Origines du peignoir d’un soir

Ce dimanche

Trois février deux mille vingt quatre

A neuf heure vingt cinq

Tu étais accueilli

Par un tonitruant orchestre

Sur le parvis de la Cité de ton quartier

Symphonique ou philharmonique

Point d’interrogation

Tu t’interrogeais

L’air ironique

Quelle était la différence entre symphonique et philharmonique

Tu demandais à Gaga

Hélas

Impossible de lui parler ce matin à Gaga

Gaga était injoignable

Tes données mobiles étaient curieusement désactivées

Il te restait heureusement Mini Larousse

Toujours fidèle sur ta table de chevet

Symphonique

Page huit cent quarante six

De la symphonie

Orchestre « dans lesquel il y a des instruments très variés et de nombreux exécutants »

Philharmonique

Page six cent cinquante trois

« Se dit de certaines associations musicales »

Tu n’étais guère plus avancé

Quoiqu’il en fut

Cet orchestre symphonique ou philharmonique avait vraiment la banane ce matin

Trop juteuse à ton goût

Tu aimais les matinées qui commençaient doucement

Surtout celles du dimanche

Que faire pour faire cesser ce déferlement de casseroles et de cuivre

Pourrais-tu demander à ces exécutant.es de changer de répertoire

Préférer Chopin à Berlioz

La soie d’un peignoir

Aux couleurs criardes d’un jogging

Où se trouvaient donc ces athlètes survoltés

Derrière les buissons

Les arbres fruitiers des jardins partagés

Les poteaux électriques des villes enchantées

Non

Sous les bancs de pierre

Non plus

Sur ce bateau de croisière

Non et non

Chez Félix

Évidemment chez Félix

Non et non et non

Pas de crevettes

Tu les découvrais au-dessus de ta tête

Serrés comme des saumons dans des enceintes suspendues aux branches des magnolias

C’était nettement moins romantique

Ces gros cubes noirs pesants comme des filets

Un orchestre diffusé par ta Francine Musique

Ce dimanche matin

Sur le parvis de la Cité

Tu n’avais plus qu’à fuire

Courir jusqu’à l’entrée

Pour savourer un certain calme

Ouf

Tu n’avais pas de bombe au fond de ton sac à dos

Tu étais sauvé

Tu pouvais entrer dans le palais de ta Cité

De larges et longs couloirs encore peu fréquentés

A cette heure nantaise dominicale et matinale

S’ouvraient à tes pas soulagés

Le silence t’accueillait de ses bras

Délicieux présent

L’origine de toute musique

Pénétrait dans tes poumons

Tu respirais

Une bouffée de silence rare

Comment pouvais-tu entendre les notes résonner en ton corps

Sans ce silence immaculé

Direction

Salle Arpegionne

Deuxième étage à gauche

Trio élégiaque pour piano violon et violoncelle numéro deux en ré mineur opus neuf

Serge Rachmaninov

Mille huit cent soixante treize

Mille neuf cent quarante trois

Quatre cent cinquante places

Ta place était réservée depuis vendredi

Ton fauteuil t’attendait donc

T’avais rendez-vous avec lui ce dimanche matin

Quatre cent quarante neuf autres personnes avaient rendez-vous également avec leur fauteuil

Toutes ou presque

Avaient passé la soixantaine

Leur visage avait les traits tirés

L’heure semblait grave voire tragique

Pourquoi

Pourquoi

En vieillissant

Les visages devenaient si graves

Était-ce le poids des années

Des séparations

Des pertes

Des déceptions

Le flot des drames de ce monde

Le corps naturellement qui s’usait

Une alimentation qui l’avait tué à petites doses d’insecticides

Ou était-ce le visage de rigueur à cet âge

L’air sérieux qui soulignait une preuve d’intelligence

L’air sérieux qui marquait la supériorité d’une classe

L’esprit élevé au-dessus de la mêlée des masses populaires

Le signe flagrant de la réussite sociale

Les convenances d’une génération

Sourire à cet âge serait-il le caractère d’un esprit niais

Naïf

Retardé

Devais-tu t’aligner à cette accoutumance

Te confondre à ce troupeau sérieux

Adopter cet air de cérémonie t’ennuyait à vrai dire profondément

Tu voyais déjà ton visage se cristalliser dans un masque pathétique

Déjà un pied sous terre

Etre le senior du paradis

Était-ce l’effet de la musique classique

Qui s’était incrusté dans leurs pores

La musique classique pouvait en effet être grave

Tragique

Du moins de ce que tu ressentais à l’écouter de rares fois par un temps maussade

Elle était souvent un champ de tristesse où jaillissaient par instants fugaces quelques notes de joie précipitées

Quoique

Me trompais-je

Tu disais

Je corrigeais

La musique classique pouvait aussi s’exhiber comme un pré de joies légères

Bal

Cavalcades

Glissades

Coquettes

Ou pastorales

Avant que ne se déchire son ciel de cordes et de tambours

Que ne s’affrontent les notes jusqu’à la dernière

Vaincue

Silence

Silence

L’amour qu’on devinait sur ces partitions était toujours beau et triste

Mais d’une tristesse sublimée

Qu’elle en était ravissante et source d’un certain bonheur

La puissance des sentiments confrontés aux épreuves du temps

C’était peut-être là tout l’art de la musique classique

Transformer ce que nous vivions en chef d’oeuvre

Et le.la musicien.ne en était son.sa messager.e

Son fil conducteur

Son orpailleur

Son orpailleur

Au bord de ce ruisseau

Tantôt lisse

Tantôt impétueux

Iris prenait place

Iris

La violoniste à la jambe nue

Attirait aussitôt ton regard

La dextérité de ses doigts

Sur les cordes de son violon

Éblouissait ton coeur

La musique était une muse qui venait des profondeurs

Elle ne montrait que la moitié de son art

L’autre était cachée à l’oeil du spectateur

Ne se dévoilant qu’à l’être intime

Subtile union

Où la technique disparaissait derrière l’émotion

Ses complices aussi jeunes sur le bord du ruisseau

Un pianiste

Un violoncelliste

Étaient tous aussi divins

Trio en parfaite harmonie des sentiments

Trinité

Qui ne pouvait être que ravissement

A côtoyer ainsi les anges

Dessous

Dessous

Dans les vastes câles du navire

La musique amérindienne avait son droit de cité aux folles journées

Elle était jouée par une classe intergénérationnelle du conservatoire

Ah le conservatoire

La conserverie des crevettes et saumons

Comme tu regrettais de n’y avoir pas été inscrit

A l’âge où tout était encore possible pour toi

Marcel

Tu ne serais sans doute pas là aujourd’hui

Mais de l’autre côté

Sur le plancher de ces gens respectés

Reconnus

Marcel

Marcel

A midi

Tu quittais ta Cité

Sous la blancheur d’un ciel froid

Au-dehors devant le siège d’une banque

La file d’attente était un soupçon plus jeune

Un soupçon seulement

Quelques sourires amoureux

Les jeunes générations dénigraient-elles la musique classique

Pourtant nombre d’adolescent.es étaient bien présent-es derrière leurs instruments

Tu ignorais la cause de leur absence flagrante dans cette file d’attente

Trop grave peut-être encore

Trop grave peut-être encore

Qui allais-tu écouter maintenant

Connaissais-tu au-moins son nom

Marcel

Ce qu’elle jouerait

Tu avais déjà tout oublié du programme

Ton disque dur était saturé

Depuis un bon bout de temps

Quelques grammes de mémoire

Heureusement le fameux sésame t’était délivré à l’entrée

Tu étais une deuxième fois sauvé

La pianiste se nommait Nathalia Milstein

Nathalia était née en mille neuf cent quatre vingt quinze

Dans une famille de musiciens russes

Si tu comptais bien

Elle avait à ce jour

Vingt neuf ans

Et la légèreté du vent

« Initiée très jeune au piano par son père

Elle intégrait la Haute École de Musique de Genève dans la classe de Nelson Goerner »

Successions de noms

De récompenses

De lieux prestigieux

Etaient écrits sur cette feuille d’hiver

Son parcours avait l’éclat d’un fleuve d’or intarissable

Nathalia était là

Avec toutes ses notes dans le cœur

Arrivée à l’heure devant son piano

Comme à un rendez-vous galant

Eternel

Et elle jouerait pour toi ce dessert succulent

Marcel

Rien que pour toi

Rameau

Debussy

Chopin

Chopin

Chopin

Le peignoir d’un soir

Un dimanche matin

Thierry Rousse

Nantes, samedi 10 février 2024

"Une vie parmi des milliards"

La Folle Journée, dimanche 4 février 2024, concerts d'Iris Scialom, Krzysztof Michalski, Antonin Bonnet et de Nathalia Milstein

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *