Un froid de canard grappe d’été 1987

Ouvrir tes cartons

C’était aussi retrouver tes vieux textes

Ta fierté à vingt ans d’être publié

Dans la revue d’expression poétique

La grappe

Le titre était un froid de canard

Et tu écrivais

Comme ça sur le bref

Dire quelque chose

A cette heure tardive vers minuit comme les grands écrivains

Lâcher une bouffée de chaleur dans ce froid de canard

Sans ne plus vraiment maîtriser les mots

Prendre un peu son marteau de poète comme une pelle

Et creuser un peu pour voir si le fil de nos idées serait à même de nous confectionner un pull pour l’hiver qu’on déposerait sur notre joue pour bien dormir et sous nos yeux pour mieux rêver

Oh quel drôle d’ouvrier-écrivain je ferais à ma chaîne à m’embrouiller de ma liberté, à patauger dans un bocal à l’eau bleue comme un poisson rouge, un monde à part, songe d’une nuit d’été, où des éclats de rires viendraient peindre les murs maussades de mon usine, et d’une main, une tendre caresse, refaire la réalité

Grappe d’été 1987

Mots du bout de ta langue balbutiés

Maladresses de ta jeunesse

Initiée

Confinée

Avais-tu changé

Evolué

Régressé

Trente six ans après

Quelle partie de toi était restée intacte

On dit que seuls les yeux ne vieillissent pas

Tu écrivais à la suite ces mots

Jaillis sans réflexion

De ton cerveau

Alors moi écrivain créerais mon syndicat pour me mettre en grève

Je n’écrirais plus

Je n’écris plus

Avais-tu raison

L’absence de tes mots te ferait-elle exister aux yeux du monde

Qui s’apercevrait de leur disparition

Comptais-tu vraiment

Aux yeux de qui

Aux yeux de qui

Je n’écris plus

Tous les journaux en parlent, vous savez, j’embête tout le monde

L’Etat est bien embarassé

Tant que je griffonnais des bouts de mots sur des bouts de papier

Il était bien tranquille

Mais maintenant que je n’écris plus, il ne sait plus ce qui l’attend

Toute la comptabilité nationale en parle

Elle se demande si sa production va encore tenir debout

Si je ne vais pas racheter l’économie toute entière

Oh, qu’elle se rassure, je ne lui volerai pas sa lente agonie de chiffres

Oh, qu’elle se rassure, je ne lui volerai pas sa lente agonie de chiffres

Tu posais ton stylo

Tu passais à l’action

Tu disais

Non

Non

Je reste silencieux

Je reste silencieux

Tu savais tenir le non

J’ai fermé les volets de ma chambre pour ne plus voir la neige qui devenait grise

Je reste silencieux, assis devant une montagne de journaux

Je reste silencieux et j’ai mis une musique pour les rendre silencieux

Etait-ce vraiment la solution

Ou une option

Peu à peu j’ai fait taire toutes les choses de ma chambre

Les images, les photos sur le mur ne veulent plus rien dire

On ne voit plus que des images, des photos sur le mur

La nuit s’épaissit

Je suis assis devant mon bureau et je ne veux plus rien dire

Mutisme

Schisme

Je ne veux plus rien dire

Je suis un corps assis

Le jardin devant mes yeux est rempli d’évènements assis sur des bancs

Il y a l’évènement

Grève des étudiants

L’évènement

Grève des marins

L’évènement

Grève des cheminots

Toute l’histoire en sorte jusqu’à l’électricité qui l’éclaire

Toute l’histoire en sorte jusqu’à l’électricité qui l’éclaire

Arrêt d’un monde

Non

Ne plus continuer ainsi

Grappe d’été 1987

Centre d’animation

361 avenue du Vercors

Résistance

Prise de conscience

Tout ça me donne des frissons

Savoir que nos pas deviennent des empreintes

C’est trop bête, trop bête, il faut bouger

Il faut se réchauffer dans ce froid de canard

Au risque de devenir un bonhomme de neige

Raillé par des enfants bien plus vivants que nous

Raillé par des enfants bien plus vivants que nous

Trente six après tous ces mots

Tous ces cris

Tu avais des comptes à rendre

Aux nouvelles générations

Qu’avais-tu fait de toutes ces années

Qu’avais-tu fait de toutes tes vies

Un parapluie

Un arc-en-ciel

Une trouée dans le ciel

Grappe d’été 1987

Tu lirais la suite

Un peu plus tard

A Théophile

Thierry Rousse
Nantes, vendredi 23 février 2024
"Une vie parmi des milliards"
Extraits de "Un froid de canard", La grappe numéro 19, été 1987

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