Entre deux cases, Marcel…

 

Le Chef de la Santé s’était s’exprimé en cette fin d’après-midi. L’objectif n’était pas encore atteint. Si ne nous passions pas sous la barre du nombre de cas défini par le Chef, les récompenses promises ne nous seraient pas distribuées. Ainsi, étaient rythmées nos journées. Récompenses et punitions selon nos efforts pour le bien-être de notre pays. Je commençais, certes, à radoter. Les discours se ressemblaient. Les jours se répétaient.

J’avais été courageux durant ces deux mois de période d’essai comme aide à domicile, parcourant plus de mille kilomètres par mois, de l’est à l’ouest, du nord au sud de la métropole nantaise. Une véritable course contre la montre. Pour être défrayé de mes déplacements, chaque inter-vacation devait être de quinze minutes. Mission impossible lorsque s’affichait sur mon GPS souvent presque le double, sans compter le temps pour me stationner, me rendre chez le bénéficiaire, le quitter, reprendre ma voiture. Il me fallait rattraper le temps en accomplissant mes tâches avec vitesse au détriment d’une véritable relation humaine, selon les missions écrites pour chaque prestation. Des situations de plus en plus complexes m’étaient confiées. Les emplois du temps ne cessaient de changer. Une grande partie de mes déplacements avec ma propre voiture n’étaient pas défrayées. « C’est la convention, on n’y peut rien ». Nous devions obéir à cette convention. Qui avait écrit cette convention? N’étaient-ce pas les dirigeants de ces sociétés d’aide à domicile ? J’exprimais ce que je ressentais, ma désillusion, mon désaccord avec cette convention qui ne correspondait pas à mes valeurs, au respect que nous devions, à mon sens, porter aux aides à domicile accomplissant un noble et beau travail auprès des bénéficiaires. N’étais-je pas en période d’essai ? N’avais-je pas le droit de m’exprimer, de continuer ou d’arrêter ? La période d’essai ne servait-elle pas à cela ? N’était-ce pas rédigé sur mon contrat ? L’employeur acceptait mon départ, pourtant, il cochait la case « Fin de la période d’essai à l’initiative du salarié ». S’il acceptait mon départ, cette fin de période d’essai n’était-elle pas d’un commun accord ? « Non, c’est vous qui êtes parti, vous êtes un impulsif, un immature, vous êtes responsable de votre situation » m’avait répondu mon employeur quand j’avais réussi à l’avoir au bout du fil. Il se montrait insensible à ma situation actuelle, comme s’il me faisait une leçon de morale, du genre : « Vous êtes parti, c’est bien fait pour vous si vous vous retrouvez sans ressource ». Le fil était coupé. S’était-il senti offusqué, démasqué quand je pointais les dysfonctionnement de cette convention, ces conditions de travail indignes du respect que nous devions offrir aux salariés et aux bénéficiaires ? L’employeur, un instant, déstabilisé quand je lui fis ces remarques avant de quitter sa boutique, reprenait, à cette heure, sa toute-puissance. Il était le Géant écrasant le petit chercheur d’emplois radié de ses droits.

Il me restait quelques noisettes que j’avais réussies à cacher dans ma forêt, grâce à une gestion rigoureuse de mon budget, tel un écureuil, pour faire face aux imprévus de la vie. Les imprévus arrivaient plus vite que prévu : dépannage, changement de la batterie de ma voiture, puis des bougies, une bagatelle de deux cent soixante euros et cinquante centimes, un peu plus de la moitié de mon épargne. Nombre d’employeurs nous demandaient de posséder une voiture pour l’exercice de notre travail. Savaient-ils qu’une voiture avait un coût d’entretien ? La réglementation de l’assurance chômage en vigueur me punissait, cautionnant de ce fait des conditions de travail indignes du respect de la personne. Tous ces Chefs du Travail et ces Grands Chefs fermaient les yeux, complices de ces abus. Et tout le monde devait ainsi se taire pour survivre, accepter ce qui leur était imposé, au risque de ne plus percevoir aucun revenu. Ainsi allait le monde. Un masque sur la bouche pour se taire.

Heureusement, dans ce monde, il y avait des êtres sensibles, gentils. J’avais le bonheur de les rencontrer et de leur correspondre. L’assistante sociale rencontrée ce matin, Chloé, m’avait écouté. Elle m’apportait son soutien, accomplissant aussitôt des démarches afin de m’aider à sortir de cette mésaventure. Face aux cases de l’indifférence, de la vengeance, de l’amertume, du jugement, de l’incompréhension, des donneurs de leçons, des punisseurs, il y avait la gentillesse, celle qui n’entrait dans aucune case. « Vous avez un beau parcours, me confiait-elle, vous êtes humble, touchant, j’aimerais voir vos spectacles » . Ces mots dans le froid d’un hiver précoce vinrent réchauffer mon coeur. Je ne pus empêcher ces larmes de couler, comme une source d’eau vive. Plus je cheminais vers la quête du bonheur, plus j’avais l’intime conviction que l’avenir était à la gentillesse.

Marcel faisait partie de ces gens-ci, non de ces gens-là, avec sa belle moustache. J’aurais aimé être Marcel. Je regrettais sa disparition inexplicable. Une chance que j’avais pu le prendre, un jour, en photo, Marcel. Marcel était la gentillesse. Un savoir-faire ? Une tradition ? La gentillesse était-elle innée ou s’apprenait-elle ? Nous était-elle transmise ? Par qui ?

« Le sage est une grande parcelle de divinité égarée sur terre… ». (*)

Le chocolat du soir était le visage du Père Noël.

Je m’endormais avec sa gentillesse, ces yeux qui vous réconfortent.

La gentillesse était un regard, une caresse, un présent, un acte militant.

Marcel fabriquait des savons dans sa Provence.

Il était heureux, Marcel.

Thierry Rousse

Nantes

Lundi 8 décembre 2020

« A la quête du bonheur ».

(*) Bernard B. Dadié , « Origines, 365 pensées de sages africains », éditions de la Martinière.

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