Mon Pote Agé ( Episode 1 )

Barnabé se levait toujours en même temps que le soleil. Il chaussait ses gros sabots de bois, serrait fort son tablier, couvrait sa tête de son éternel chapeau de paille, grimpait sur son âne, et c’était parti pour une belle journée !

Théo : Votre arrosoir, Barnabé !

Barnabé prenait son arrosoir qui fuyait toujours. Théo aimait le suivre à travers les allées de son jardin. Aucune n’était vraiment droite. Barnabé aimait quand ça faisait des zigzags, quand ça montait et descendait !

Au creux de son jardin, il y avait un étang, il était tellement grand qu’on aurait dit l’océan. Cet étang, c’était le paradis des grenouilles, des libellules, des canards sauvages, des hérons scrutant l’horizon, veillant tranquillement sur ce monde secret.

Au fond de l’eau, les algues s’enlaçaient et dansaient un tango, tandis qu’à la surface de l’eau, les lentilles se liguaient entre elles pour se tenir plus chaud. Ainsi, parsemé de toutes ces lentilles d’eau, l’étang de Barnabé ressemblait à un jardin tout vert, un jardin tout vert qui attirait vers lui des oiseaux du monde entier.

Le ciel était le champ libre des colibris. Les colibris n’avaient point de frontière. Parfois, le ciel se couvrait de gros nuages tout gris, mais il y avait le vent, et le vent chassait toujours les gros nuages tout gris.

Le ciel était maintenant tout bleu, immobile. Le vent, sur son passage, avait offert à Barnabé quelques surprises, un petit arbre par-ci, un petit arbre par-là, modelant le paysage d’un chêne, d’un églantier, d’un érable.

C’est là, au bord de cet étang, que Barnabé, sur la pointe de ses sabots, venait remplir son arrosoir, et qu’il prenait le temps de méditer chaque matin.

Barnabé : La Solitude, je ne la connais point. Il me suffit de me pencher au-dessus de cette eau, et déjà, je suis deux, moi et mon reflet. L’eau est notre premier miroir, le miroir de notre cœur. O, je vois un sourire qui me sourit ! Serait-ce toi ma Fée Clochette ?

Eh oui, Monsieur Théo croyait encore à la Fée Clochette, étincelante à la surface des eaux. Tantôt, il la surprenait…

Barnabé : Je t’ai attrapée!

Tantôt elle lui échappait…

Barnabé : Fée Clochette ! Fée Clochette ! … Où te caches-tu ma Fée Clochette ?Tu ne dormirais pas dans mon panier par hasard ?

Fée Clochette était l’amie de Barnabé, sa « Tite Fée » comme il l’appelait. Chaque jour, il lui écrivait une lettre avec un brin de paille de son chapeau.

Barnabé : «Ma chère Fée Clochette, toi la plus belle, la plus belle, la plus belle, la plus belle… des Fées ! Aujourd’hui, je me sens heureux car tu brilles dans mon cœur.»

Ah, il l’aimait sa Fée Clochette, Barnabé ! Chaque jour, il lui écrivait une lettre avec un brin de paille de son chapeau.

A force d’arracher des brins de paille à son chapeau pour écrire à sa Fée Clochette, Barnabé ressemblait à un épouvantail, mais un épouvantail qui attirait à lui les oiseaux, les abeilles, le soleil !

Barnabé, c’était l’ami de Théo, il aurait pu être son grand-père.

Théo l’avait appelé : « Mon Pote âgé » .

Thierry Rousse,

extrait de « Mon Pote Agé »

Start Up a Fire ! ( Allumer un feu )

 

J’éternuais ce soir, et, déjà, j’imaginais le pire. 363 morts en 24 heures. Trompe le mauvais perdant et Joe la force tranquille s’affrontaient toujours. Les dépouillements étaient suspendus. Ils reprendraient demain. En attendant, des mains innocentes comptaient, recomptaient, re-recomptaient . Trompe saisirait la cour s’il perdait. « C’est de la triche ! C’est moi le gagnant ! Je couperai vos mains innocentes !». Trompe n’aimait pas perdre aux billes. En enfant gâté, il se plaisait bien à la Maison de la Reine Blanche. « That is my home and the world is me ».

«  My world ? Who is my world ? ». Il y avait toujours cet entre-deux à mon réveil, entre ma couette qui continuait de m’attirer sous elle, vers de sombres mélancolies, la peur du jour à venir, me réfugier dans le monde des rêves, et ce sursaut, ce désir de m’en sortir, prendre le problème par les deux cornes : « Start up a fire ! ». Me lever sans réfléchir, tourner le dos à mon lit, une douche, un café, j’étais prêt à répondre à cette offre de Domino. Non, ce n’était pas la pizzéria livrant à domicile ses trois fromages, juste une agence d’intérim. « Recherche travailleur social pour un centre d’hébergement qui ouvre à Nantes, accueil de familles, confinement » . Aussitôt, je téléphonais : « Le poste est déjà pourvu ». Ma joie retombait. J’avais froid. Il faisait froid aujourd’hui. Le froid avait cette vilaine manie d’envahir tout mon corps, me faire ressentir une désagréable sensation de misère, comme attiré vers un précipice sans fin. Il me fallait allumer un feu. « Start up a fire ! » Je rassemblais ce que je pouvais récupérer, quelques boites de camembert, des brindilles et un bûche trouvées dans le jardin sous le tas de bois. Un peu moins humides que celles du dessus. Les feuilles séchées du palmier me sauvaient. De belles flammes jaillissaient. J’avais chaud et me sentais, soudain, tout autre, riche, fort, prêt à affronter la journée. Un regain d’énergie, le sourire positif, indispensable à toute recherche d’emploi. Le téléphonait sonnait. La candidature que j’avais transmise pour un poste d’animateur dans les écoles allait être étudiée. Je serai contacté demain ou la semaine prochaine. La confiance revenait. J’épluchais mes carottes, mes pommes de terre, je coupais de belles rondelles, je faisais mijoter le tout avec mon restant de chou et de brocoli. L’odeur du feu de bois et l’odeur de la potée végétarienne se mélangeaient avec harmonie, réchauffant mon coeur et ma maison.

« Start up a fire ! ». Dit ainsi, cela avait une autre classe qu’ « allumer un feu ».

Après une réunion de travail en visioconférence, l’heure m’était venue d’atterrir, un potage accompagné de pâtes italiennes. Une douce chanson me faisait revenir sous la couette : « Not Dark Yet » de mon ami Bobby.

« Pas encore noir »…

Encore une petite lumière.

J’avais tiré le rideau noir sur la nuit.

Sans explication.

Juste tirer.

Le jour était ce qu’il était.

J’avais travaillé toute la journée, ou, presque.

Epluché, mangé, aussi.

Là-haut, il faisait chaud chez Mémé Zanine, peut-être un peu trop chaud.

J’avais besoin d’un léger vent soufflant sur mes pensées.

Respirer.

J’éternuais.

La chaleur au front.

« Il fait trop chaud pour dormir le temps passe…

J’ai encore les cicatrices que le soleil ne guérit pas…

Derrière chaque belle chose il y a quelques peines » ( *)

Bobby n’avait pas le moral aujourd’hui, et, moi, j’avais envie de voir ces flammes me sourire, y croire à ce rêve, à cet emploi, à ce théâtre, à tous ces mots, ces sourires, ces caresses, y croire, un monde de douceurs, un ring de pétales, un voyage sans retour. Hé Joe ! Le rêve américain ! Le rêve américain était là, au fond des yeux des Amérindiens : « Je retrouverai ma terre, mes racines, mon père, ma mère, mon enfant et la mère de mon enfant, ma vie… ».

« Start up a fire ! », allumer un feu.

J’allumerai un feu, et cette nuit, pour toi, brilleront les étoiles.

La Grande Faucheuse attendrait bien un peu. Je ne l’avais pas aiguisée.

Thierry Rousse,

Nantes,

5 novembre 2020,19h02

(*) « No Dark Yet » Bob Dylan

« Blowin’in the Wind », lettre inachevée à Emma

Depuis hier soir, les projecteurs s’étaient tournés vers les Etats-Unis, c’était l’heure du grand match, un grand match qui n’en finissait pas de se jouer. On attendait les derniers bulletins de vote par la poste, ils pouvaient arriver jusqu’au 12 novembre. Des heures et des heures de dépouillement d’ici là. Le Roi Trompe annonçait déjà sa victoire, tout baveux qu’il était de sa soif de pouvoir. Joe la Force tranquille souriait. Pour tous les démocrates, c’est Joe qui avait gagné. Il était en tête, Joe, mais Trompe avait la grosse tête prêt à éjecter son adversaire par-dessus les cordes du ring en accusant les élections de truquées s’il perdait. « Perdre », un mot que Trompe avait rayé de son dictionnaire, il ne pouvait que gagner, Trompe ne se trompait jamais, il s’autoproclamait vainqueur, balayant sur son tapis rouge toute opposition. La terre des ancêtres était loin, oubliée.

On en venait aussi à oublier les autres actualités, le Covid, 426 morts en 24 heures, et les attentats. Le Lieutenant Héron était furieux : en son absence, les députés avaient voté la fin du confinement au 15 décembre. Au 15 décembre, tout le monde serait guéri et les festivités pourraient reprendre. J’avais rendez-vous ce matin à 9 heures à la Maison de l’Emploi, une Maison de l’Emploi, quelle chance ! Cela n’avait peut-être rien à voir. Je faisais état de mes recherches et candidatures en cours. A 11h20, un autre rendez-vous m’attendait dans un Cabinet médical au coeur du Grand Centre Commercial Beaulieu. L’accueil de la secrétaire était plutôt froid à mon goût. Avait-elle mal dormi cette nuit ? Avait-elle trop regardé le match ? S’était-elle disputée avec son copain Trompiste républicain ? Ou tout simplement,était-elle stressée par son travail ? Un beau canapé bleu m’attendait pour détendre mes jambes et attendre mon tour. «- Monsieur Rousse ? – Lui-même ! ». Une charmante assistante masquée, coiffée d’un tissu jaune agrémenté de motifs indescriptibles m’introduisit dans un long couloir. « Je vous emmène chez le docteur ». Quel bonheur d’être ainsi mené chez le docteur ! Tout en délicatesse. La douceur pouvait changer le cours d’une journée. J’accordais beaucoup d’importance au premier contact, à cet instant de la salutation : prendre le temps de regarder mon interlocuteur, le saluer, lui sourire. Un médecin asiatique m’accueillait chaleureusement. Aussitôt, je me sentais à l’aise, détendu, en territoire connu. « J’ai examiné votre radio » , me dit-il, « trois dents en bas, et deux en haut, à droite, pour commencer. A gauche, ça peut attendre .- Si vous le dites, Docteur, la gauche, elle peut attendre… – Marie vous enverra le devis » . J’étais sauvé, Marie la Douce au tissu jaune indescriptible m’enverrait le devis. Je souriais en fermant la bouche. Des dents manquantes, ce n’était pas du meilleur goût. Il y avait comme quelque chose qui manquait. Tout de suite, ça faisait pauvre, le genre du pauvre homme qui avait raté sa vie, celui qui n’avait pas pu se racheter ses dents. « – Vous allez bien, rien à signaler ? – Je devais faire un bilan de santé ce lundi, mais vous comprenez, avec le virus, le bilan de santé a été annulé ». Il m’était donc impossible de savoir si j’étais en parfaite santé. En cette époque de crise de sanitaire, nul ne pouvait savoir s’il était malade. On devait attendre pour un bilan, attendre pour être soigné, attendre pour être opéré. Attendre tranquillement, attendre quoi ? Attendre qui ? – Et comment c’est fabriqué cette dent artificielle ? Je vous enfonce un bout de fer dans la gencive, et sur le bout de fer, je colle de la céramique pour faire joli ». Bien sûr, le jeune docteur s’exprimait dans un langage plus soutenu, plus raffiné, il avait des dents, le docteur ! « – Et le tarif ? … ». Une feuille m’était présentée avec plusieurs chiffres. Je fis un rapide calcul, au-moins 5600 euros, cinq implants, 1000 euros l’implant. Marie se renseignerait auprès de ma Mutuelle. Marie était si gentille, mais, j’étais plutôt du genre « homme fidèle ». Il n’existait qu’une seule femme dans ma vie, Emma. Je remerciais Marie et me rhabillais. Le tapis roulant me ramenait vers le ciel bleu. A la sortie du Centre Commercial Beaulieu, un distributeur de gels et de masques se rappelait à mon bon souvenir. « Sortez couverts ! ». Le temps d’acheter un pain, de monter dans ma vieille voiture bleue délavée qui sentait la menthe pour éviter une pandémie dans le bus, je rentrais au chaud, enfin, chez Mémé Zanine. Je fis mes comptes. Quel serait mon budget du mois de novembre ? Plus aucun bonbon dans mon joli petit cochon rose. Je devais percer un nouveau trou dans ma ceinture. La santé avait pris son rang dans les grands centres commerciaux. J’achetais ma santé en fonction de mes moyens. Si je n’avais pas de moyens pour l’acheter, ce qui était, à l’heure actuelle, mon cas, je restais sans dent et je souriais la bouche fermée. Après le budget, c’était le tour de l’actualisation de mon CV. Mes journées étaient formidables. J’avais décidé de faire avec amour chaque petite chose et cela changeait tout. Tout devenait aventure. « La vie était belle ! ». A seize heures, c’était l’heure de ma pause goûter. Je savourais le bon air dans le jardin sous un ciel bleu de toute beauté. Tout en marchant, je téléphonais à mon amie créatrice de jardins miniatures. «  Devine quoi ? Hier, j’ai créé mon premier jardin miniature ! ». Puis on parlait de Trompe, de Joe, du confinement, de l’emploi… Au bout du compte, l’avenir était aux jardins miniatures. Je me demandais ce que Bob Dylan pouvait bien penser de Trompe. Je n’en savais rien. On racontait que les pauvres votaient pour Trompe. Je n’y comprenais plus rien, plus grand chose au monde. J’avais rejoint ma Mémé Zanine. C’était l’heure du jazz sur Fip. L’heure de ces belles soirées d’été, un verre à la main, un pas de danse, une sourire, la bouche fermée. Et la réponse ? Quelle était la réponse ? Elle soufflait dans le vent. Je n’avais jamais compris ces paroles : « The answer, my friend, is blowin’in the wind ». Je cherchais une réponse dans le vent et je ne voyais rien. Le vent était invisible, il se sentait, il se vivait. Le vent nous poussait comme il pouvait nous empêcher d’avancer. Il pouvait nous élever comme nous renverser. Le vent apportait les nuages noirs comme il les chassait. Le vent était imprévisible. On le redoutait comme on pouvait l’espérer. Le drapeau flottait au vent et aujourd’hui, il n’y avait pas de vent. Attendre, attendre le dépouillement, la dernière lettre pour savoir, savoir de quoi l’avenir sera fait. Je m’appliquais à écrire une lettre, la plus belle lettre que je pouvais à Emma… Dylan jouait de son harmonica au coin du feu et m’offrait son prix Nobel : « How many roads must a man walk down, Combien de routes un homme doit-il parcourir Before you call him a man ? Avant que vous ne l’appeliez un homme ? Yes, ‘n’ how many seas must a white dove sail Oui, et combien de mers la colombe doit-elle traverser Before she sleeps in the sand ? Avant de s’endormir sur le sable ? Yes, ‘n’ how many times must the cannon balls fly Oui, et combien de fois doivent tonner les canons Before they’re forever banned ? Avant d’être interdits pour toujours ? ».

Le vent soufflait et soufflait, dans un sens, dans un autre, ce prix Nobel entre mes mains. L’harmonica continuait. Les flammes grandissaient.

« How many years can a mountain exist Combien d’années une montagne peut-elle exister Before it’s washed to the sea ? Avant d’être engloutie par la mer ? Yes, ‘n’ how many years can some people exist Oui, et combien d’années doivent exister certains peuples Before they’re allowed to be free ? Avant qu’il leur soit permis d’être libres ?
Yes, ‘n’ how many times can a man turn his head, Oui, et combien de fois un homme peut-il tourner la tête Pretending he just doesn’t see ? En prétendant qu’il ne voit rien ? ».

Ce feu nous réchauffait comme il nous embrasait.


« How many times must a man look up Combien de fois un homme doit-il regarder en l’air
Before he can see the sky ? Avant de voir le ciel ? Yes, ‘n’ how many ears must one man have Oui, et combien d’oreilles doit avoir un seul homme Before he can hear people cry ?
Avant de pouvoir entendre pleurer les gens ? Yes, ‘n’ how many deaths will it take till he knows Oui, et combien faut-il de morts pour qu’il comprenne That too many people have died ? Que beaucoup trop de gens sont morts ? » (*)

Je levais les yeux, je contemplais le ciel bleu… Combien de temps encore… C’était l’heure… Ce n’était pas l’heure… Y-avait-il assez de morts ?… Pas encore ? … Le vent avait cessé de souffler, personne ne l’avait écouté. Je t’entendais pleurer. La montagne était noyée. Flottaient un dernier drapeau, une colombe perdue. Les pauvres, les affamés, les malades, les sans-dents traînaient leur boulet au pied. Les canons résonnaient sur les vestiges de l’amour. Je rêvais de m’endormir près de toi, Emma, sur un sable doré d’étoiles mais le match n’était pas fini. Trompe était jaloux de mon Nobel. La réponse était dans le vent…

Thierry Rousse,

Nantes,

Mercredi 4 novembre 2020.

(*)Bob Dylan, « Blowin’in the Wind »

« Livingston » en période de confinement

Il était vingt heures quarante, je rejoignais ma chère Mémé Zanine.

J’étais plutôt heureux de ma journée malgré un réveil tardif vers 8 heures du matin. Cette nuit avait encore été agitée d’effroyables actualités : un attentat à Vienne, quatre morts, un homme et une femme âgés, un jeune passant, une serveuse, et quinze personnes hospitalisées dont trois dans un état critique. L’attentat avait été revendiqué, de nouveau, un attentat islamiste. Le groupe annonçait fièrement son acte barbare et son auteur, un «soldat du califat ». Ces fanatiques avaient bel et bien décidé de nous faire la guerre. Qu’attendaient-ils ? Une riposte ? Une déclaration officielle de guerre ? Connaissaient-ils la beauté, la douceur de la vie ?

Je travaillais à ma table près de la fenêtre donnant sur le jardin partagé encore luxuriant. La forêt de bambous, l’olivier, le magnolia, le sapin me souriaient, les dernières petites fleurs aussi. Je commençais mon premier jardin miniature. Je pensais à une amie sexagénaire qui m’avait transmis sa passion, créer et offrir des jardins miniatures aux gens qu’on aime, C’était mieux que faire la guerre. Je relançais un futur employeur potentiel pour un poste d’animateur dans les écoles à partir de janvier. En décembre, le rôle du Père Noël m’attendait pour la troisième saison à La Baule. J’espérais qu’on ne confine pas le Père Noël, ses lutins et ses cerfs. Que resterait-il aux enfants ? Un masque à partir de six ans pour rêver à une vie sans masque ? Une infirmière témoignait sur BFMTV :  Si, aujourd’hui, nous en sommes là, c’est le résultat de vingt années de politique d’austérité envers l’hôpital, suppression de cinq mille lits, devoir de rentabilisation … Le personnel soignant n’en pouvait plus. Comment tous ces décideurs politiques avaient pu rendre les conditions de travail inhumaines à des soignant-e-s se devant apporter humanité à des malades qui en avaient tant besoin pour guérir ? Je travaillais plusieurs heures sur un projet d’Amap artistique. Un temps d’espoir que tout redémarre. A seize heures, je m’offrais une pause « crêpes ». J’allais devenir le pro de la crêpe bretonne ! J’offrais une crêpe à ma propriétaire, nous échangions quelques mots sur l’avenir du monde et des crêpes. 36 330 nouveaux cas rapportés en 24 heures. La nouvelle vague déferlait. Je ne la voyais pas, réfugié, à l’abri pour un jour, au-moins. Demain, le monde m’attendait. Deux mains offertes à un mètre de distance, peut-être plus, j’appréhendais dès lors chaque sortie. Je songeais à devenir scaphandrier. J’optais pour la liberté au fond des océans, un voyage à vingt mille lieux sous les mers à la quête de Jules Verne. Les débats, à la surface, s’enflammaient. Pour ou contre la fermeture des commerces de proximité ? Pour ou contre l’interdiction de vente des produits non-essentiels dans les grandes surfaces ? Dès lors, ils ne seraient plus accessibles à la vente dans ces temples de la consommation par souci d’égalité avec les petits commerces fermés. J’avais repéré deux DVD lors de mon dernier passage à la Fnac, « Un homme pressé » et « Le goût des merveilles », il me faudrait attendre dès lors notre deuxième libération. Une chance, j’aimais revoir mes anciens DVD. Une autre chance, il me restait des livres que je n’avais pas lus ou que j’aimais relire comme « Jonathan Livingston le goéland ».

Lui, Livingston, avait choisi une autre destinée dans sa vie. Tous ses camarades n’avaient de cesse de « quitter le rivage pour quêter leur pâture, puis de revenir s’y poser » . Seul comptait le but de manger. Lui, Livingston voulait voler, explorer ses capacités, tout ce que la nature lui avait offert de potentialités, aller, jusqu’au bout de ses limites, peut-être. Ce n’était pas du goût de ses semblables, qui peu à peu, prenaient ses distances avec lui, lui reprochaient son attitude. Voler par-dessus tout. Oser prendre son envol. L’écran de mon ordinateur se brouillait. Cet ordinateur portatif acheté en Suisse à l’époque de ma convalescence d’une pneumonie n’était plus très jeune. Par grâce, l’écran de nouveau était net et je pouvais continuer à écrire. Continuer à poser des mots sur un monde qui se disloquait de toutes parts. Les mots pouvaient encore nous relier les uns aux autres. Parfois, nous élever, nous émerveiller, nous enlacer, nous faire sourire, parfois nous tuer. « Maman, cela m’est égal de n’avoir que la plume et les os. Ce que je veux, c’est savoir ce qu’il m’est possible et ce qu’il ne m’est pas possible de faire dans les airs, un point c’est tout. Et je ne désire pas autre chose ». « N’oublie jamais que la seule raison du vol, c’est de trouver à manger ! », lui répondit son père. Le père de Livingston ramenait son fiston à la réalité pendant que lui, rêvait de liberté. « Savoir ce qu’il m’est possible et ce qu’il ne m’est pas possible de faire … ». Simon et Garfunkel chantaient sur Fip l’une de leurs si tendres chansons que j’aimais tant : « Homeward Bound », rentrer chez moi… « Je voudrais bien rentrer chez moi, chez moi vers où s’échappent mes pensées, chez moi où ma musique joue, chez moi où mon amour s’est allongée et attend en silence mon retour »**

Entre apprendre à voler et rentrer chez moi, mon coeur balançait, écartelé entre sa soif de liberté et son besoin de sécurité … Je relisais « Livingston » en période de confinement. Il y avait bien ces autres titres de Richard Bach qui m’attiraient, « Un pont sur l’infini », « Un cadeau du ciel », « Vole avec moi », mais, là, les librairies étaient fermées, et je ne pouvais plus acheter de livres, il me faudrait attendre, apprendre la frustration d’un désir inassouvi …

Thierry Rousse,

Nantes

Mardi 3 novembre 2020

  • * « Jonathan Livingston le goéland » de Richard Bach, Editions J’ai lu

  • ** «  Homeward Bound » Simon and Garfunkel

De l’essentiel et des livres

 

L’état de fait de la fermeture des commerces de proximité et du maintien de l’ouverture des grands centres commerciaux posait un problème métaphysique : qu’est-ce qui est essentiel ? Qu’est-ce qui n’est pas essentiel ? Au milieu de ce débat public fort animé entre commerçants, acteurs politiques, consommateurs, chacun donnant de sa voix, de ses pleurs, de son autorité, de son réalisme, de sa passion, je m’interrogeais : qu’est-ce qui est essentiel à ma vie ?

Avoir un toit, être au chaud, me laver, dormir, manger ce qui est bon pour ma santé, cuisiner des aliments sains de proximité, revêtir des vêtements et les laver, prendre l’air chaque jour, m’émerveiller des feuilles rougeâtres des arbres, écouter des musiques, des chansons, regarder des films, lire, écrire, être soigné si je tombe malade. N’avais-je rien oublier ? Rendre visite à mon papa à l’Ehpad, appeler ma famille, mes ami-e-s. Rien d’autre ? Aimer et me sentir aimé, sans doute. L’essentiel commençait peut-être ici, à la croisée de mes pensées, aimer et me sentir aimé.

J’avais rejoint ma chère Mémé Zanine, mon refuge en période de confinement. Etre confiné devenait une habitude. Je grimpais à mon échelle sous les globes de l’univers. Fip et toutes sortes de musiques que je me plaisais à ré-écouter accompagnaient mes journées. Je prenais conscience que l’essentiel avait un coût : payer mon loyer, mes assurances, mes courses, ma mutuelle, la laverie, le téléphone portable, le téléphone fixe, l’accès à internet, l’assurance de ma voiture qui m’était indispensable pour accéder à certains emplois, l’entretien et les réparations de ma voiture… Les chiffres s’additionnaient. N’avais-je rien oublier ? Epargner comme l’écureuil, oui, épargner pour régler ma taxe d’habitation, mon coiffeur une fois par trimestre, épargner pour acheter de nouvelles chaussures et de nouveaux vêtements à la saison hivernale et à la saison estivale, ces biens essentiels qui m’identifiaient au regard de mes semblables s’usaient avec le temps bien que j’y prenais le plus grand soin depuis que mes revenus avaient chuté. Et quoi d’autre ? J’équilibrais à ma peine mes deux colonnes, revenus d’emplois divers et charges citées. Il me restait un infime budget pour mes loisirs : une sortie mensuelle au restaurant, une sortie mensuelle dans un café culturel, un théâtre ou un cinéma, un livre ou un CD ou un DVD par mois. Je devais faire des choix, réfléchir : quels plaisirs m’offrirais-je ce mois-ci ? Les vacances, je n’y songeais plus. Une escapade au Lac du Jaunay, à Brocéliande ou sur les côtes bretonnes, lorsque je décrochais un beau contrat, était la cerise sur le gâteau. J’avais la chance de vivre à Nantes au coeur de ses destinations idylliques. Plus loin, la Provence, les Pyrénées, Barcelone, l’Andalousie, l’Italie, j’en rêvais, ou, je me souvenais de mes tendres vacances. Le confinement réglait une part de mes frustrations : les restaurants, les cafés culturels, les cinémas, les théâtres étaient fermés, mes déplacements limités à un kilomètre autour de ma maison. Les livres, les CD, les DVD n’étaient pas considérés comme des biens essentiels. Il me restait le travail, une valeur essentielle, précieuse à notre Grand Chef. Travailler, c’était facile. Une grande partie de mon temps était consacré au travail, du ménage à la vaisselle, du linge au rangement, de la recherche de contrats au montage de projets, de l’écriture aux répétitions… Travailler et gagner de l’argent de mon travail était bien plus difficile. Certes il y avait tous ces boulots mal payés, peu valorisés, ces boulots où j ‘exposais ma vie, ces boulots où je pouvais tirer un trait sur ma vie personnelle, tous ces boulots qui généraient du stress, des tensions et m’éloignaient peu à peu de ceux et celles qui auraient pu m’aimer. Tous ces boulots me souriaient et m’attiraient vers leurs filets sous la bénédiction du Grand Chef. « -Les maques, Lieutenant ! ». Tout le monde en portait à présent. L’industrie du masque se portait à merveille. Même isolé au milieu d’un jardin public, je voyais cet homme, cette femme porter un masque. Sans doute le petit virus volait dans l’air, s’immisçait dans les moindres recoins de liberté. Sans doute, ou, la pensée avait oublié de penser. J’étouffais derrière ce masque. Mon travail était fini, quoique … Cuisiner, mettre la table, c’était aussi travailler … Le travail pouvait rimer avec plaisir, même, avec amour. Je dialoguais avec ma fourchette, je séduisais mon verre, je dansais avec mon assiette.

Qu’est-ce qui faisait l’essentiel de ma soirée ? Mes livres m’attendaient en haut, chez Mémé Zanine. Des livres que je n’avais pas encore lus, ou, des livres que j’aimais relire. Il y avait : « Choisir de ralentir », « Cupidon a des ailes en carton », « Osez le grand amour », « Jonathan Livingston le goéland », les Guides du Routard, « La Normandie », « La Bretagne Nord », « L’Irlande »… Quel livre ouvrirais-je à la tombée de la nuit ? Quel livre continuerais-je de suivre ? J’aimais naviguer de l’un à l’autre, chaque mot se faisait écho et brillait au coeur de mes songes, m’ouvraient des chemins inconnus. De nouvelles questions surgissaient, des réponses parfois, un nouvel horizon peut-être, au lointain, un but à ma vie scintillait, je traverserais l’océan jusqu’à des terres sauvages, des terres où il faisait bon vivre à la chaleur d’un amour, ou, d’une amitié, deux verres qui se croisaient et parlaient le langage du coeur. Fip consacrait sa soirée à la République. Des artistes la chantaient. Un hommage au professeur décapité. Les voix d’Abd al Malik, de Louis Chédid, de Grand Corps Malade vibraient tout le long de mon corps ému : « Liberté, égalité, fraternité … ». Il me fallait redonner un sens à ces mots, une réalité. «  – Grand Chef, qu’est-ce qui est essentiel à ma vie ? – Mon Lieutenant vous le dira ».

J’ouvrais mon Petit Larousse de Poche…

Essentiel : « 1- Relatif à l’essence d’un être ou d’une chose. 2 – Indispensable, fondamental. Le point capital. L’indispensable. La plus grande partie.

Livingston me plaisait bien.

Nantes,

Lundi 2 novembre 2020

De retour chez Mémé Zanine, « Echappée Belles »

 

Le verdict était tombé. Jeudi 29 octobre 2020, à minuit, nous étions, pour la deuxième fois de nos vies, confinés. La pandémie, à vue de nez, se propageait d’une main à l’autre, d’une bouche à l’autre, d’une ville à l’autre. Le nombre de cas déclarés décuplait. Non, le petit virus n’était pas mort. Oui, le petit virus s’était caché tout l’été pour préparer sa jolie rentrée. La deuxième vague serait plus dévastatrice que la première, annonçait-on dans les hautes sphères impénétrables des décideurs politiques et de leurs experts scientifiques, et pourtant, et pourtant…

Et pourtant, et pourtant le deuxième confinement serait moins dur que le premier. Allez savoir pour quelles raisons, je l’ignorais… « La deuxième vague serait plus dévastatrice » et le « deuxième confinement serait moins dur ». Les écoles, les collèges, les lycées, les services publics, les supermarchés seraient ouverts. Les commerces non essentiels, les théâtres, les cinémas, les librairies, les cafés, les restaurants seraient fermés. Naturellement, nous pourrions continuer à travailler. Les premières lignes, obligées, les deuxièmes lignes, obligées, les troisièmes lignes, obligées, les quatrièmes lignes, plantées devant leur écran en télétravail, les cinquièmes lignes, condamnées au chômage partiel, les sixièmes lignes, qu’elles se débrouillent.

L’essentiel ? Qu’est-ce qui m’était essentiel à cette heure, jeudi 29 octobre 2020 à minuit ? Dormir, ne plus penser, oublier, oublier ce que l’actualité nous offrait de maux… Demain était un autre jour. Les vacances de la Toussaint avaient débuté dans l’horreur. Un enseignant décapité, décapité parce qu’il avait montré des caricatures, décapité, parce qu’il enseignait à ses élèves la liberté d’expression, décapité parce qu’il développait chez ses élèves l’esprit critique et les aidait à construire leur propre identité. Décapité. Jeté dans la pâture de fanatiques. Un artiste avait osé caricaturer un prophète, un professeur avait osé montrer la caricature de ce prophète, le professeur avait osé demander à ses élèves ce qu’ils pensaient de la caricature de ce prophète. Quel crime avait-il commis ? Quelle offense ? Une dessinatrice, un jour, m’avait caricaturé. Je me retrouvais avec un gros nez, et je riais de ce gros nez. Ma caricature m’amusait, je me disais : « Je suis plus beau en vrai ». Il y avait l’illusion et la vérité. Le prophète au ciel riait de sa caricature pendant que des fanatiques, se réclamant être ses disciples, répandaient le sang sur la terre, égorgeaient la vie d’innocents comme on égorge un agneau, jusque dans les églises, ces lieux de prière et d’amour, rien que pour venger un rire, couvrant de larmes une épouse, un époux, des enfants, perdant l’être qui leur était le plus cher sur la Terre. Papa. Maman. Je me sentais triste et en colère, impuissant face à l’horreur. Le prophète m’avait rejoint. Il pleurait, à présent, à mes côtés, au coeur de la nuit. « Ce dessin me faisait rire, vous l’avez tâché du sang d’un enfant ».

Samedi 31 octobre 2020, 21 heures… Je terminais deux mois de travail comme aide à domicile. Ma dernière prestation de la journée chez une dame de quatre vingt et un an. « Installez-vous, regardez la télévision. Faites-vous une tisane si vous voulez ». L’heure de ma prestation était finie. Je pris le combiné téléphonique. Je composais mon numéro d’organisme puis mon numéro d’identifiant, puis le nombre « 2 » indiquant ma fin de prestation. J’ôtais mon tablier, je le rangeais dans mon sac parmi les masques, les gants, le gel hydro-alcoolique, le produit désinfectant… La dame insistait. « Installez-vous, regardez la télévision. Faites-vous une tisane si vous voulez ».Avais-je le droit de rester ? Je sentais que rester un peu auprès d’elle lui faisait plaisir, un peu plus avec elle, un peu plus que d’habitude, plus que d’habitude… Ma dernière prestation. Avais-je le droit ? Personne ne m’attendait à la maison. J’avais rendu mon tablier. J’étais libre, sorti des habitudes. Je m’asseyais dans le fauteuil qui m’attendait. Un match de rugby ? … A dire vrai, je ne me sentais pas très motivé à regarder un match de rugby…. La télévision était un mot inconnu chez moi. « Mettez ce que vous voulez… » me disait cette dame. Je pris la télécommande, pianotais sur les touches, quand, de belles images enfin apparaissaient sur le petit écran. Un fleuve, des arbres, des maisons, des fleurs, un gâteau, un sourire. « Echappées belles », Une émission documentaire que j’aimais regarder, il y a cela des années, lorsque je vivais encore avec mon papa.

Sophie, l’animatrice de cette émission, nous faisait découvrir les charmes de l’Ile de France. Je revis Samois-Sur-Seine, le village où Django avait fini sa vie, ce village où j’aimais tant me promener et écouter, chaque année, sur l’île du Berceau les musiciens de jazz venus du monde entier. Sophie nous embarquait sur une île sauvage, au milieu de la Seine, accessible seulement par bateau. Là, y vivait un musicien avec sa famille. Il invitait ses amis, jouait avec eux, riait, chantait, savourait les délices de la vie. « Prenez votre tilleul… Ce qui vous fait plaisir… ». Toutes sortes d’infusions s’offraient à mon plaisir. Je choisissais : « Soirée tranquille ». Dans un autre village, perdu au fond de l’Essonne, un maire portait le pain à ses six cent trente habitants. Le klaxon décalé de sa voiture nous mettait tout de suite dans l’ambiance. Trente ans qu’il était maire de ce village, trente ans qu’il avait fait de ce petit village une grande famille, un village où tous les voisins se connaissaient, s’entraidaient, festoyaient. A chaque naissance, un arbre fruitier était planté. Les enfants grandissant venaient voir leur arbre, en cueillaient ses fruits. Et chaque année, les habitants se retrouvaient pour presser le jus des pommes dans la joie de l’amitié qui les rassemblait. Ce maire avait la passion de son village, de ses citoyens, la passion du bonheur partagé. Il recueillait les animaux âgés, malades issus de zoos, de cirques, d’abandons … Les enfants venaient leur rendre visite. Au milieu de ce parc, il avait construit de charmants chalets pour accueillir les visiteurs. La dame s’était endormie. J’éteignais la télévision et m’en allais, discrètement, pour ne point la réveiller. Promis, je reviendrai vous voir, Madame, je reviendrai vous voir sans mon tablier et sans ma montre… J’avais fini cette course contre la montre. Je commençais la marche vers la vie. Cette dame avait apporté en mon coeur un peu d’espoir. Echappées belles.

Nantes,

1er novembre 2020.

De l’automobile à la famine, un autre chemin possible?

chroniques "Et après?" de Thierry Rousse

 

Que dire en ce mercredi 27 mai 2020 ? Une page blanche à petits carreaux conformes aux règles de la distanciation?

Les discours de nos Chefs se résumaient à ces mots : « Consommez pour relancer l’économie. Quand vous consommez, vous créez votre emploi. Et le revenu de votre emploi vous permet de consommer ».

Consommer, consommez , consommez ! Ce n’était pas consommer pour acheter un livre ou ma place d’un spectacle à dix euros, ou faire mes courses chez le commerçant du coin, bio et équitable. Non, c’était consommer pour acheter un  bien plus onéreux. Un achat qui nécessitait un emprunt à la banque afin d’acquérir une voiture toute neuve. Mon achat sauverait l’industrie automobile et toute la chaîne économique, tous les emplois qui lui étaient liés. L’automobile était un secteur créateur d’emplois en France. Pourtant de nombreuses usines, avec l’accord des Chefs et l’argent des contribuables, étaient délocalisées dans des pays où la main d’œuvre coûtait moins et rapportaient plus à leurs Présidents Directeurs Généraux et leurs actionnaires millionnaires. Je consommerais, pour, au final, permettre à ces Présidents Directeurs Généraux et actionnaires millionnaires d’être encore plus riches. Je comptais les euros dans mon petit cochon. J’avais tout juste de quoi acheter l’essuie-glace et un sucre au Général millionnaire.

A côté de ce discours flamboyant et envoûtant des Chefs, il y avait la famine qui augmentait de plus bel à travers le monde : Sahel, Johannesburg, Santiago du Chili, Bangkok, Liban, Etats-Unis, France…  Fin 2018 : un habitant sur neuf de la planète était sous-alimenté. Ce constat ne méritait-il pas une profonde remise en question du système économique mondial ?

Et si les Chefs qui s’étaient accaparés, sans sa permission, la Terre, attribuait à chacun d’entre nous une parcelle afin que nous puissions construire notre maison, cultiver nos légumes, fruits, céréales, élever nos poules, nos chèvres, fabriquer notre fromage, notre pain, nos pâtes… ? Nous pourrions nous aider mutuellement à construire nos maisons, à jardiner, à fabriquer ce dont nous avions besoin pour vivre. Nous pourrions nous enrichir les uns des autres, communiquer, lier connaissance… Nous pourrions… s’il n’y avait plus de Chefs… nous pourrions…  si nous étions les propres Chefs de nos vies… nous pourrions… marcher sur un autre chemin… nous…

Thierry Rousse, Nantes, Mercredi 27 mai 2020

Chroniques (5) « Et après ? »

Du ruisseau du Jaunay au platane de Londres, tant d’infinies merveilles

Chroniques "Et après?" de Thierry Rousse

 

Mercredi 20 mai 2020. 4 heure 30. Me lever tôt pour prendre le train en Gare de Nantes. Vêtir mon joli masque jaune et vert.   Parcourir le Pont de l’Ascension. Cinq jours de visite à mes ami-e-s de Vendée, des Sables d’Olonne à La Roche-Sur-Yon. Joie des retrouvailles. Echanger. Jardiner. Cuisiner. Savourer de délicieuses salades. Jeudi de l’Ascension. Ecouter des poèmes, assis sur l’herbe, à l’ombre des arbres d’un jardin public. Prendre place parmi ce cercle des poètes retrouvés. Vendredi, samedi, dimanche. Marcher. Découvrir de merveilleux chemins comme ce sentier escarpé au bord du Lac du Jaunay. Un goût de Méditerranée. A l’autre bout, les vastes forêts du Québec. Ainsi, pas après pas, se construisait mon « Jour d’Après ». De l’emploi, il n’y avait rien de changé, toujours aussi compliqué d’y accéder. Des lettres, des appels téléphoniques, sans réponse. Une enquête « Métiers » bien difficile à réaliser. Aucune perspective concernant les spectacles et stages prévus. Attendre. Reprendre ? Reprendre quoi ? Jouer où et pour qui ?

Lundi 25 mai 2020. Nantes. Descendre du ciel. M’y remettre. Apporter un document important à la Caisse Primaire d’Assurance Maladie. Porte toujours fermée. Demi-tour et détour par le Tabac-Presse de Vincent Gâche. Plus qu’un journal sur le présentoir, La Croix. J’échangeais avec la Buraliste fort aimable. Il ne s’agissait pas d’une grève. La société distributrice des journaux nationaux refusait la reprise du travail à une partie de ses salariés. Un rachat de cette société était en cours de négociation. L’incertitude flottait. Nul ne pouvait savoir où les journaux étaient distribués, ni quels journaux étaient distribués. Au petit bonheur, la chance ! Je regagnais à deux pieds ma maison, cette Croix chargée sur mon dos, au fond de mon sac, en longeant, depuis le Tram de Pirmil, la Sèvre et ses platanes bicentenaires, aux troncs de huit mètres de circonférence. On devait la plantation de ces arbres robustes, résistant aux pollutions urbaines, à Louis Caillaud, un Nantais passionné d’arboriculture. Cette espèce de platanes, fruit d’une union entre le platane d’Orient et le platane d’Occident, serait apparue à Londres vers 1670. Je saluais les platanes de Londres, nain que j’étais, et rentrais chez moi un peu moins bête.

La Croix titrait en première page : « Changer de monde ». Les élections étaient annoncées pour fin juin. La crise sanitaire semblait derrière nous et la crise économique devant nous. Entre deux crises, il nous restait une sérénité à trouver, un rôle à jouer, le meilleur fusse-t-il.

« Il faut renoncer à l’hubris, cet excès d’orgueil qui nous a fait considérer, depuis deux ou trois siècles, que l’homme est appelé à régner sans mesure sur la planète et la nature » déclarait Pascal Lamy. « Il faut aussi renoncer à l’idée que l’on peut s’en sortir tout seul » ajoutait Laurent Berger. *

Depuis plusieurs jours, toucher l’écran de mon Smartphone me provoquait des picotements, du bout de mes doigts au long de mon bras. La réalité m’appelait. Quelle porte s’ouvrirait ? Je ne m’en sortirais pas tout seul…

 

Thierry Rousse

Nantes, Lundi 25 mai 2020

Chroniques (4) « Et après ?

 *Journal « La Croix », 25 mai 2020

Redécouvrir les douceurs de France / « Un Joachim entre accordéon et violoncelle », Souvenirs de Liré

Liré, Joachim du Bellay- Chroniques "Et après?" de Thierry Rousse

 

 

Sept jours que je n’avais pas ouvert le journal, depuis ce lundi 11 mai 2020, jour de notre Libération. Sept jours que la Presse était en grève. Sept jours où j’avais oublié qu’un virus nous menaçait. Sept jours où j’avais repris une marche plus dynamique, poussant toujours un peu plus loin sur le chemin de Compostelle, le long de la Sèvre, du Séquoia à la cale de Beautour, de la cale de Beautour à La Chaussée-des-Moines, de la Chaussée-des-Moines au Champ de Courses, vaste clairière au milieu d’arbres de toute beauté. Sept jours où, équipé de mes bretelles, mes sandales, mon bermuda, mes lunettes de soleil, mon béret blanc, mon sac à dos portant ma gourde et mon goûter, je marchais vers Compostelle. Certes, je n’avançais guère, car je devais, chaque soir, faire demi-tour, retournant vers ma maison, où le lendemain matin m’attendait une recherche active d’emplois. Sept jours où j’admirais une nature sauvage traversée par sa rivière sinueuse qui l’avait façonnée. Je m’imaginais des crocodiles se glissant discrètement dans ses eaux verdâtres. J’y voyais leurs yeux étincelants comme des pépites de soleil. Sept jours que je croisais toute une France en marche retrouvant les plaisirs simples de la vie.

Aucune dépense ou presque, que mon goûter et l’effort physique. Les trois belles terrasses des restaurants de La Chaussée-des-Moines, « L’écluse », « Le Monte Cristo », « La Cantine ô Moines » étaient toujours fermées. Le Grand Chef se prononcerait sur leur ouverture fin mai. Des pertes considérables pour ces restaurants aux terrasses habituellement bondées lors de ces beaux week-ends ensoleillés. Un manque à gagner, tout un personnel au chômage. Une fermeture ayant des répercussions sur une chaîne de production liée à la restauration. A cette heure, ces terrasses closes étaient une tentation de moins pour ma bourse presque vide. Je savourais le goût désaltérant d’une eau encore gratuite. Pour combien de temps ? Le Chemin de Compostelle m’appelait à m’alléger des richesses matérielles. Léger, je commençais à l’être. Il me restait encore un bon bidon, quelques réserves de graisse qui me ralentissaient. Nul n’était parfait. Ce Chemin vers l’étoile était tracé pour les imparfaits en quête de conversion.

« Heureux qui comme Ulysse, a fait un beau voyage,

Ou comme celui-là qui conquit la Toison

Et puis s’en est retourné, plein d’usage et raison,

Vivre entre ses parents le reste de son âge ! »

 

Plus je marchais vers ma vieillesse, plus j’étais attiré vers sa jeunesse.

 

« Quand reverrai-je, hélas, de mon petit village

Fumer la cheminée, et en quelle saison

Reverrais-je le clos de ma pauvre maison,

Qui m’est une province et beaucoup davantage ? »

 

De la cheminée de nos grands-parents jaillissaient les flammes ardentes de leurs passions. Pauvre maison qui abritait pourtant les richesses de leurs braises. Une vie au rythme des saisons.

« Plus me plaît le séjour qu’ont bâti mes aïeuls,

Que des palais romains le front audacieux,

Plus que le marbre dur me plaît l’ardoise fine :

Plus mon Loire gaulois que le Tibre latin,

Plus mon petit Liré que le Mont-Palatin

Et plus que l’air marin la douceur angevine » *

 

Joachim était parti avec son cousin à Rome. Au milieu des mesquineries et des luxuriances de la cour, le poète se sentit vite exilé, regrettant le charmant village où il était né.

Liré, sur sa jolie colline, au milieu des champs de vigne, veillait, paisiblement, sur la Loire. Je rêvais, un jour, de m’asseoir près de la cheminée familiale de Joachim. Dans mes songes, j’y conterais sa vie avec mes amis musiciens. Un Joachim entre accordéon et violoncelle…

Rêver ne me coûtait rien qu’un sublime voyage intérieur.

 

Thierry Rousse

Nantes, Lundi 18 mai 2020

Chroniques (3) « Et après ? »

  • Joachim du Bellay « Heureux qui comme Ulysse… »

La liberté de marcher / Henri David Thoreau

Chroniques "Et après?" de Thierry Rousse

 

En cette fin de journée toute bleue, je glissais au fond de mon sac à dos ma gourde, trois pains au chocolat et  rejoignais avec impatience mon ami le Séquoia. Direction  la cale de Beautour, puis le port de Vertou. Les barrières étaient rangées sur le côté. Les rubans jaunes avaient disparu. Je respirais. Enfin, nous étions libres de marcher au gré de nos envies. Pour la deuxième fois, après ce mardi 12 mai 2020 inoubliable,  je marchais sur le chemin vers Saint-Jacques de Compostelle qui se situait à 1500 kilomètres de la cale de Beautour. Une heure trente de marche, aller-retour. De nouveau, je croisais de nombreux cyclistes, des joggeuses et joggeurs, des marcheuses et marcheurs, des enfants avec leur papa ou avec leur maman, ou avec les deux, chaque être itinérant allant au rythme et avec le moyen de locomotion de son choix, les pieds, le vélo, la poussette… Les parties de pétanque avaient repris sur la cale de Beautour. Les joueurs étaient moins nombreux et plus espacés ce vendredi soir. Chaque joueur avait son terrain et jouait contre lui-même avec ses boules et son cochonnet. C’est alors que je découvrais cette nouvelle pancarte suspendue à un piquet : « Tout rassemblement au-delà de dix personnes est interdit sous peine de sanction ». La prudence était de mise. La joie des retrouvailles serait pourtant difficile à contenir ce week-end estival annoncé.

J’aimais ce nouveau chemin que j’avais découvert il y a quatre jours. Ce chemin était bordé de bois et de prairies humides où vivaient, heureux, les vaches, les chèvres, les oiseaux, et sans doute, bien d’autres animaux. Une vaste étendue sauvage longeant la Sèvre inaccessible à toute construction. En contre-haut, sur les terrains habitables, de jolies demeures y avaient trouvé place, en harmonie avec l’environnement, donnant à ce pays discret un air de Provence et de vacances. Je retrouvais, en arrivant au port de Vertou, le fleuve sauvage de la Sèvre, serpentant, tantôt avec douceur, tantôt avec vigueur,  au rythme des marées.

Je songeais à Henry David Thoreau. J’avais fait sa connaissance durant la guerre, en lisant son livre « Marcher ».

« Je souhaite considérer l’homme comme un habitant ou une partie intégrante de la nature plutôt que comme un membre de la société ». (1)

Un « habitant ou une partie intégrante de la nature ». Cette idée de me sentir appartenir à la nature plutôt qu’à la société, me plaisait bien, et me permettait de considérer la vie d’un autre point de vue fort intéressant. Je faisais partie du monde des vaches, des chèvres, des oiseaux et de bien d’autres animaux, comme je faisais partie du monde des prairies, des bois, des rivières, de toute cette richesse et cette diversité de faune et de flore. Il me restait à découvrir mes semblables, leurs langages, leurs coutumes.

« Le jour d’avant ne serait pas comme le jour d’après ». Sur BFMTV, on ne parlait que de la reprise de la vie économique, produire et consommer. La Presse, elle, faisait grève. Plus aucun journal, ni au Tabac-Presse de Beautour, ni au Tabac-Presse de Sèvre.  J’étais à l’avant-dernière étape de mon bilan de compétence : « Les enquêtes Métiers ». Et, à l’aube d’un nouveau monde, j’avais découvert ce merveilleux chemin. Je m’entrainais dès lors à savourer l’instant présent.

« Durant mes promenades, j’aimerais bien retrouver l’usage de mes sens. A quoi bon être dans les bois si je pense à ce qui se passe à l’extérieur ? » (1).

Thierry Rousse, Nantes, vendredi 15 mai 2020.

Les chroniques de « Et après ? »

  • Henry David Thoreau, « Marcher », édition Le mot et le reste