L’agenda et la disparition

Deux mots qui n’avaient rien à voir.

Agenda.

Disparition.

Le premier : agenda.

Ainsi commençait ma journée.

La liste de mes tâches à accomplir pour la journée.

C’était une répétition.

Rayer ce mot.

Noter mes tâches, sur un grand cahier

inséparable de mon agenda

bien trop petit pour tout écrire.

Je l’avais choisi jaune comme le soleil.

Lisse

Agréable à toucher

comme la peau d’une orange

mon agenda.

Une case vide devant chaque tâche

attendait d’être remplie

par la fameuse croix.

Fait.

La joie de tracer cette croix.

Fait.

La tâche était faite.

Je notais la durée passée pour chaque tâche

souvent

bien plus longue que prévue.

Il pleuvait

toute la journée

il pleuvait.

Et face à ma large baie vitrée

j’accomplissais sutudieusement

mes tâches

comme un élève sage.

Les tâches étaient variées.

Elles allaient d’une réponse à donner

pour un spectacle demandé

puis pour un autre

à

des appels reçus

questions au sujet de mon métier

nouvelles d’un ami de longue date

point administratif

point financier

réunion à câler

à

mon actualisation

à

mes mises à jour

à

le classement de mes bulletins de salaire

Quand

venait l’heure fatidique

préparer le repas

manger

un couscous en boîte

ne pas perdre de temps

ne pas regarder en l’air

avaler une pomme

boire un jus d’orange

et reprendre

comptes

budget

tentative de virement refusé, une fois, deux fois, trois fois

appel de nouveau reçu

attente d’un paiement

trouver une solution au problème

dialoguer

expliquer

écrire la trame du spectacle pour des enfants auprès desquels j’intervenais dans une école

« Sindab sur l’île Plastic »

noter les prochains ateliers clown

écrire un message de remerciement

à la personne qui m’avait permis

d’en être là aujourd’hui

Quand

venait l’heure fatidique

préparer le repas

manger

oeufs

carottes

petits pois

en écoutant France Culture

Et après…

Le message reçu d’un autre ami

« Ma maman est décédée »

Disparition

Le temps s’arrêtait

Un vide

Retrouvée inanimée

chez elle

au lendemain des fêtes

Ce n’était pas écrit sur mon agenda

ce mot que je n’osais prononcer

la fin de la vie

Une case vide

qui attendait sa croix

tâche faite

vie accomplie

Je refermais mon agenda

J’écrivais un mot à mon ami

Que dire

sinon que je pensais très fort à lui ?

Quels autres mots trouver ?

Je me sentais bien idiot avec mon agenda

mes tâches, mes cases et mes croix.

Il en aurait fallu d’autres

d’autres

de nombreuses cases

toutes les cases pour mes proches

toutes les cases pour mes amis

à appeler

pour leur dire

combien je les aimais

avant notre disparition

avant notre disparition

avant notre …

Thierry Rousse

Nantes, mercredi 4 janvier 2023

« Une vie parmi des milliards »

Bonne année

C’était là

la nouvelle année

à nous dire

« Belle et heureuse année ! »

et pour les plus courageuses

et les plus courageux d’entre nous

un mot personnalisé

adapté

ciblé

qui nécessitait une certaine connaissance de ma ou de mon

destinataire

une certaine vision

une certaine intuition

dirais-je même

dans l’obscurité d’une forêt

l’oeil averti d’une sorcière.

Garder la tradition

l’entretenir

la tradition qui pouvait

susciter en moi cette sensation

de me sentir obligé d’adresser mille messages

et de répondre à mille messages

jusqu’à ne plus savoir à qui j’avais écrit

à qui j’avais répondu

où étaient ces serpents

qui sifflaient sur nos têtes

suspendues.

Tête

tête à tête

tête en l’air.

Il y aussi le message adressé à toutes et à tous

la phrase identique destinée à chacune et à chacun.

Tout l’art consistait à rédiger un message universel

qui pouvait s’adresser à chaque âme

et à chaque coeur

de l’univers.

C’est qu’il en fallait

un sacré temps pour écrire

ces bons sang de voeux

jusqu’à, épuisé,

être à court d’idée

une page blanche

de voeux

gardés au fond de mes pensées.

Et, à moi

quels voeux pourrais-je bien m’adresser ?

Me voulais-je du bien

et quel bien ?

Quel chemin tracer jusqu’au bout

des galaxies

parmi le chaos d’un monde en déclin

d’une apocalypse annoncée ?

Des voeux

quand tout déraillait

Des voeux

quand le Chef d’Etat

paradait

Des voeux

quand il nous faisait peur

tout en nous rassurant

Des voeux

quand ses mots se contredisaient

Des voeux

pouvions-nous encore écrire des voeux ?

La caresse d’un baiser

La longue étreinte des amoureux

qui se promettaient fidélité

sur le Pont des Arts ?

Des voeux

qui ressemblaient fort à un adieu.

Et pourtant

elle était là

l’ardente envie de vivre

de dire que cette année serait la bonne année

que tout changerait

que tout irait mieux.

L’envie d’y croire

deux mains sur le clavier des mots

à écrire leur histoire

un soir

et un matin

dix pour cent de batterie

et un fil pour la vie.

Des voeux

Bonne année !

Puisque la bonté

au fond

était au commencement

de tout.

Thierry Rousse

Nantes, mardi 3 janvier 2023

« Une vie parmi des milliards »

Entre les lignes, héroïnes méconnues

« Exposition

Médecins du Monde présente

Unsung Heroes

elles brisent le silence » (1)

Des visages de femmes, que des visages de femmes ou d’hommes se reconnaissant femmes.

A côté de chaque portrait, en bas, un texte.

Chaque texte est le témoignage de la femme photographiée par Denis Rouvre.

Des femmes de Palestine, de Syrie, du Gabon, du Vénezuela, d’Iran, d’Inde et de France aussi.

C’était à Nantes, un jeudi vingt neuf décembre deux mille vingt deux.

Quitter mon doux confort.

Traverser la pluie pour m’y rendre.

Me faire violence.

La porte transparente coulissante

de l’espace blanc de Cosmopolis

s’ouvrait à mes yeux.

Regarder chaque photographie.

Lire chaque texte.

Premier texte.

Le choc.

Récit d’un viol.

Deuxième texte.

Deuxième choc.

Violences, prostitutions forcées, viols encore, accusations de sorcellerie, condamnations pour orientation sexuelle défendue par la loi, viols encore, et toujours violences, prostitutions forcées, accusations, condamnations, expulsions, disparitions …

Et ainsi, de texte en texte, jusqu’au visage défiguré d’une femme après qu’on lui ait jeté de l’acide…

Et encore des textes, et encore, jusqu’au bout du couloir, et encore à l’étage, des textes qui hurlaient, jusqu’où… Des textes ! … Ces maux n’étaient donc pas finis ?

Comment tenir encore debout ?

Comment lire encore jusqu’au bout ?

Viols, violences, prostitutions forcées, accusations, condamnations, disparitions …

Des corps de femmes brisés, des vies saccagées.

Lire entre les lignes.

Sauter des mots, encore sauter des mots, accélérer ma lecture.

En finir

Ne plus tenir

Sortir

Sortir

Sortir

Quitter cet espace blanc

Retrouver la foule des rues piétonnes

La frénésie des fêtes

Les rires au fond des pubs

La lumière des manèges

Entre Noël et le Jour de l’An

Là où l’esprit n’avait qu’une envie, s’amuser, tournoyer, quitter le réel

Voir dans la pluie des gouttes de Champagne

Grimper sur le toit de l’Opéra

Et, pourtant c’était bien là

Derrière

A mes yeux

Cosmopolis

Que des gouttes de sang, de larmes et de cris

Sur les murs blancs

Là à mes yeux

Ces mots-là dans la pluie intérieure de leurs confidences

Entre les lignes le silence

Fuire ou rester ?

Et pourtant, leurs visages étaient dignes

Leurs corps droits

Presque une lueur dans le fond de leurs yeux

Une force retrouvée

L’envie d’aider, de soigner, d’éduquer

Dans le coeur de ces femmes déchiré

Le jour où elles avaient pu rencontrer sur leur chemin

Réconfort, écoute, compassion

Un regard qui les considérait

En dévoilait leur beauté, leur courage

Les aimait, les aimait, les aimait…

Héroïnes méconnues

Croisées peut-être dans la rue

Elles méritaient

Bien leur place

Entre une bûche de Noël et une coupe de Champagne …

Thierry Rousse

Nantes, vendredi 30 décembre 2022

« Une vie parmi des milliards »

(1) Exposition Unsung Heroes, photographies et témoignages Denis Rouvre, Nantes, Cosmopolis, du 9 décembre 2022 au 15 janvier 2023.

Les deux moutons d’Ouessant

Là, ils étaient là

Au pied du château d’Anne de Bretagne

Deux moutons d’Ouessant

Je les avais aperçus, un jour, par hasard

Deux moutons d’Ouessant.

Après les vaches écossaises et nantaises

depuis que j’avais dû quitter les bords de la Sèvre

et ma jolie maison et sa Mezzanine

c’était les moutons d’Ouessant qui m’attendaient

là,

juste de l’autre côté du chemin de fer et du miroir d’eau

en contrebas

dans les douves de ma chère Duchesse Anne.

Alors,

à l’heure de la pause

dès que je pouvais

je leur rendais visite

à ces deux moutons d’Ouessant.

Mais

aujourd’hui,

ils n’étaient pas là

mes deux moutons d’Ouessant.
Qu’étaient-ils devenus ?

Quel vent les avait emporté au loin ?

Avaient-ils retrouvé leur Bretagne natale

à la pointe de l’océan

contre les vagues déferlantes

les deux moutons d’Ouessant ?

Je me sentais triste

comme un vide

comme un vide

que j’emportais avec moi

dans les douves du Château.

Faire revenir les animaux en ville

là où ils vivaient autrefois

là c’était une bonne idée

je me disais

pour une fois

que l’homme faisait un pas de côté

acceptait de ne plus se sentir le seul maître du monde

l’unique conquérant.

Les animaux étaient bien là avant nous

N’est-ce pas eux, après tout, qui nous permettaient de vivre

qui nous offraient une place sur cette Terre?

Je poursuivais mon chemin

le long des remparts

songeant à mes deux moutons d’Ouessant

puis, fis demi-tour.

Là, de ce côté

je les aperçus

Ils étaient là

bien là

ils n’avaient pas disparu

mes deux moutons d’Ouessant

juste cachés dans leur cabane

sous le pont-levis

dans l’obscurité du jour

à l’abri des regards

ils venaient de sortir de leur repaire

pointant leur museau.

Je souriais

La joie de ces retrouvailles

me remplissait le coeur.

Deux moutons d’Ouessant.

Je décidais de les nommer.

Ainsi, je penserais davantage à eux.

Ainsi, ils ne seraient plus des êtres anonymes.

« La sagesse de l’herbe » d’Anne Le Maître m’avait gagné l’âme.

J’appelais le plus clair, Hector, et le plus foncé, Berlioz.

J’ignore pourquoi.

Ces deux prénoms m’étaient venus

instantanément

comme une évidence

Hector et Berlioz

Il y avait quelque chose d’élégant en eux

de puissant, de fier

de simple

et de symphonique à la fois

Hector et Berlioz

comme deux compagnons inséparables.

Hector me regardait

mâchant un brin d’herbe

Je le regardais

nous nous regardions

sans un mot

sans rien dire

juste un silence

juste un regard.

Que savait de moi Hector ?

Que savais-je d’Hector ?

Rien, sinon, que nous nous regardions en silence.
Que pensait-il de moi ?

Que pensais-je de lui ?

Quelles pensées nous traversaient ?

D’innombrables,

ou, peut-être, aucune

juste une présence.

Hector me quittait,

alla faire un tour dans son abri

avant de rejoindre son copain Berlioz.

Berlioz

lui

avait filé tout au bout de l’enclos

là où il restait

encore

un peu d’herbe de l’hiver.

Berlioz ne me regardait pas.
Berlioz mangeait

d’un appétit insatiable.

Comment pouvait-il ingurgiter autant d’herbes ?

Berlioz me donnait faim à cette heure.

Tout ce que j’appris aujourd’hui d’Hector et de Berlioz

était qu’Hector et Berlioz était sensibles aux voix stridentes.

Un éclat de rires au-dessus des douves

et, aussitôt, Hector et Berlioz détournaient la tête vers la même direction

un instant, suspendus.

Que se passait-il ?

Un ennemi à l’attaque du château ?
Hector et Berlioz en étaient les dignes gardiens.

Ma Duchesse pouvait dormir en paix.

Le silence se fit.
Hector et Berlioz retournaient à leur besogne bucolique.

Je les enviais.

Etre un mouton d’Ouessant

emmitouflé dans un gros pull-over en laine

un véritable écrin de douceurs.

Je les quittais

me promettant de les revoir

Hector et Berlioz

mes deux moutons d’Ouessant.

Thierry Rousse

Nantes, jeudi 29 décembre 2022

« Une vie parmi des milliards »

Reprendre le stylo

Reprendre le stylo

Peut-être le plus difficile

Du désir de le reprendre

à …

Je suis trop fatigué

Je n’ai pas le temps

Je dois faire autre chose de plus important…

Demain, je le reprendrai

Et demain

De nouveau…

La page blanche des petits carreaux

Ecrire, écrire quoi ?

Le confinement était fini

Ma liberté m’avait été rendue

Ecrire quoi ?

Le quotidien du travail

La spirale du temps

entrecoupé de moments de détente?

Détente

D’où venait cette expression ?

Etais-je tendu au travail ?

Concentré ?

Oppressé ?

Est-ce que le travail au contraire me rassurait,

me donnait un cadre, des repères?

J’aimais m’y réfugier

y trouver un sens, une utilité, un but, une nécessité

Le travail pour mieux savourer au bout le moment de détente mérité.

La détente devait-elle à chaque fois être méritée ?

Travailler pour gagner mon beurre

que j’étalais sur mes tartines de pain complet

En conserver

Ne pas tout dépenser

Epargner

Prévoir

Prévoir

C’était encore imaginer un avenir

Voir devant le bout de mon nez

Un pré et des sourires

Me dire que

Demain

Je vivrai

Encore

Que je n’avais pas fini

Pas fini de vivre

Exister encore un peu

Ne pas terminer mes phrases

Gommer les points

Ranger le beurre au frigo

Il en restera encore

Bien une louche

demain matin

Et puis lire

« Sagesse de l’herbe »

Anne Le Maître

« Quatre leçons reçues des chemins »

Lire

C’était rencontrer

Celle ou celui qui écrivait

Rencontrer sa vie

A travers ses mots

A travers ses notes

Deviner son visage

Peut-être se tromper

Les mots

Que pouvaient dire les mots

De nos pensées

De notre âme

N’étaient-ils qu’une annexe

A la périphérie de la vie ?

Rien

Ou si peu

Ou peut-être tout

Une cime

Un précipice

Une rivière

L’étendue d’une forêt obscure

Laissant par-ci, par-là traverser la lumière des astres

Ou juste une clairière

Un miroir d’eau

Une forteresse

Le ciel bleu du Québec

Un froid ensoleillé

Qui nous faisait revivre

Une boule de neige qui nous faisait danser et rêver

Autour du brasero des Nefs

Tout près d’un éléphant en exil

Les effluves d’un vin chaud n’étaient pas loin

Juste à portée de main

Ivresse d’un ailleurs

Inde aux mille visages

Un lieu unique pour le coeur

Chapiteau inondé

Chantiers Navals abandonnés

Et déjà, la nuit

La nuit étincelante de l’hiver

Reflets des candélabres

Lumières jaunâtres

La pluie avait son charme

Petite pause à Taïwan

Rien d’important

Un comptoir

Une table et des feuilles

La femme devant son écran

Elle, juste, reprenait son stylo

Obsever

Relever

Se relever

Apprendre

Se souvenir

Vivre

Vivre encore

« Reconnaissons à chaque oiseau, chaque papillon, sa place sur la planète et nous aurons alors peut-être un jour la joie de le surprendre au détour d’une promenade, comme dans la foule on tombe sur un ami ». (1)

Thierry Rousse

Mardi 27 décembre 2022

Nantes

« Une vie parmi des milliards »

  1. « Sagesse de l’herbe, Quatre leçons reçues des chemins » d’Anne Le Maître

édition Transboréal

Un monde entre parenthèses

 

Un monde entre parenthèses

Parenthèse.

Etait-ce une parenthèse ?

Vivais-je entre parenthèses ?

Une vie entre parenthèses ?

Peut-être.

Je n’achetais plus le journal depuis quelques temps.

Combien de temps ?

Je ne savais.

Je ne comptais plus les heures ni les minutes.

Je ne lisais plus aucune actualité du monde.

Je n’écoutais plus que le chant des oiseaux, et, au soir couché, le cri d’une tôle chahutée par le vent.

Rien que cela du monde ou presque.

Une « remarque incidente insérée dans une phrase ».

Un besoin de m’extraire de tout ce qui se racontait sur le monde, de ses guerres, son chaos, sa fin imminente.

Un besoin de m’extraire de tous ces conflits, de toutes ces maladies qui n’en finissaient pas d’exister, de toutes ces brisures qui commençaient en soi et se prolongeaient chez l’autre.

Parenthèse.

Juste aimer.

Contempler les collines au lointain.

La cime d’un clocher silencieux.

Les tuiles rouges des maisons.

Les arbres et les champs de vigne.

Juste ça, peut-être, pour oublier tous ces maux.

Un signe de la main.

Des moulins qui n’avaient plus d’ailes.

« Signe qui indique l’intercalation d’un élément dans une phrase ».

Aimer.

Juste aimer.

Entre parenthèses.

Faire le tri de mes pensées.

Laisser place à l’amour.

Toute la place à l’amour.

Rien que ça pour donner sens à ma vie.

Attendre la visite d’une amie qui ne viendra pas.

Lui pardonner son absence.

Un lundi de Pentecôte sous la pluie.

M’extraire du monde.

Composer une comédie.

Un « potager des contes » pour le plaisir de jouer.

Rien que pour le plaisir de jouer ensemble.

Ensemble.

Je vous voyais déjà sourire.

D’une pelouse, faire naître un jardin extraordinaire.

La tôle cependant au milieu de la nuit continuait à gémir comme une baleine harponnée.

Comme pour me rappeler à ses yeux au fond des abysses éteints.

T’aimer, c’était écouter tes rires comme tes cris profonds.

Même, entre parenthèses, je ne pouvais être indifférent au malheur, à tes pleurs comme à mes propres larmes qui ne pouvaient plus couler.

Le chat miaulait derrière la porte coulissante du grenier. Il parvenait enfin à l’ouvrir, bondissait, trempé, sur mon lit, réclamant une caresse.

Juste une caresse.

Les animaux avaient besoin de nous comme nous avions besoin d’eux.

Ensemble, nous pouvions cohabiter intelligemment.

L’intelligence du coeur sommeillait entre nous, entre parenthèses.

O Muse de mes nuits, Emma, je me pelotonnais en toi, tu te pelotonnais en moi, à l’abri des bombes.

Le monde était ce que nous en faisions tous les deux, notre monde.

Une couette pour nuage.

Notre monde, naïf et ravi, chantait, dansait entre parenthèses.

Les mots de Victor Hugo, immortels, nous enlaçaient à l’infini : « Une humble goutte d’eau de fleur en fleur tombée, un nuage, un oiseau, m’occupent tout un jour. La contemplation m’emplit le coeur d’amour ».

Thierry Rousse

Vertou, lundi 6 juin 2022

« Au coeur des vignes ».

Sur la route de Soi

 

« Six mois pour créer un autre monde ».

J’écrivais cette phrase en entrant dans cet hangar planté au milieu du vignoble.

Un hangar pas comme les autres.

Un hangar qui se composait d’un atelier, d’un théâtre, et d’un espace de convivialité.

Les vignes au dehors ressemblaient à des barbelés, à un vaste cimetière, ou encore à un champ de guerre traversé par un sanglier perdu, traqué par les Hommes de la société.

Je pensais soudain à la guerre en Ukraine.

La paix était un bien précieux.

En avais-je vraiment conscience ?

Le vent du nord soufflait fort sur cette colline et le froid de l’hiver se faisait encore ressentir.

Avril portait à merveille son dicton : « En avril, ne te découvre pas d’un fil ».

Après un repas festif et une visite des lieux, je rassemblais mes amis dans le salon autour du poêle.

Les propositions jaillissaient.

Créer un autre monde échauffait les esprits.

Et après ?

Après les six mois ?

Déjà, l’un d’entre nous songeait à l’après avant d’accueillir ce qui s’offrait à nos âmes.

Etait-ce de sa part un signe de sagesse ?

Penser à l’après avant de nous préoccuper du présent comme si « l’après » lui donnait sens ?

L’ivresse des vignes pouvait certes égarer les esprits.

Quelques visites se succédaient, quelques moments de partage, et de longues plages de solitude, car, sans doute, pour créer un autre monde, il me fallait prendre ce chemin qui me mènerait au fond de moi-même. Sur la route de Soi. L’intimité d’une naissance.

Quel sens désirais-je donner à ma vie ?

Que voulais-je faire de mon esprit, de mon âme, de mon coeur, de mon corps ?

Créer un nouveau monde commençait déjà par là, contempler ce paysage qui se donnait à mes yeux, m’en émerveiller un peu plus chaque fois, chaque matin, chaque soir, le voir verdir et grandir.

La mort des ceps n’était qu’apparente.

La vie était latente et n’attendait que la chaleur qui la ferait éclore, la chaleur du soleil ou la chaleur d’un amour.

L’amour donnait la vie. Je le savais.

Ce chat me l’enseignait chaque jour, lui, qui m’attendait toujours à mon retour, fidèle compagnon.

Six mois pour créer un autre monde paraissaient peu, ridicule, grotesque, absurde, ironique, et, pourtant, en un fragment de seconde, cet autre monde se manifestait à ma conscience, cet autre monde était ici, ronronnant, simple au fond, comme un regard, une caresse, un sourire, comme la Lune qui pouvait éclairer mes nuits.

La lumière jaillissante ne se voyait-elle donc pas que dans l’obscurité d’un monde absent ?

Thierry Rousse

Vertou, dimanche 15 mai 2022

Au coeur des vignes

Etre où un premier mai ?

 

« On demande souvent aux gens ce qu’ils ont envie de faire, mais rarement où ils ont envie d’être, pourtant le lieu est déterminant ».

Louis Meunier, « Voyage en France buissonnière » (1)

Etre où un premier mai, un premier mai où le soleil rayonnait dans tout son éclat ?

Battre le pavé et dire « j’y suis » de tout ce qui a été gagné, de tout ce qui a été perdu aussi, un certain rêve de fraternité.

« J’y suis et tout commence, j’y suis, et rien n’est fini ».

Certes, il y avait toujours des rivalités même chez ceux qui partageaient les mêmes luttes.

Certes, il y avait toujours un « moi » qui voulait exister en se différenciant des autres, un « moi » qui se protégeait de ce qu’il ignorait.

La liberté faisait peur.

Prendre en main ma vie était infini.

Il y avait la peur de l’autre, aussi, l’autre que je ne connaissais pas et que je jugeais un peu trop vite à son apparence.

Passer mon temps à classer, classer du vide au fond, le vide de l’ignorance et des préjugés.

Juger.

Il était tellement mieux d’aimer.

Plus utile sans doute.

Ce qu’il resterait de ma vie.

Certes, impuissant, j’assistais aux mots du monde qui changeaient, aux lettres qui se raccourcissaient jusqu’à ne plus être qu’une formalité, qu’une banalité.

Jusqu’à disparaître un jour définitivement.

Des amis disparus.

Un passé qu’ils voulaient oublier, un passé qu’ils regrettaient.

Comment jeter à la mer ce qui avait été si beau sur terre et sous les étoiles ?

Vivre, n’était-ce pas créer en permanence du passé, un héritage qui serait le plus beau livre des vivants ?

Ce premier mai, je le désirais loin du bitume.

Qu’importe si j’étais devenu un être banal, invisible qui se confondait aux arbres.

Ce n’était pas si mal, être un arbre.

Ou, une grenouille protégée.

Ou, quelque autre espèce insignifiante de l’autre côté d’un mur près d’une mare.

Un jardin en friche qui reprenait ses couleurs sur la marge d’un cahier où habituellement le maître corrigeait en lettres rouges les fautes vertes du jardinier.

Bien Commun, Bien Commune, bienvenue aux coeurs mis à nu, à la spontanéité d’un geste, d’un dessin.

L’enfant souriait et le temps ne comptait plus, que l’instant d’une présence.

Une fenêtre dans un mur.

Un espoir.

Un autre monde dans un autre regard.

Etre sur ce chemin un premier mai, un chemin qui n’avait rien de droit, qui aimait ces courbes entre les champs de vigne, les pâturages, les bois, les trous d’eau, les vieilles maisons, les boîtes à livres, les villages oubliés, les villages cachés où il était si doux de vivre, rien qu’un instant, et d’aimer.

Thierry Rousse,

Vertou, dimanche 1er mai 2022

« Au coeur des vignes »

  1. Louis Meunier, « Voyage en France buissonnière », édition Pocket

Sur le Bateau-Vivre

 

Face à l’océan

Un week-end de Pâques

Face à l’océan

J’arrivais là où mes croyances s’arrêtaient

Face à l’océan

J’arrivais à la fin d’un chemin tout vert

Face à l’océan

J’arrivais enfin au pied d’une mine d’or

Face à l’océan

J’avançais dans les flots d’une marée galopante

Face à l’océan

Juste face l’océan

Et puis rien

Une ligne de brouillard

Un cheval

Une voile

Peut-être un bateau

Une cité sur l’eau

Et puis rien

Habitée ou déserte

Une planche

Ou mieux un radeau

Un radeau

Et puis rien

Un bout de forêt perdue

Un homme

Peut-être une femme

Ou un enfant

Ou l’humanité entière

Ou Dieu

Et puis rien

Rien que le songe d’un marin solitaire

Au milieu de l’univers

Pas un mot

Au fond de son bateau brisé.

J’étais là face à lui

Face à un premier soleil d’un été printanier

J’étais là sous un ciel d’un bleu épuré

J’étais là face à ce marin si fier de sa Bretagne natale

J’étais là

Mon mensonge cherchait un coin d’ombre

A l’abri d’un rocher résistant à la tempête du monde

J’étais là

Et puis rien

Qu’une plage de silence.

J’avais laissé Monsieur Hulot

Mes jeux de mots et mes rires

Traînant au large mon âme pensive

D’un pas hésitant je libérais mes pieds sur le sable

Nus dans le flot incessant des vagues.

Libre

J’aurais pu être heureux, je me disais

Si une main avait été là

Partager de nos regards enlacés

La beauté qui nous aurait réunis

Le champ des baisers et des caresses

Le ruisseau des délicates attentions

J’aurais pu être heureux, je me disais

Si j’avais su recevoir la main de la sirène

Qui s’était offerte un soir à la mienne.

C’était là la complainte de mon marin solitaire qui méritait ses larmes

Au fond d’une bouteille à la mer

De la Martine, la Martine à la mer, la fille de Vannes

Qui embarquait le temps de ses vacances sur le Bateau-Livres.

Heure suspendue entre les pages de cette épicerie littéraire inattendue

Mes doigts étaient bien incapables d’écrire un mot l’un après l’autre sur la terrasse du temps

Rien qui n’allait, rien qui rimait

A la veille d’un second tour décisif

Entre deux têtes d’affiche

Rivalisant d’éloquence trompeuse

Quand la tendresse, au fond, était le seul bien essentiel

L’unique richesse à laquelle je croyais.

J’étais là dans le Morbihan avec mon passé

Là dans la vie avec mon présent

Là ignorant devant mon avenir

Là, juste là

Ne pas rêver ma vie mais la vivre simplement

Tout simplement

Tout simplement

Le chant d’un oiseau

D’un soleil couchant

La présence d’un chat

Qui bondissait sur ma table

Pour écrire ses miaulements

Que pouvais-je bien lui répondre ?

Rien

Sinon contempler ensemble les vignes qui renaissaient de l’hiver

Aller faire un tour, un vrai

Regarder l’eau couler sous le pont Caffino

Embarquer sur le Bateau-Vivre.

Thierry Rousse

Vertou, lundi de Pâques, 18 avril 2022

« Au coeur des vignes »

Comme Emma et Jeanne au coeur des vignes

 

Un dernier regard.

Un dernier signe de la main.

Elle était là, Emma, de sa longue robe blanche, vêtue

au milieu de son délicieux petit jardin bordé de buis

là, toujours égale à elle-même

Emma, au sourire constant

quelque que soit le temps

le jour ou la nuit

sous les rafales du vent, les caresses du feu ou de la pluie,

Emma.

Les gouttes d’air, de lumière et d’eau

étaient des perles le long des murets

glissant sur la douceur

de ses joues émues,

Emma.

Emma, je l’aimais avant de naître

présence éternelle

de son âme nue,

Emma.

Tu étais là, Emma, qui m’accueillais quand je rentrais

Là, Emma, qui me souhaitais une bonne journée ou une belle soirée quand je partais

Là, Emma, toujours là

fidèle à ton poste, Emma, de ta longue robe blanche vêtue,

Emma, depuis que j’avais ouvert mes valises

un mois de février, dans cette maisonnette

Emma, un soir d’hiver.

Cette maisonnette était une ancienne blanchisserie au bout d’une impasse.

Cette impasse était une ancienne rue portant fièrement le nom d’une féministe.

Cette féministe se nommait « Jeanne Deroin ».

Jeanne !

Cette rue ressemblait davantage à une ruelle gardée par les chats qu’à une rue.

Cette rue, cette ancienne blanchisserie, ce délicieux petit jardin et ses déesses, Emma et Jeanne, se trouvaient au coeur d’un hameau sauvegardé des griffes des promoteurs, rapaces voraces des dernières fermes, des dernières granges, des dernières caves, des derniers potagers de Nantes.

On aurait dit le Sud, cet hameau de la Gilarderie, havre de mots, qui venait de sourire à ma vie.

J’avais cherché un jardin, une maison pour mon chat et moi,

Emma et Jeanne m’en avaient montré le chemin.

Une porte s’ouvrit tout comme je l’avais imaginée dans mon rêve.

Une cheminée, un escalier, une mezzanine avec vue sur un jardin aux herbes folles.

Une balançoire, un olivier, des bambous, des framboisiers, une vigne, un puits, un barbecue, des sapins, un magnolia, des marguerites et tant de surprises encore s’offraient à mes yeux.

Les cieux avaient, semblait-il, exaucé tous mes voeux, ou, presque, ce mois de février deux mille dix sept.

Je sympathisais aussitôt avec la propriétaire des lieux, Marie, qui logeait juste en face en cette ancienne blanchisserie.

Une cour et un jardin, entre nous, étaient partagés.

Nos amis respectifs liaient connaissance.

Des repas improvisées ou soigneusement préparés nous rassemblaient.

La vie était belle, belle telle que je la voyais.

Des rires, des chants, des saveurs exquises et des conversations tantôt légères, tantôt profondes, aux couleurs de la Terre, des fleurs et du Ciel l’habitaient.

Barnabé y était à son aise, inspiré par tant de Muses offertes par Dame Nature.

Un véritable panier rempli de bonheur.

Le ciel se couvrit, un matin, quand je perdis mon chat affecté par une tumeur cancéreuse.

Emma quitta sa place et vint me consoler de ses doux présents, des joyaux de ses lèvres et de ses yeux infinis où se reflétait l’éclat resplendissant de tant de bougies, tant de parfums de Provence.

Il était de ces jours obscurs, où, quelque part sur la Terre, le Ciel venait nous rendre visite.

Il me restait qu’à savourer ces instants et remercier les anges pour tant d’abondance.

Au début d’une année, je me décidais d’allumer un feu en cette cheminée pour y convier mes ami-e-s clown-e-s, poètes, musicien-ne-s, chanteur-euse-s autour de savoureuses crêpes bretonnes.

Qu’elles étaient douces ces heures !

Les braises des mots crépitaient, les flammes des rires s’élevaient, de ces dimanche à bâtir un autre monde, à dessiner de nouveaux rêves.

Une guinguette ambulante à travers le vignoble,

« Le Nez Bouge » pointait son nez rouge

avant que les dernières braises ne s’éteignent.

Marie vendit un jour son logis, le jardin, et ma maison.

Il me fallait refaire mes valises, un mois de février, cinq ans plus tard,

quitter cette maison que je pensais être mon dernier refuge.

Partir, prendre la route vers l’Italie.

M’arrêter sur cette colline et contempler les étoiles.

Quelques larmes séchées par le vent.

Emma et Jeanne.

Un dernier regard.

Un dernier signe de la main.

Mes pensées allaient vers ces enfants, ces femmes, ces hommes qui devaient fuir leur logis, leur ville détruite par des soldats obéissant à leur tyran.

Triste monde.

Aujourd’hui c’était l’Ukraine, et demain ?

Je retrouvais Marcel et Jean Ferrat juste avant mon départ.

Ils avaient glissé entre des cartons sous mon escalier.

Je les avais cru perdus pour toujours

sur une île à Noirmoutier.

Ils étaient là, toujours là, près de moi.

Rien n’avait changé, ou, presque.

J’emportais dans mon coeur toute leur tendresse.

Aragon n’était pas bien loin.

Chanter les mots d’une vie

au milieu d’un champ de vignes

m’extraire d’un monde épris de folie

retrouver le sens de ma naissance.

Un cheval et un âne unis pour toujours

qui n’allaient pas l’un sans l’autre.

Le plus rapide attendait le plus lent,

le plus fort soutenait le plus faible.

Dès lors, ils m’accueilleraient quand je rentrerai, ils seraient là, là comme Emma et Jeanne, le cheval et l’âne, au coeur des vignes.

Thierry Rousse

Vertou, 11 avril 2022

« Au coeur des vignes »