Qu’avions-nous gagné ?

 

Le Grand Chef avait parlé hier soir, à vingt heures précises.

Qu’avions-nous gagné ?

Nous avions gagné trois heures de promenade au lieu d’une, vingt kilomètres au lieu d’un kilomètre.

Nous étions heureux et le chien remuait la queue.

Clisson se trouvait à trente et un kilomètres de Nantes. Il me faudrait encore être patient pour une nouvelle parenthèse italienne.

J’avais gagné la patience d’attendre.

Qu’avions-nous encore gagné ?

Nous avions gagné l’ouverture des commerces, des bibliothèques, des services à domicile ce week-end.

Nous étions heureux.

Qu’avions-nous gagné si tout allait mieux ?

Nous avions gagné l’ouverture des cinémas, des théâtres, des musées, le quinze décembre, si tout allait mieux.

Nous serions heureux si tout allait mieux.

Qu’avions-nous gagné si tout allait bien ?

Nous avions gagné l’ouverture des restaurants, des cafés, des salles de sport, le vingt janvier, si tout allait bien.

Nous serions heureux si tout allait bien.

Qu’avions-nous gagné les soirs de Noël et du Jour de l’An ?

Nous avions gagné l’autorisation de nous réunir en cercle privé.

Appartenais-je à l’un de ces cercles privés ? Lequel ?

Je serais heureux si j’appartenais à l’un de ces cercles privés les soirs de Noël et du Jour de l’An.

Qu’avions-nous gagné , aujourd’hui ?

Nous avions atteint le pic et maintenant nous allions descendre du pic.

Nous avions gagné le devoir de tout faire pour éviter une troisième vague.

Nous avions tous gagné un rôle à jouer.

La vie était devenue un grand théâtre, dramatique ou tragique. Très peu comique hélas. Le théâtre, nous y étions, des deux côtés, à la fois dedans et dehors. Plus besoin de nous y rendre. Nous devions restés masqués même avec nos amis et nos proches venus de l’extérieur. Un mètre entre toi et moi. Roméo et Juliette se voyaient de moins en moins. La distance avait fini par les séparer. Le banc était vide. Leurs coeurs s’étaient-ils refroidis ou réchauffés au fil des jours et des nuits ?

Nous avions gagné le devoir d’aérer toutes les heures notre maison et nous laver les mains toutes les cinq minutes. Je ne retrouvais plus mon joli savon de Marcel et je me sentais très triste. Où s’en était allé Marcel ? A Marseille ? Il n’était pas bien vu depuis Paris de côtoyer notre bon vieux pote Raoul. Marcel s’était perdu. Dans quel océan ?

J’avais gagné aujourd’hui une question.

Qu’avions-nous gagné, demain ?

Nous avions gagné la vive recommandation de télécharger l’application « Tous Anti-Covid ».

Nous avions gagné la mise à l’écart et l’isolement immédiats des personnes contaminées. Un vague souvenir des léproseries remontait dans mon inconscient.

Nous avions gagné la méfiance, la peur en nous et entre nous.

Nous avions gagné la peur de demain.

Qu’avions-nous encore et encore gagné, demain ?

Nous avions gagné une lueur d’espoir, un sourire, une main tendue, un clair de lune, un amour ? Non, un vaccin. «  Je ne rendrai pas le vaccin obligatoire » avait déclaré le Grand Chef ?

«  – Vous êtes vacciné ? – Non- Désolé, je ne peux pas vous embaucher. Le vaccin est obligatoire pour travailler dans notre entreprise. »

« Tu es vacciné ? – Non. – Désolé, si tu veux sortir avec moi, il faut que tu sois vacciné. Je n’ai pas envie que tu me transmettes ton virus ».

Nous avions gagné encore et encore des conditions pour demain.

Qu’avions-nous gagné comme argent ?

Des aides et des aides, « en veux-tu, en voilà ! »

J’avais gagné la radiation de mes droits à l’allocation au retour à l’emploi si je mettais un terme à ma période d’essai. J’avais gagné le droit d’être puni si je ne me sentais pas à ma place dans un emploi. J’avais le droit de ne plus percevoir aucun revenu du jour au lendemain. J’avais gagné le droit de me retrouver à la rue. J’avais gagné le droit de me taire et de me soumettre. Je n’étais pas le seul.

Nous avions gagné l’argent que le Roi voulait bien nous accorder si nous lui obéissions corps et âme sans exercer notre capacité d’observation, d’analyse, de réflexion. Nous avions gagné le droit de filer droit, tête baissée. Nous avions gagné l’humilité. Etre terre à terre. Savourer la terre. Elle avait le goût du ciel.

Qu’avions-nous gagner en estime de nous-mêmes, en force, en valeur ajoutée ?

« Je suis optimiste, toute crise contient une partie de progrès » nous confiait notre Grand Chef.

Nous avions progressé. Des opérations étaient reportées. Les autres malades devaient attendre. Les hôpitaux n’étaient pas en capacité d’accueillir tout le monde. Les soignants étaient épuisés. On les rappelait de leur lieu de vacances. On saluait leur dévouement. On ne parlait plus de travail mais de vocation. « – Quand rentres-tu à la maison, maman ? – Je ne sais pas, je suis en vocation, mon chéri ».

Qu’entendions-nous par « progrès » ? Nous avons le sens de l’innovation », nous félicitait notre Grand Chef, « nous avons été solidaires comme jamais, cela nous sera utile ».

Nous avions conscience qu’il était essentiel de pouvoir compter les uns sur les autres pour survivre, et, vivre tout simplement, heureux.

Nous avions ce sentiment d’appartenir à une communauté généreuse.

Qu’avions-nous gagné en sagesse ?

Nous avions gagné ce devoir de « nous remettre au savoir et à la science ». Que savait la science ? Ce virus venait bien de ce pangolin ? Qu’était devenu ce pangolin ? Et sa forêt ? Qu’était devenue la forêt du pangolin ? Les hommes continuaient-ils à la détruire , la forêt du pangolin ? Que nous disait la science ? D’aimer et de respecter chaque être vivant ? De prononcer des lois aussi fermes que celles du confinement pour protéger le pangolin et sa forêt ?

Nous avions gagné la sagesse du pangolin et la folie de nos semblables.

Qu’avions-nous gagné en haut de ce pic ?

Nous avions gagné la bienveillance mutuelle.

Nous avions gagné de nous « tenir ensemble autour de nos valeurs ». Quelles étaient vraiment nos valeurs ?

Nous avions gagné le droit de gravir de nouveaux pics, ces vertigineuses montagnes qui nous attendaient, le « terrorisme », le « réchauffement climatique ».

Nous avions gagné une courte pause dans la vallée avant les futurs combats. « Tenons-nous ensemble, nous vaincrons ! » , proclamait notre Grand Chef, concluant avec panache son solo joliment composé par son épouse.

Qu’avions-nous gagner toi et moi ?

Le droit de m’asseoir près de toi, tout près de toi, sur ce banc, et contempler le flot ininterrompu de nos pensées ?

Le soleil n’était jamais loin, se reflétant au fond de nos coeurs.

Nous avions tenu bon, solidaires l’un de l’autre.

J’avais le droit de me replonger dans mes lectures solitaires.

Je suivais d’autres vies. Mérédith, Antoine, Rose. Mérédith avait choisi de prendre ses distances avec Antoine pour réfléchir sur l’amour. S’aimait-elle ? L’aimait-elle ? L’aimait-il ? S’aimaient-ils ? Comment l’amour pouvait ne pas être que de passage, qu’un désir de l’instant ? Comment l’amour pouvait s’ancrer dans la durée ?

La barque était solidement amarrée. Depuis longtemps. Seuls, ces voyageurs l’avaient quitté, Je la contemplais puis reprenais le cours de ma lecture .

« Comment parvenir à l’équilibre stable et heureux dans la relation, éviter les éternels hauts et bas, atteindre un bonheur plus profond et pérenne ? Le juste milieu, pas d’excès, des attentes raisonnables ». (*)

Nous avions gagné cela, des « attentes raisonnables ».

Thierry Rousse,

Nantes

Mercredi 25 novembre 2020

« De retour chez Mémé Zanine »

(*) « Cupidon a des ailes en carton » de Raphaëlla Giordano, édition Pocket

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