La pêche d’un dimanche

 

Aux Sables d’Olonne, les skippers s’apprêtaient à parcourir le tour du monde, deux mois et demi en mer, seuls face au pire et au meilleur. Ces athlètes étaient prêts à être chahutés par les vagues, des creux pouvant aller jusqu’à sept mètres. Samantha et Romain, tous deux unis dans la vie, s’affronteraient, chacun en solitaire, sur leur voilier respectif. « Je la laisserai gagner » déclarait Romain. Romain était galant. Il savait bien au fond que Samantha était plus forte que lui. L’impatience montait. Il ne leur restait plus qu’à attendre que la brume se lève. J’enfilais mon jogging et mes tennis. Il était quatorze heures. Je me sentais prêt. Le ciel était bleu. Je m’étais laissé aller à une grasse matinée. Depuis longtemps, je n’avais pas dormi autant. Je prenais connaissance de mes limites, un cercle d’un kilomètre autour de chez moi, une durée d’une heure. Je remplissais mon autorisation. Par chance, j’avais retrouvé mes tennis. Je portais la tenue parfaite du sportif, un bon camouflage en cas d’arrestation par les Brigades des Mille Pas. L’envie me titillait de franchir la limite, prendre ma voiture et retrouver les jolies landes de Notre-Dame, cet espace de liberté qui me rappelait tant de bons souvenirs avec Emma. J’imaginais construire une maison en bois pour nous deux au coeur de cette nature sauvage. La peur des 135 euros d’amende me ramenait à un cercle plus restreint, capturé sur l’écran de mon smartphone. Quitter le hameau de la Gilarderie, au rond point, prendre à gauche, longer le lycée puis la clinique, au second rond point, prendre la troisième à droite, descendre le Bas Chemin de Vertou. Les pins majestueux de mon premier confinement me saluaient, les murets en pierre couverts de lierre et de fougères, les anciens corps de ferme, les granges transformées en habitat et les jolies villas qui m’évoquaient tant de voyages dans le Jura, le Massif Central, ou encore, en Provence… Je prenais le sentier qui menait aux vaches, longeant les prairies humides. Les vaches n’étaient plus là. Où pouvaient-elles être mes compagnes que j’aimais tant ? Je traversais le bois des saules, tournais à droit, j’enjambais le petit pont, je longeais la Sèvre. Je retrouvais ma promenade quotidienne lors du première confinement. Je ralentissais, désirant apprécier chaque instant. Toujours pas de vache en vue. Les promeneurs se faisaient de plus en plus nombreux, de tous les âges, seuls, en couple, en famille, entre amis, à pied, à vélo. Certains masqués, d’autres à visage découvert. J’avais rangé le mien dans la poche de mon jogging, à peine après avoir quitté mon hameau. Je n’en pouvais plus d’étouffer derrière ce masque. J’étais seul. Je ne parlais pas. Je n’éternuais pas. Qui pouvais-je contaminer ? Etais-je malade ? Je l’ignorais. Pas de symptômes à ma connaissance. Je me retrouvais parmi cette foule en marche. Limiter nos déplacements à un kilomètre avait pour conséquence de nous concentrer dans les lieux où l’on pouvait encore respirer. De ce fait, nous étions très nombreux en ces espaces naturels contrôlés et risquions la contagion de ces petits virus volant dans les airs, d’une bouche à une narine. J’ignorais la logique de ces mesures coercitives. Pour penser à autre chose, je me cultivais. Autant rendre ma vie la plus intéressante possible avant de mourir. Au bord de la Sèvre, se trouvaient les roselières, «  formations végétales des milieux humides caractérisées par des grandes herbes comme le roseau, la massette, la baldingère, la salicaire, l’iris jaune ». Puis, la berge boisée composée de frênes, d’aulnes, de saules, d’angéliques des estuaires. Puis, les prairies fraîches où poussaient différents graminées, l’orge, le faux-seigle, le fromental, parmi lesquels s’immisçaient quelques dicotylédones, le plantain, la pâquerette, la potentille ansérine, la renoncule âcre. Puis, les prairies inondables, fréquemment gorgées d’eau, où prospéraient renoncule grimpante, vulpin genouillé, renouée amphibie, glycérie. Quatorze kilomètres de culture naturelle. J’étais limité à un kilomètre, et je m’estimais déjà heureux que ce périmètre fusse partie de mon cercle autorisé. J’admirais ces botanistes qui avaient classifié ces plantes et avaient attribué à chacune un nom. Je savais bien que je ne pourrais pas retenir tous ces noms. Avais-je besoin de connaître le nom d’une plante et ces caractéristiques pour m’en émerveiller ? Je laissais cette nature entrer en moi, me façonner. Tout en marchant, j’aspirais à une douce compagnie. J’imaginais la main qui saisirait la mienne. Les feuilles de l’automne tombées sur la terre me rendaient mélancolique. Enfin, je les aperçus, deux vaches nantaises broutant paisiblement. Puis, deux écossaises, puis, trois, puis quatre, une cinquième bien cachée. Les « Highland Castle étaient en force, les plus robustes aux aléas climatiques. J’atteignais ma limite. Ce banc en face du Port de la Morinère marquait la limite de mon cercle. Je m’asseyais un instant sur ce banc qui avait connu de belles étreintes, les songes des amoureux épris l’un de l’autre, Roméo et Juliette. Le soleil m’aveuglait et je ne voyais plus rien. L’avenir avec le Covid devenait incertain. Il était pour l’heure question de survivre. Pouvions-nous être sauvés par l’amour ? Le glas du retour avait sonné. J’arrivais chez moi à 16h29, une heure et vingt deux minutes de retard. J’avais échappé à la Brigade des Mille Pas.

Derrière ma fenêtre donnant sur le jardin de ma propriétaire, je fis mes comptes. Novembre s’annonçait prometteur. L’absence de sorties culturelles, d’achats de livres, de CD ou de DVD équivalait à des économies. Je pourrai épargner ! Mon petit cochon se remplirait. Je me donnais pour but de partir, un jour, visiter l’Irlande. Respirer au milieu des grands espaces! Ma propriétaire m’invitait à savourer des crêpes avec son amie et la fille de son amie, violoniste. Un moment simple, qui m’avait tant fait de bien en cette fin de dimanche. Emma, qui aimait me faire des surprises, m’avaient déposé quelques brindilles, quand, dans ma vie, il faisait froid…

Quelles étaient mes limites ? Celles qui m’avaient été fixées ou celles que je me donnais ? Le bonheur ne se résumait-il pas à de simples moments d’amitié et de tendresse, à l’intérieur d’un cercle, quelque soit son rayon ?

Je rentrais chez Mémé Zanine. J’écoutais Mozart. Chaque note jouait avec l’autre, à cache-cache, amusée l’une de l’autre.

Les skippers étaient au milieu de l’océan. Le bout du monde, sur mon oreiller. Je naviguais, guidé par une étoile. Quelques mots sur la page blanche d’un dimanche. Tel un marin solitaire, je rapportais au port ma pêche du jour.

Thierry Rousse

Nantes

Dimanche 8 novembre 2020.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *