A un kilomètre de l’oiseau du séquoia, mille pas et bien au-delà

« Attestation de déplacement dérogatoire en application de l’article 3 du décret 23 mars 2020… ». C’était l’article 3. Les mesures se durcissaient. Nous étions en guerre, il fallait nous battre contre le Covid-19, avait dit notre Chef qui nous avait rassemblés, chacun chez nous,  autour de cet ennemi commun, le Covid-19. Notre moyen de défense, notre arme, c’était limiter nos déplacements, prendre nos distances les uns avec les autres.  Si nous voulions vivre et préserver les autres, nous n’avions pas le choix. Notre Chef l’avait dit. Il avait raison, le Chef, puisqu’il l’avait dit, le Chef. Nous avions peur de mourir et de voir nos proches mourir. Nous obéissions aux ordres. La peur nous faisait obéir. Nous pensions aux premières lignes débordées par l’afflux de malades, le flot de cas déclarés, le nombre de morts et d’heures de travail sans compter. Nous étions solidaires, nous les dernières lignes. Sortir le moins possible. Juste par nécessité vitale, ou, pour rendre service à la Nation. Il y avait sept cases.  La cinquième case, c’était la case des « déplacements brefs, dans la limite d’une heure quotidienne et dans un rayon maximal d’un kilomètre autour du domicile. ».  Dans le nouvel article, l’article 3, une durée était à présent imposée, une heure, et une distance aussi, un kilomètre autour de chez soi. La liberté se réduisait pour la bonne cause. Vaincre notre ennemi, le Covid-19. Tout déserteur serait sévèrement puni : une amende de 135 euros s’il était arrêté par la police, si son infraction à la loi était constatée. Tout déserteur était montré du doigt, il était l’allié de notre ennemi commun, le Covid-19. Au bout de trois arrestations, il était envoyé à la case « Prison », le déserteur.

Je ne serai pas déserteur, je n’aime pas la prison. Il ne me restait plus qu’à tracer un cercle d’un kilomètre autour de ma maison. Comment ? Je cherchais partout dans mes tiroirs. Non, décidément, je n’avais pas de mètre suffisamment long. Je réfléchissais. Qu’est-ce que cela peut représenter à vue de nez un kilomètre autour de ma maison ? Je m’interrogeais. Est-ce qu’il y avait un chemin au bord de l’eau, des arbres, de l’herbe, des fleurs, un paysage où je puisse marcher dans un rayon d’un kilomètre autour de ma maison ? J’avais besoin de respirer, besoin de marcher dans une nature sauvage, retrouver le courant paisible d’une rivière, voir les fleurs s’ouvrir, voir les arbres verdir, entendre les oiseaux chanter, voir cette nature sauvage, ces lieux où l’Homme ne pouvait pas ériger ses tours d’argent et de pouvoir, étendre ses couches de bitume qui sentent mauvais et gondolent au soleil. J’avais besoin de voir ces prairies humides où les vaches aimaient faire la sieste, ces roseaux, ces fleurs dont je ne me souvenais jamais du nom, cette terre glissante au bord du fleuve, là où il est dangereux à l’Homme d’aller, juste là, la voir,  les voir ces territoires où l’Homme ne pouvait pas aller, ces territoires réservés à la faune, à la flore, à ceux qui habitaient la Terre bien avant nous. je voulais voir, voir et respirer. Lire, imaginer ne me suffisaient plus. Je me sentais encore un peu fébrile. J’avais besoin d’air. Quitter ma mezzanine, descendre l’échelle. Je terminais ma lecture de ce livre que j’avais acheté, il y a plusieurs mois à « Vent d’Ouest », l’ancienne librairie du Lieu Unique, quand nous étions encore en paix : « Marcher » d’Henry D Thoreau.

Je notais sur mon carnet blanc cette phrase de Thoreau : « Si vous voulez faire de l’exercice, partez à la recherche des sources de la vie. »

Je cochais la cinquième case, je  notais l’heure de mon départ et je signais. Je venais de signer ma liberté. J’ouvrais enfin ma porte, je comptais mes pas, de un à mille, mille pas en tout un kilomètre, c’est bien ça ? Je n’ai jamais été doué pour le calcul mental. Premier pas, deuxième pas, troisième pas… Agrandir mes pas… Les allonger. En faire mille dans un si j’étais un géant… Traverser la petite place où le goudron étouffe la racine des platanes, longer le lycée désert des Bourdonnières, pénétrer discrètement cette zone pavillonnaire où les volets étaient clos, pas un bruit de porte, un camp désert, où sont les réfugiés ? Rester concentré. Compter mes pas. Je suis un géant. Prendre le passage piéton. Etre en règle. Une voiture au loin s’approche. Il restait bien un peu de vie humaine, bruyante et polluante, en ce monde.  M’enfoncer dans cet étroit passage sombre entre deux murs de pierres, où, en contrebas de la bretelle de l’autoroute, tout au bout, tout au bout ,au bout de l’obscurité de mes mille pas, la vie sauvage jaillissait. J’avais atteint les bords de la Sèvre. Je montais sur une butte. Le ciel était bleu, les oiseaux chantaient, j’y étais, mille pas, pas un de moins, pas un de plus, un kilomètre, ne plus bouger. J’étais en règle. Je n’aurais pas pu faire un pas de plus. Une barrière avait été posée au travers du chemin avec cette pancarte dessus : « Restez chez vous sous peine de punition ». Je n’étais pas puni. Je respirais.  J’étais libre. Un kilomètre et la vie sauvage au bout. Je pensais à tous les habitants des villes qui n’avaient pas cette chance. Injuste. Intolérable. Nul. Chaque maire de chaque ville devrait rédiger cet article 4 : « Obligation de préserver un espace de nature sauvage dans un rayon d’un kilomètre autour de chaque habitation. » Serait-il bien appliqué, cet article ? Arracher le goudron et laisser les arbres respirer, l’herbe pousser? Faudrait-il faire peur aux gens pour faire appliquer l’article 4 ? Leur parler du réchauffement climatique, par exemple ? Non, cela ne fait pas peur, Chef, le réchauffement climatique ! Pourquoi ? Il est loin, au Pôle Nord, le réchauffement climatique, vous comprenez, le réchauffement climatique, il ne nous concerne pas. Tout ce qu’on ne voit pas ne nous concerne pas. Et la Chine ? Ah, la Chine ! La Chine, derrière sa muraille, est loin, Chef, et, ce Covid-19 ne nous… Je posais mes pensées, me retournais, levais la tête et découvrais cet arbre que je n’avais jamais vu, ou peut-être, que je n’avais jamais pris le temps d’observer, un magnifique séquoia. Ce qu’il avait de formidable, de différent peut-être des autres séquoias, c’est qu’à sa base, son large tronc se séparait en deux troncs qui s’élevaient parallèlement, à égale distance, l’un de l’autre vers le bleu du ciel.

Au bas de la butte du haut de laquelle je contemplais cet arbre, venant du chemin défendu,  une dame âgée s’approchait de moi et me dit :

  • Vous l’avez vu ?
  • Euh…
  • L’oiseau, vous l’avez vu ?
  • Euh… Non…
  • Il a l’habitude de venir se poser sur cet arbre, l’oiseau, et de chanter.
  • Ah, bon…
  • Je dois rentrer chez moi, c’est l’heure. A demain, monsieur !
  • A demain, madame !

Je restais là sur la butte. Je regardais cette dame âgée rentrer chez elle. Elle venait du chemin défendu, cette dame âgée. Elle aurait pu se faire arrêter cette dame âgée. « J’ai besoin de me promener, une heure, chaque jour. Le matin, je fais ma promenade de ce côté-ci, une demie heure. L’après-midi, je fais ma promenade de ce côté-là, une demie heure. Vous savez, il n’y a rien à craindre, du moment qu’on a le papier sur soi, du moment qu’on marche, on est en règle. »

Du moment qu’on marche, on est en règle…

Je regardais le séquoia. Je n’avais pas vu l’oiseau. Dix minutes, il me restait dix minutes, je devais rentrer chez moi. Marcher. Je reviendrai demain, je reviendrai demain et peut-être que je verrai l’oiseau se poser sur l’arbre et chanter, et peut-être que je verrai l’oiseau sauter d’une cime à l’autre des deux troncs du séquoia parallèles et à égale distance l’un de l’autre, et, peut-être que je reverrai cette dame âgée venir du chemin défendu et me dire :

  • Vous l’avez vu ?

Séquoia : (Le Petit Larousse de Poche) «  Conifère de Californie qui atteint 140 mètres de haut et vit plus de 2000 ans. »

Je me sentais moins fébrile en me couchant. Demain, je repartirai à la recherche des sources de la vie. J’observerai le séquoia. Je guetterai l’oiseau venir se poser sur l’arbre et la dame âgée venir du chemin défendu et je lui dirai : je l’ai vu. Mille pas et bien au-delà…

 

27ème Jour de ConfiNez

Thierry Rousse, Nantes, 11 avril 2020.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *