Jean, né en Franche-Comté ! C’est que la Comté en comptait des grands pères conteurs ! Mais, aujourd’hui, lundi 16 mars 2020, le train bleu sur le quai 1 de la gare de Nantes ne partirait pas. Les gens dans les wagons s’étonnaient du retard. Jean, à la tête de sa locomotive, prit l’haut-parleur, et d’un ton triste dit : « Les frontières sont fermées, nous sommes confinés. La Société Nationale des Chemins de Fer Français vous prie de bien vouloir l’excuser ». Les gens restaient, jouaient aux cartes, se parlaient, certains sortaient une trompette, une cymbale, un tambourin, d’autres, un simple bouquin, d’autres s’endormaient sur leurs voisins, d’autres s’embrassaient, tous espéraient, qu’un jour, le train repartirait. Jean était navré pour ses gens, il leur apportait un café, un thé, un sourire. Florence, silencieuse, était au bout des rails, et l’attendait, Jean, impatiente. Jean savait qu’il ne repartirait pas de si tôt, le train bleu. Et un à un, tous les wagons disparaissaient de la gare, et les gens avec, et il ne restait plus que la locomotive d’un Jean hagard. Jean aurait pu partir, sous les étoiles, discrètement, avec sa locomotive, mais « à quoi bon ? ». « A quoi bon, se demandait Jean, partir sans nulle vie conduire que la mienne ? Quel sens donner à mon existence si les gens ne sont plus là avec moi? ». Jean ignorait que Florence l’attendait au terminus. Jean s’ennuyait, seul, sur le quai de la gare, regardant sa locomotive aussi malheureuse que lui. Les herbes poussaient entre les voies. Jean vit dans le brouillard, au bout du quai, une porte, une étrange porte qui lui murmurait dans le creux de ses yeux : « Je suis là, derrière, derrière la porte bleue,  j’attends que tu écrives pour mes longs cheveux noirs des vers nus, que tu me séduises de tes lèvres émues, c’est en forgeant qu’on devient forgeron, Jean ». Jean, sans partenaire de jeu, sans public pour les regarder, ne pouvait plus jouer avec son train miniature. Il lui restait un crayon de bois qui s’offrait à ses doigts fragiles pour charmer le cœur des absents.

Porte (Le Petit Larousse de Poche) : 1- Ouverture pour entrer et sortir : ouvrir, fermer la porte ; porte de secours ; ce qui clôt cette ouverture ; battant : porte de fer ; porte vitrée. 2. Lieu situé à la périphérie d’une ville, correspondant à une ouverture autrefois aménagée dans un mur d’enceinte : porte de Versailles (à Paris). 3- Espace délimité par deux piquets et entre lesquels un skieur doit passer un slalom. Mettre à la porte : renvoyer. Opération, journée porte(s) ouverte(s) : possibilité offerte au public de visiter librement une entreprise, un service public, etc.

Porte (Le Petit Rousse de Poche) : la paupière d’un regard

De frontière, le cœur ne connaissait qu’un désir infini. Ce soir, au bout du fil, la voix charmante d’une aide-soignante m’autorisait à rendre visite à mon Papa. Mardi 5 mai 2020, à 16 heures, à l’Ehpad Beauséjour, le soleil resplendirait.

Thierry Rousse, Nantes, mardi 28 avril 2020.

20ème récit, J- 13 de ConfiNez

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