De l’autre côté des clôtures

  • Nous avons atteint le plateau, un plateau haut, mais un plateau, Chef !
  • Vous avez fait du bon boulot, Adjudant ! Et ma cote ?
  • Elle monte, Chef, elle monte, votre cote!

Le Chef pouvait enfin desserrer sa cravate. C’est qu’il avait fait du bon boulot, le Chef, ces derniers temps… « – Les masques, où sont les masques, Adjudant ! – Vous les avez donnés, Chef ! – Donner ? – Inutiles tous ces masques, vous aviez dit, ça prend trop de place, on ne s’en servira jamais, faut faire du vide dans les armoires, changer d’air, la France est en marche ! – Et nos usines ? Qu’est-ce qu’elles font nos usines qui fabriquent des masques ? – Vous les avez fermées, Chef, nos usines ! – Fermer ? – Pas rentables, vous aviez dit, Chef ! – Bon, dites aux Chinois de nous fabriquer des masques, et que ça saute ! – Que ça saute ? – C’est une expression, Adjudant.  Dépêchez-vous, je n’ai pas envie que ma cote descende. Les élections sont dans deux ans. Nous avons atteint le plateau, n’est-ce pas ? – Oui, Chef ! »

Le plateau était atteint. Le ciel était bleu. Nous étions un Dimanche de Pâques. Je marchais. Mille pas, pas un de moins, pas un de plus. J’étais cette France qui marche. J’avais atteint le chemin interdit. Ce chemin de Compostelle, ce chemin que les Bretons, le long de la Sèvre, empruntaient pour se rendre à Compostelle. Je ne bougeais plus. J’étais face à la barrière. « Accès aux berges interdit sous peine d’amende ». Les amendes, ça rentre dans les dents, les amendes. Je les évitais scrupuleusement les amendes. Je saluais le séquoia, je saluais l’oiseau du séquoia. Je me tournais face au fleuve. J’étais sur la butte, immobile, à mille pas de ma maison. Il y avait des vieux piquets en bois et des barbelés devant moi, vous savez, ces clôtures d’autrefois. Je ne savais pas pourquoi mais je me sentais bien ici. C’était comme… comme si je sentais sous mes pieds les racines du séquoia, comme si la sève du séquoia remontait dans mes veines, me redonnait des forces. Je me sentais guéri, libéré de toute une civilisation aveuglée de consommation et de production illimitée. Enfin mes poumons respiraient. J’avais lu, un jour, que les arbres communiquaient entre eux par leurs racines. Je me sentais un des leurs, un arbre parmi les arbres. Mon cœur chantait. Je regardais ce pré, de l’autre côté des barbelés. Je ne sais pas pourquoi, là non plus, mais cette vision de ce pré, de l’autre côté des barbelés, me rappelait le plateau des mille vaches en Auvergne. Ces grands espaces entourés de barbelés, il fallait les franchir, le chemin passait par là. Il y avait des taureaux, disait-on. Je cachais mon foulard rouge de Renaud au fond de ma poche. Nous marchions vers Compostelle, vêtus comme de vrais pèlerins, une coquille accrochée au chapeau, une besace, un bourdon et une couverture qui faisait office de cape. C’était un moine de « La Pierre Qui Vire » qui m’avait offert cette couverture. « Elle vous servira » m’avait-il dit, le moine, derrière sa clôture. Je ressemblais derrière ces barbelés à un torero terrifié. Le taureau, où est le taureau des mille vaches ? Nous avions atteint le plateau. Ce n’était pas de tout repos d’être une France en marche.

Ce matin-ci, je ne franchirais pas les barbelés. J’avais atteint les mille pas. C’était le jour de Pâques et il n’y avait de chocolat caché dans le pré. Je ne desserrais rien non plus, je ne portais jamais de cravate. Je portais des bretelles rouges depuis peu, des bretelles pour tenir ma culotte trop large, j’avais maigri depuis le confinement et j’étais en sandales car l’été je mets des sandales, et nous étions déjà en été au mois avril. Je m’étais découvert de tous mes fils, ma casquette blanche sur ma tête pour couvrir mon crâne dégarni. J’observais. Il n’y avait pas de taureaux dans le pré. Des vaches écossaises et nantaises ? Non plus. Alors ? Je ne franchirais pas les barbelés car je n’irais pas à Compostelle aujourd’hui. Ce n’était pas le jour de traverser la France ni l’Espagne jusqu’au Portugal. Je pouvais être porteur du mot étrange, Covid-19, et ce ne serait pas un beau cadeau que je ferais à mon ami Jacques de lui offrir ce mot.

Les barbelés, je les avais franchis en 2013, un jour d’été, sur la colline de Taizé. Je n’étais pas seul, il faut l’avouer. J’avais rencontré une médecin aux rencontres oecuméniques initiées par le Frère Roger, assassiné un soir de prières. Frère Roger était un protestant qui cachait autrefois dans sa maison des enfants juifs pour les protéger pendant la guerre, je veux dire, la vraie guerre. « Alors, on les franchit ces barbelés ? – Oui ! C’était drôle, si drôle de se sentir enfin de l’autre côté !– A ton avis, nous sommes en zone libre ou en zone occupée ? » .Je ne savais pas, je ne savais plus. Il me semblait que nous étions, soudain, libres derrière ces barbelés. Les vaches nous regardaient d’un air curieux puis s’approchaient lentement. – A ton avis, elles vont foncer sur nous ? – Elles pourraient, nous sommes chez elles. Les vaches s’immobilisaient et nous regardaient de plus près. Je ne craignais rien, j’avais rencontré une amie médecin, Claire, elle s’appelait. Je ne comprenais pas pourquoi on employait toujours ce nom masculin pour désigner les femmes médecins, mais, là, n’était pas la question du jour.

Claire me parlait de son métier, elle était responsable d’un service de réanimation dans un hôpital de Seine-Saint-Denis. Lorsqu’elle était d’astreinte, à toute heure de la nuit, on pouvait l’appeler. Elle se levait aussitôt, déjà habillée, descendait l’escalier, montait sur sa moto et à toute allure fonçait à l’hôpital, c’était une question de seconde pour sauver une vie. Le lendemain matin, elle enchaînait sa journée de travail, une semaine complète, week-end compris, comme si elle avait bien dormi la nuit. Les conditions s’étaient dégradées à l’hôpital du service public d’année en année au point où Claire me disait : « C’est la vie de nos patients qui est en danger. » Les conditions de travail devenaient tendues et les charges administratives de plus en plus lourdes au détriment des vies humaines comme si un dossier comptait plus qu’une vie. L’hôpital du service public devait être rentable comme une entreprise, comme un hôtel, avaient déclaré les Chefs d’Etat successifs.  « Rentabilité » est égal « restriction budgétaire » ! Le Chef avait bien su les taire, ces soignantes et soignants rebelles, protestant dans la rue pour réclamer plus de moyens. « A coups de gaz, faites-les moi déguerpir, ce n’est pas bon pour mon image, Adjudant ! – A vos ordres, Chef ! Où sont les masques ? ».

Il me restait dix minutes, le temps de rentrer dans ma maison et de me confiner.

Dimanche de Pâques. Ma propriétaire m’invitait dans le jardin prendre un café. Il y avait là, Tonio, un jeune étudiant italien. Je me mis à éternuer. Je ne sais pas pourquoi mais je mis à éternuer, une fois, deux, trois fois, je me mis à éternuer. Un silence se fit. Tout le monde faisait semblant de ne pas me regarder et je faisais semblant de ne pas éternuer. Un mètre, deux mètres, trois mètres, je me levais et me reculais jusqu’à chez moi, derrière la clôture de mon corps, un doux ermitage, je me dis. J’aimais les murs en pierre de ma maison. Je grimpais l’échelle. Je me réfugiais au fond de ma mezzanine. Je pensais à Claire. Elle était peut-être au front à cette heure ? Je pensais aux victimes de la guerre. Je pensais aux habitants des tranchées de La Courneuve, isolés dans leur tour de béton. Je lisais « L’Humanité Dimanche ». J’apprenais page 40 que le département de Seine-Saint-Denis était le « premier en Ile-de-France à ne plus avoir de lits de réanimation. » C’était le département le plus touché en nombre de victimes. « Comment ça se fait, Adjudant ? – Les gens de la Courneuve vivent trop près les uns des autres, Chef. – Ce n’est pas une raison, Adjudant ! – Euh… les gens de la Courneuve parlent avec leurs mains, on n’y peut rien, Chef. – Coupez-leur leurs mains ! – A vos ordres, Chef ! … Chef… – Quoi, encore, Adjudant ? – Il n’y a plus de scie, Chef ! ». Le Chef resserrait sa cravate : « Décidément, on ne peut plus chasser les œufs tranquillement un jour de Pâques ! »

Le plateau était atteint.

J’étais réfugié ce Dimanche de Pâques sous un soleil estival. Je pensais à l’Italie, à mes voyages en Italie, je pensais à Assise, à Claire, à François, à l’un et l’autre, chacun séparé à un bout de la ville. Je pensais à  François qui allait s’isoler dans le creux d’un rocher. Je pensais à François qui embrassait les lépreux. Je pensais à François qui parlait aux oiseaux. Je pensais à mon Papa enfermé, par cette belle journée ensoleillée, un Dimanche de Pâques, dans sa chambre de l’Ehpad Beauséjour. Je pensais à François et à Claire qui priaient chacun de leur côté, de l’autre côté de leur clôture, et peut-être qu’ils s’aimaient, Claire et François… Je pensais à la vie, je pensais à la mort, je pensais entre la vie et la mort, entre la mort et la vie,  je pensais, derrière la clôture d’une vitre, je pensais aux  femmes et aux hommes en survie, un masque d’oxygène sur le nez, je pensais aux femmes et aux hommes, les premières lignes qui se battaient pour la vie des autres. Je pensais… J’aurais dû être médecin, je me dis, à cette heure, un Dimanche de Pâques sous ce ciel bleu ensoleillé. Je n’avais pas envie d’être en vacances. J’avais envie d’agir. Le plateau était atteint. Notre Chef parlerait lundi à 20 heures à toute la Nation. S’excuserait-il le Chef ?

Clôture : (Le Petit Larousse de Poche) « 1- Barrière qui délimite un espace, clôt un terrain : clôture électrique. 2- Action de terminer, de mettre fin à : clôture d’un scrutin. Séance de clôture : séance finale. »

Clôture : (Le Petit Rousse de Poche) « Là où il y a les ténèbres, que je mette la lumière. » François d’Assise.

Thierry Rousse

Nantes, Dimanche de Pâques, 12 avril 2020.

4ème récit, 28ème jour de ConfiNez

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