La boucle infinie

Finir ma vie

Presque là où je l’avais commencée

Presque

Presque à l’affirmation de mon existence

Presque au printemps de l’adolescence

Presque à travers la poésie, la littérature, le théâtre, la philosophie

Presque là

Dans la résonnance des sons

Les bords pluvieux d’une Loire

Tourbillonnant entre marées et courants

Presque là

Le jeu des correspondances

Du bassin Saint-Félix au stade Marcel Saupin

Jeu des miroirs teintés

Qui te font voir les paysages autrement

Presque par des récits de voyage

De l’Italie à la Colombie

Presque

De la Provence à Barcelone

Presque

Franchir la frontière de la voie ferrée

Ilôt d’indépendance

Ilôt de solitude

Cinq balles à bout portant

Devant les yeux des enfants

Presque

Carnets de reportage

Où sensations, souvenirs et faits s’entremêlent

Presque

Désir d’être journaliste

Rien qu’un désir

Eric Blair ou George Orwell ?

Changer de nom, de destinée

Où étais-je né ?

Quel âge avais-je ?

Quelles vies avaient composé ma vie ?

Une vie parmi des milliards

Je ne savais que répondre

Je me perdais dans les soustractions

Enlacements d’une presqu’île

« J’ai un doute, as-tu soixante ans, es-tu encore en âge de travailler ? »

Je calculais

A quelles années-lumière étais-je de l’âge de la retraite

De l’âge fatidique qui me ferait basculer dans la catégorie des séniors

Des grabataires déjà un pied sous Terre ?

Presque

Et pourtant il en existait des rebelles encore vaillants avec toutes leurs dents

Jeunes d’esprit, amoureux de la vie qui la croquaient à pleines mains

Presque

Je veux des noms, je veux des bouches

Au zénith de ma finitude

Au hasard ou par Providence ?

Hubert-Félix Thiéfaine

Soixante quinze ans déjà et encore à chanter ses longs poèmes

Avec l’éloquence des premières fois

Sa voie me redonnait aisance

Vingt ans se dessinaient devant moi

A dix-sept ans, je rêvais d’en avoir vingt sept

A cinquante cinq, trente cinq

« On n’est pas sérieux quand on a dix sept ans » (1)

Tout recommencer de ma vie en mieux

Les quarante neuf trois ne m’arrêteraient pas dans mon élan

Qui déciderait de la fin de mon expédition terrestre ?

Quel roi aurait pouvoir sur ma vie de palfrenier ?

Je descendais de mon grenier

J’abandonnais l’écorce de mon corps

Pour la sève de mon âme

« As-tu des enfants ? As-tu une femme ? » me demandait cette petite fille de sept ans

Là non plus je ne savais que répondre

Que possédais-je de la vie

Rien sinon son souffle

Que laisserais-je derrière mon ombre

Qu’une tombe abandonnée ?

Qui viendrait me voir

Les herbes folles du Père Lachaise

Le vol d’une hirondelle

L’éclat du soleil

L’impétuosité d’un vent glacial

Les larmes du ciel ?

J’étais au fond peu de choses

Qu’une poignée de terre entre tes mains invisibles

J’énumérais les sons juste par passion

Sans compter les pieds

Juste un mouvement de pas maladroits

Sur le parquet de l’oubli

Des « i », des « é », des « ions », des « en » de balbutiements, d’éjections verbales

« ale » s’ajoutait à la fête des mots

« o » triomphait

Hôtel silencieux

Partir sans faire de bruit

Dans le tumulte du monde

Regarder par le trou de la serrure

Génération ascensionnelle

Tous genres confondus

Embrasaient les rues

Brûlaient les poubelles de la consommation

Dans les ruelles pavées des colons

Et légionnaires affolés

Le capitalisme n’avait laissé derrière ses idéaux

Qu’un vaste chaos

Juste la fin de l’humanité

Sans sommation

Tout était possible à présent

L’imaginaire nous était rendu

Entre chaque groupe de mots des espaces à inventer

Tout était à écrire des doigts d’une femme

Ou presque

« L’amour viendra, et il aura tes yeux » (2)

Thierry Rousse

Nantes, dimanche 26 mars 2023

« Une vie parmi des milliards »

  1. Arthur Rimbaud
  2. Emmanuelle Bayamack-tam, « Arcadie », édition P.O.L.

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