Etre libre?

 

Mardi 5 mai 2020, Nantes, J-6.

J moins Six. Mon dernier doigt de la main droite. Il me resterait demain les cinq doigts de la main gauche pour dire « Au revoir mes ConfiNez ! ». Ce mardi 5 mai 2020 était un grand jour. J’avais obtenu l’autorisation de rendre visite à mon Papa à  l’Ehpad « Beauséjour » le mardi 5 mai 2020.  Le rendez-vous était fixé à 16 heures. Première fois que je sortais du périmètre bien au-delà des mille pas quotidiens. Je devais me rendre de l’autre côté de la Loire au nord de Nantes. Qu’allais-je découvrir ? Retrouverais-je ma ville comme je l’avais quittée le 13 mars 2020 ? Les ponts étaient bien là, la Loire et ses deux bras, son île et son Centre Commercial Beaulieu pas beau du tout, Le Lieu Unique et ses p’tits Lus, le Château et sa bien-aimée Duchesse Anne, la Cathédrale et son trésor, l’Erdre et ses airs de jazz, les bateaux immobiles accrochés à une note, le Marché Talensac et ses étals, la Place Viarme et son Tramway, tout était bien là, moins les gens. Les gens, il y en avait un peu plus dans le Tramway, des gens, à Commerce, à Beauséjour, la plupart d’origine africaine, les gens. Sans doute, était-ce dans leurs habitudes de sortir ? De palabrer ? De jouer ? Peut-être souffraient-ils, ces gens d’Afrique, d’être enfermés dans leurs cités ? J’ignorais… De longues queues devant les Tabacs, des cabas bien remplis défilaient sous mes yeux. Peu de gens masqués, peu de distances respectées. L’arrogance d’affirmer notre liberté ? La nonchalance ? L’insouciance ? L’égoïsme ? « Cela n’arrivera qu’aux autres, je suis invincible ! ». Ou bien, l’ignorance ? Ou bien, tout simplement : « Insupportable à porter ce masque ! De quoi ai-je l’air ? Comment parler ? Comment respirer avec tout ça ? Comment plaire à une femme ? ». Je découvrais enfin le vrai monde, ce monde que je voyais depuis bientôt deux mois derrière l’écran de mon Smarphone. Quelques commerces commençaient à ouvrir. Le gérant s’activait à nettoyer le bien de toute sa vie. Les cafés, eux, étaient fermés, des grilles pour les uns, des rideaux noirs flottant au vent pour les autres, ces cafés qui gardaient la porte ouverte, sans doute pour laisser rentrer l’air… Les commerces de première nécessité, naturellement, étaient ouverts : un caviste, une quincaillerie, une supérette de produits congelés…  Après mon voyage en Busway, je m’autorisais une marche depuis la place Foch. Je traversais l’esplanade déserte du Maréchal, j’enjambais l’Erdre tendre à mon coeur, je longeais le Marché Talensac jusqu’à la Place Viarme, rejoignant le Tramway. Une enfant ne voulait plus rentrer, s’amusant à sauter d’une estrade. « Viens, allons voir ce qu’il y a plus loin, ma Chérie » lui disait son papa. La petite fille ne semblait guère convaincue. On ne pouvait pas mentir aux enfants. Plus loin, c’était pareil qu’ici, que du bitume. Tous les jeux de plein air, tous les jardins, toutes les promenades, des bords de l’Erdre aux bords de Sèvre, étaient interdits. Interdits tous ces lieux où on pouvait respirer et s’évader. Tout était conçu pour nous ramener à cette tragique réalité : la plus vaste prison que l’Homme n’ait jamais inventée. Je ne retrouvais plus ce Nantes foisonnant de vie, de jeunesse aux terrasses des brasseries, ce Nantes de la culture, de la fête à tous les coins de rues. Qu’importe, en ce jour, je rendais visite à mon Papa. J’attendais sagement l’heure devant l’établissement hospitalier pour personnes âgées dépendantes « Beauséjour ». A 16 heures précises, le personnel hospitalier m’accueillait avec beaucoup de délicatesse, de gentillesse. Je me sentais attendu. Non, je ne rentrerais pas par l’entrée principale habituelle. Un jeune agent hospitalier masqué, fort aimable, m’accompagnait au sous-sol de l’établissement. Une salle était aménagée avec toutes les précautions requises. Lavage des mains, prise de la température, port du masque, signature du registre des visites. Une jeune agente hospitalière masquée, elle aussi, aux yeux ravissants, conduisait mon Papa. Mon Papa était également masqué. Une palissade vitrée nous séparait. Curieuse situation. La première fois de ma vie que je me retrouvais dans un tel contexte ressemblant à un parloir de prison. Je savais que c’était pour le bien de mon Papa, je savais que les agents hospitaliers n’y étaient pour rien, ils subissaient, eux-aussi, cet isolement.  Je pense que nous étions tous émus, tous bouleversés, tous embarrassés par ce qu’il nous arrivait, cette drôle de guerre pas vraiment drôle, ni au début, ni à la fin. La durée de la visite était limitée à trente minutes. L’agente hospitalière devait restée dans la salle. Elle se faisait discrète, attentionnée. Que se passait-il, là haut, dans les chambres ? Y-avait-il des résidents atteints du Covid-19 ? « Aucun pour le moment » me répondait l’agent hospitalier. « Quand pourrais-je organiser une sortie avec mon Papa dans ma maison ? – Nous ne savons pas. Il fait partie des personnes fragiles ». Je sentais des larmes contenues dans les yeux de cette jeune agente hospitalière étudiante. Des larmes de fatigue ? Des larmes d’émotion ? Des larmes d’amour ? La fatigue gagnait mon Papa. Je ne pouvais pas l’embrasser, que lui dire : « A ce soir, je t’appellerai ! ». Je n’avais pas le droit de photographier mon Papa. Le protocole était strict, orchestré par les Chefs de la Nation et leurs experts. Ce qui se vivait à l’intérieur de ces murs hospitalers demeurait secret. On n’en savait que ce que les personnes autorisées à parler pouvaient nous en dire. Je quittais mon Papa, espérant très vite le revoir en dehors de ce parloir.

La liberté nous avait été ôtée, pour combien de temps ?

Le Chef du Service des Urgences de l’Hôpital George Pompidou expliquait sur BFMTV que cette privation de liberté avait dû être décrétée suite au manque de tests, de masques… « Les tests ! Les masques ! Adjudant ! ». L’Adjudant avait bon dos, l’Adjudant. L’Adjudant, épuisé de courir, faisait ce qu’il pouvait l’Adjudant  pour sauver des vies. « Vous toussez, Adjudant ? ». Le Grand Chef, aujourd’hui, était à l’école. Une maîtresse masquée. Six élèves bien sages isolés à leur table. « Qui est-ce, madame ? ». Les élèves n’avaient pas reconnu le Grand Chef. Il prit son masque, le baissa : « Coucou, c’est moi, Zorro ! ». Le Grand Chef était là au milieu de la classe et l’école était sauvée. Tous au travail le onze mai ! « Je suis le bon sens » chantait le Grand Chef.  « Suivez-moi, à la queue leu-leu, un mètre l’un derrière l’autre, et tout le monde se marre ! ». Le Grand Chef était un bon animateur. Il aurait pu être la maîtresse de l’école, le Grand Chef. Le Grand Chef quittait son masque autoritaire pour un visage de bon père de famille. Un père rassurant qui posait le cadre. De l’ordre, de l’organisation, rien de tel pour nous détendre. Tout irait bien, Madame la Marquise ! Le Grand Chef avait juste commis une erreur : ôter son masque par le bas en le touchant. Cet acte était formellement interdit par la loi. Le masque se retirait par les élastiques. Le Grand Chef venait de recevoir un zéro pointé de la maîtresse. Il était puni, au coin, le Grand Chef ! Les Grands devaient montrer l’exemple aux Petits, c’était écrit sur le fronton de la République. Mon masque en tissu blanc, je venais de le recevoir, ce matin, dans ma boite aux lettres. C’était un cadeau de Johanna. Johanna était pour nous, habitants de Nantes, une bonne maman, ou, une grande sœur prévenante. Demain, je lirais le mode d’emploi, je répéterais mon rôle de Zorro, je ne voulais pas me retrouver avec un zéro pointé, puni au coin comme le Grand Chef qui venait de perdre son rôle.

Etre libre ? Je n’avais pas répondu à la question du jour. J’échafaudais quelques pirouettes. Toute liberté était relative. Nous étions plus ou moins libres. Tout dépendait du point de vue. J’étais plus libre qu’un prisonnier dans sa cellule. J’étais moins libre qu’un oiseau dans un ciel sans chasseur. J’étais prisonnier de mon corps si je pensais que mon corps était une prison. Si je considérais mon corps comme un oiseau, mon esprit pouvait s’envoler et se sentir libre, pourvu qu’il n’y eût point de chasseur. Mais, à être trop libre, je n’étais plus libre. Toute contrainte déclenchait ma soif de liberté. Sans son contraire, la liberté n’existait pas.

« La liberté désigne ici l’aptitude à dépasser, généralement à travers une situation de crise, le poids des aliénations qui conditionnent nos automatismes et nos habitudes. Elle brise les cercles vicieux. Elle appelle imagination et créativité. Elle rend brusquement crédibles à nos yeux étonnés de nouveaux modèles de comportements individuels ou collectifs. Elle pousse nos destinées au-delà des frontières que leur assignent les systèmes, et débouche sur un futur ouvert. Elle dépasse les fausses alternatives dans lesquelles les sociétés piétinent et s’emprisonnent. Bref, elle étend à l’infini, dans un mouvement d’intériorité et d’approfondissement, le champ du possible ». (*)

Libre (Le Petit Larousse de Poche) : 1 – Qui peut venir et aller venir à sa guise, qui n’est pas prisonnier : l’accusé est libre. 2- Qui a le pouvoir d’agir, de se déterminer à sa guise : vous êtes libre de refuser. 3- Qui ne subit pas de domination, qui jouit de la liberté politique : pays libre. 4- Qui est sans contrainte, sans souci des règles : on est libre dans cette maison. 5- Qui n’est pas lié par un engagement : je suis libre ce soir. 6- Qui n’est pas occupé, retenu : le taxi est libre ; Qui n’est pas limité par une autorité, une règle : presse libre ; libre de tout préjugé. Ecole libre : qui ne relève pas de l’enseignement public. Temps libre : dont on peut disposer à sa guise.

Libre (Le Petit Rousse de Poche) : épris d’un élan infini.

Des gens, il y avait aussi, assis sur le bitume, des personnes sans domicile. Qui était libre ? Qui ne l’était pas ? Entouré de murs visibles et invisibles ?

Thierry Rousse, Nantes,  mardi 5 mai 2020.

27ème récit, J- 6 de ConfiNez

(*) Jean-Marie Pelt, « La vie sociale des plantes », Poche Marabout.

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