De retour chez Mémé Zanine, « Echappée Belles »

 

Le verdict était tombé. Jeudi 29 octobre 2020, à minuit, nous étions, pour la deuxième fois de nos vies, confinés. La pandémie, à vue de nez, se propageait d’une main à l’autre, d’une bouche à l’autre, d’une ville à l’autre. Le nombre de cas déclarés décuplait. Non, le petit virus n’était pas mort. Oui, le petit virus s’était caché tout l’été pour préparer sa jolie rentrée. La deuxième vague serait plus dévastatrice que la première, annonçait-on dans les hautes sphères impénétrables des décideurs politiques et de leurs experts scientifiques, et pourtant, et pourtant…

Et pourtant, et pourtant le deuxième confinement serait moins dur que le premier. Allez savoir pour quelles raisons, je l’ignorais… « La deuxième vague serait plus dévastatrice » et le « deuxième confinement serait moins dur ». Les écoles, les collèges, les lycées, les services publics, les supermarchés seraient ouverts. Les commerces non essentiels, les théâtres, les cinémas, les librairies, les cafés, les restaurants seraient fermés. Naturellement, nous pourrions continuer à travailler. Les premières lignes, obligées, les deuxièmes lignes, obligées, les troisièmes lignes, obligées, les quatrièmes lignes, plantées devant leur écran en télétravail, les cinquièmes lignes, condamnées au chômage partiel, les sixièmes lignes, qu’elles se débrouillent.

L’essentiel ? Qu’est-ce qui m’était essentiel à cette heure, jeudi 29 octobre 2020 à minuit ? Dormir, ne plus penser, oublier, oublier ce que l’actualité nous offrait de maux… Demain était un autre jour. Les vacances de la Toussaint avaient débuté dans l’horreur. Un enseignant décapité, décapité parce qu’il avait montré des caricatures, décapité, parce qu’il enseignait à ses élèves la liberté d’expression, décapité parce qu’il développait chez ses élèves l’esprit critique et les aidait à construire leur propre identité. Décapité. Jeté dans la pâture de fanatiques. Un artiste avait osé caricaturer un prophète, un professeur avait osé montrer la caricature de ce prophète, le professeur avait osé demander à ses élèves ce qu’ils pensaient de la caricature de ce prophète. Quel crime avait-il commis ? Quelle offense ? Une dessinatrice, un jour, m’avait caricaturé. Je me retrouvais avec un gros nez, et je riais de ce gros nez. Ma caricature m’amusait, je me disais : « Je suis plus beau en vrai ». Il y avait l’illusion et la vérité. Le prophète au ciel riait de sa caricature pendant que des fanatiques, se réclamant être ses disciples, répandaient le sang sur la terre, égorgeaient la vie d’innocents comme on égorge un agneau, jusque dans les églises, ces lieux de prière et d’amour, rien que pour venger un rire, couvrant de larmes une épouse, un époux, des enfants, perdant l’être qui leur était le plus cher sur la Terre. Papa. Maman. Je me sentais triste et en colère, impuissant face à l’horreur. Le prophète m’avait rejoint. Il pleurait, à présent, à mes côtés, au coeur de la nuit. « Ce dessin me faisait rire, vous l’avez tâché du sang d’un enfant ».

Samedi 31 octobre 2020, 21 heures… Je terminais deux mois de travail comme aide à domicile. Ma dernière prestation de la journée chez une dame de quatre vingt et un an. « Installez-vous, regardez la télévision. Faites-vous une tisane si vous voulez ». L’heure de ma prestation était finie. Je pris le combiné téléphonique. Je composais mon numéro d’organisme puis mon numéro d’identifiant, puis le nombre « 2 » indiquant ma fin de prestation. J’ôtais mon tablier, je le rangeais dans mon sac parmi les masques, les gants, le gel hydro-alcoolique, le produit désinfectant… La dame insistait. « Installez-vous, regardez la télévision. Faites-vous une tisane si vous voulez ».Avais-je le droit de rester ? Je sentais que rester un peu auprès d’elle lui faisait plaisir, un peu plus avec elle, un peu plus que d’habitude, plus que d’habitude… Ma dernière prestation. Avais-je le droit ? Personne ne m’attendait à la maison. J’avais rendu mon tablier. J’étais libre, sorti des habitudes. Je m’asseyais dans le fauteuil qui m’attendait. Un match de rugby ? … A dire vrai, je ne me sentais pas très motivé à regarder un match de rugby…. La télévision était un mot inconnu chez moi. « Mettez ce que vous voulez… » me disait cette dame. Je pris la télécommande, pianotais sur les touches, quand, de belles images enfin apparaissaient sur le petit écran. Un fleuve, des arbres, des maisons, des fleurs, un gâteau, un sourire. « Echappées belles », Une émission documentaire que j’aimais regarder, il y a cela des années, lorsque je vivais encore avec mon papa.

Sophie, l’animatrice de cette émission, nous faisait découvrir les charmes de l’Ile de France. Je revis Samois-Sur-Seine, le village où Django avait fini sa vie, ce village où j’aimais tant me promener et écouter, chaque année, sur l’île du Berceau les musiciens de jazz venus du monde entier. Sophie nous embarquait sur une île sauvage, au milieu de la Seine, accessible seulement par bateau. Là, y vivait un musicien avec sa famille. Il invitait ses amis, jouait avec eux, riait, chantait, savourait les délices de la vie. « Prenez votre tilleul… Ce qui vous fait plaisir… ». Toutes sortes d’infusions s’offraient à mon plaisir. Je choisissais : « Soirée tranquille ». Dans un autre village, perdu au fond de l’Essonne, un maire portait le pain à ses six cent trente habitants. Le klaxon décalé de sa voiture nous mettait tout de suite dans l’ambiance. Trente ans qu’il était maire de ce village, trente ans qu’il avait fait de ce petit village une grande famille, un village où tous les voisins se connaissaient, s’entraidaient, festoyaient. A chaque naissance, un arbre fruitier était planté. Les enfants grandissant venaient voir leur arbre, en cueillaient ses fruits. Et chaque année, les habitants se retrouvaient pour presser le jus des pommes dans la joie de l’amitié qui les rassemblait. Ce maire avait la passion de son village, de ses citoyens, la passion du bonheur partagé. Il recueillait les animaux âgés, malades issus de zoos, de cirques, d’abandons … Les enfants venaient leur rendre visite. Au milieu de ce parc, il avait construit de charmants chalets pour accueillir les visiteurs. La dame s’était endormie. J’éteignais la télévision et m’en allais, discrètement, pour ne point la réveiller. Promis, je reviendrai vous voir, Madame, je reviendrai vous voir sans mon tablier et sans ma montre… J’avais fini cette course contre la montre. Je commençais la marche vers la vie. Cette dame avait apporté en mon coeur un peu d’espoir. Echappées belles.

Nantes,

1er novembre 2020.

De l’automobile à la famine, un autre chemin possible?

chroniques "Et après?" de Thierry Rousse

 

Que dire en ce mercredi 27 mai 2020 ? Une page blanche à petits carreaux conformes aux règles de la distanciation?

Les discours de nos Chefs se résumaient à ces mots : « Consommez pour relancer l’économie. Quand vous consommez, vous créez votre emploi. Et le revenu de votre emploi vous permet de consommer ».

Consommer, consommez , consommez ! Ce n’était pas consommer pour acheter un livre ou ma place d’un spectacle à dix euros, ou faire mes courses chez le commerçant du coin, bio et équitable. Non, c’était consommer pour acheter un  bien plus onéreux. Un achat qui nécessitait un emprunt à la banque afin d’acquérir une voiture toute neuve. Mon achat sauverait l’industrie automobile et toute la chaîne économique, tous les emplois qui lui étaient liés. L’automobile était un secteur créateur d’emplois en France. Pourtant de nombreuses usines, avec l’accord des Chefs et l’argent des contribuables, étaient délocalisées dans des pays où la main d’œuvre coûtait moins et rapportaient plus à leurs Présidents Directeurs Généraux et leurs actionnaires millionnaires. Je consommerais, pour, au final, permettre à ces Présidents Directeurs Généraux et actionnaires millionnaires d’être encore plus riches. Je comptais les euros dans mon petit cochon. J’avais tout juste de quoi acheter l’essuie-glace et un sucre au Général millionnaire.

A côté de ce discours flamboyant et envoûtant des Chefs, il y avait la famine qui augmentait de plus bel à travers le monde : Sahel, Johannesburg, Santiago du Chili, Bangkok, Liban, Etats-Unis, France…  Fin 2018 : un habitant sur neuf de la planète était sous-alimenté. Ce constat ne méritait-il pas une profonde remise en question du système économique mondial ?

Et si les Chefs qui s’étaient accaparés, sans sa permission, la Terre, attribuait à chacun d’entre nous une parcelle afin que nous puissions construire notre maison, cultiver nos légumes, fruits, céréales, élever nos poules, nos chèvres, fabriquer notre fromage, notre pain, nos pâtes… ? Nous pourrions nous aider mutuellement à construire nos maisons, à jardiner, à fabriquer ce dont nous avions besoin pour vivre. Nous pourrions nous enrichir les uns des autres, communiquer, lier connaissance… Nous pourrions… s’il n’y avait plus de Chefs… nous pourrions…  si nous étions les propres Chefs de nos vies… nous pourrions… marcher sur un autre chemin… nous…

Thierry Rousse, Nantes, Mercredi 27 mai 2020

Chroniques (5) « Et après ? »

Du ruisseau du Jaunay au platane de Londres, tant d’infinies merveilles

Chroniques "Et après?" de Thierry Rousse

 

Mercredi 20 mai 2020. 4 heure 30. Me lever tôt pour prendre le train en Gare de Nantes. Vêtir mon joli masque jaune et vert.   Parcourir le Pont de l’Ascension. Cinq jours de visite à mes ami-e-s de Vendée, des Sables d’Olonne à La Roche-Sur-Yon. Joie des retrouvailles. Echanger. Jardiner. Cuisiner. Savourer de délicieuses salades. Jeudi de l’Ascension. Ecouter des poèmes, assis sur l’herbe, à l’ombre des arbres d’un jardin public. Prendre place parmi ce cercle des poètes retrouvés. Vendredi, samedi, dimanche. Marcher. Découvrir de merveilleux chemins comme ce sentier escarpé au bord du Lac du Jaunay. Un goût de Méditerranée. A l’autre bout, les vastes forêts du Québec. Ainsi, pas après pas, se construisait mon « Jour d’Après ». De l’emploi, il n’y avait rien de changé, toujours aussi compliqué d’y accéder. Des lettres, des appels téléphoniques, sans réponse. Une enquête « Métiers » bien difficile à réaliser. Aucune perspective concernant les spectacles et stages prévus. Attendre. Reprendre ? Reprendre quoi ? Jouer où et pour qui ?

Lundi 25 mai 2020. Nantes. Descendre du ciel. M’y remettre. Apporter un document important à la Caisse Primaire d’Assurance Maladie. Porte toujours fermée. Demi-tour et détour par le Tabac-Presse de Vincent Gâche. Plus qu’un journal sur le présentoir, La Croix. J’échangeais avec la Buraliste fort aimable. Il ne s’agissait pas d’une grève. La société distributrice des journaux nationaux refusait la reprise du travail à une partie de ses salariés. Un rachat de cette société était en cours de négociation. L’incertitude flottait. Nul ne pouvait savoir où les journaux étaient distribués, ni quels journaux étaient distribués. Au petit bonheur, la chance ! Je regagnais à deux pieds ma maison, cette Croix chargée sur mon dos, au fond de mon sac, en longeant, depuis le Tram de Pirmil, la Sèvre et ses platanes bicentenaires, aux troncs de huit mètres de circonférence. On devait la plantation de ces arbres robustes, résistant aux pollutions urbaines, à Louis Caillaud, un Nantais passionné d’arboriculture. Cette espèce de platanes, fruit d’une union entre le platane d’Orient et le platane d’Occident, serait apparue à Londres vers 1670. Je saluais les platanes de Londres, nain que j’étais, et rentrais chez moi un peu moins bête.

La Croix titrait en première page : « Changer de monde ». Les élections étaient annoncées pour fin juin. La crise sanitaire semblait derrière nous et la crise économique devant nous. Entre deux crises, il nous restait une sérénité à trouver, un rôle à jouer, le meilleur fusse-t-il.

« Il faut renoncer à l’hubris, cet excès d’orgueil qui nous a fait considérer, depuis deux ou trois siècles, que l’homme est appelé à régner sans mesure sur la planète et la nature » déclarait Pascal Lamy. « Il faut aussi renoncer à l’idée que l’on peut s’en sortir tout seul » ajoutait Laurent Berger. *

Depuis plusieurs jours, toucher l’écran de mon Smartphone me provoquait des picotements, du bout de mes doigts au long de mon bras. La réalité m’appelait. Quelle porte s’ouvrirait ? Je ne m’en sortirais pas tout seul…

 

Thierry Rousse

Nantes, Lundi 25 mai 2020

Chroniques (4) « Et après ?

 *Journal « La Croix », 25 mai 2020

Redécouvrir les douceurs de France / « Un Joachim entre accordéon et violoncelle », Souvenirs de Liré

Liré, Joachim du Bellay- Chroniques "Et après?" de Thierry Rousse

 

 

Sept jours que je n’avais pas ouvert le journal, depuis ce lundi 11 mai 2020, jour de notre Libération. Sept jours que la Presse était en grève. Sept jours où j’avais oublié qu’un virus nous menaçait. Sept jours où j’avais repris une marche plus dynamique, poussant toujours un peu plus loin sur le chemin de Compostelle, le long de la Sèvre, du Séquoia à la cale de Beautour, de la cale de Beautour à La Chaussée-des-Moines, de la Chaussée-des-Moines au Champ de Courses, vaste clairière au milieu d’arbres de toute beauté. Sept jours où, équipé de mes bretelles, mes sandales, mon bermuda, mes lunettes de soleil, mon béret blanc, mon sac à dos portant ma gourde et mon goûter, je marchais vers Compostelle. Certes, je n’avançais guère, car je devais, chaque soir, faire demi-tour, retournant vers ma maison, où le lendemain matin m’attendait une recherche active d’emplois. Sept jours où j’admirais une nature sauvage traversée par sa rivière sinueuse qui l’avait façonnée. Je m’imaginais des crocodiles se glissant discrètement dans ses eaux verdâtres. J’y voyais leurs yeux étincelants comme des pépites de soleil. Sept jours que je croisais toute une France en marche retrouvant les plaisirs simples de la vie.

Aucune dépense ou presque, que mon goûter et l’effort physique. Les trois belles terrasses des restaurants de La Chaussée-des-Moines, « L’écluse », « Le Monte Cristo », « La Cantine ô Moines » étaient toujours fermées. Le Grand Chef se prononcerait sur leur ouverture fin mai. Des pertes considérables pour ces restaurants aux terrasses habituellement bondées lors de ces beaux week-ends ensoleillés. Un manque à gagner, tout un personnel au chômage. Une fermeture ayant des répercussions sur une chaîne de production liée à la restauration. A cette heure, ces terrasses closes étaient une tentation de moins pour ma bourse presque vide. Je savourais le goût désaltérant d’une eau encore gratuite. Pour combien de temps ? Le Chemin de Compostelle m’appelait à m’alléger des richesses matérielles. Léger, je commençais à l’être. Il me restait encore un bon bidon, quelques réserves de graisse qui me ralentissaient. Nul n’était parfait. Ce Chemin vers l’étoile était tracé pour les imparfaits en quête de conversion.

« Heureux qui comme Ulysse, a fait un beau voyage,

Ou comme celui-là qui conquit la Toison

Et puis s’en est retourné, plein d’usage et raison,

Vivre entre ses parents le reste de son âge ! »

 

Plus je marchais vers ma vieillesse, plus j’étais attiré vers sa jeunesse.

 

« Quand reverrai-je, hélas, de mon petit village

Fumer la cheminée, et en quelle saison

Reverrais-je le clos de ma pauvre maison,

Qui m’est une province et beaucoup davantage ? »

 

De la cheminée de nos grands-parents jaillissaient les flammes ardentes de leurs passions. Pauvre maison qui abritait pourtant les richesses de leurs braises. Une vie au rythme des saisons.

« Plus me plaît le séjour qu’ont bâti mes aïeuls,

Que des palais romains le front audacieux,

Plus que le marbre dur me plaît l’ardoise fine :

Plus mon Loire gaulois que le Tibre latin,

Plus mon petit Liré que le Mont-Palatin

Et plus que l’air marin la douceur angevine » *

 

Joachim était parti avec son cousin à Rome. Au milieu des mesquineries et des luxuriances de la cour, le poète se sentit vite exilé, regrettant le charmant village où il était né.

Liré, sur sa jolie colline, au milieu des champs de vigne, veillait, paisiblement, sur la Loire. Je rêvais, un jour, de m’asseoir près de la cheminée familiale de Joachim. Dans mes songes, j’y conterais sa vie avec mes amis musiciens. Un Joachim entre accordéon et violoncelle…

Rêver ne me coûtait rien qu’un sublime voyage intérieur.

 

Thierry Rousse

Nantes, Lundi 18 mai 2020

Chroniques (3) « Et après ? »

  • Joachim du Bellay « Heureux qui comme Ulysse… »

La liberté de marcher / Henri David Thoreau

Chroniques "Et après?" de Thierry Rousse

 

En cette fin de journée toute bleue, je glissais au fond de mon sac à dos ma gourde, trois pains au chocolat et  rejoignais avec impatience mon ami le Séquoia. Direction  la cale de Beautour, puis le port de Vertou. Les barrières étaient rangées sur le côté. Les rubans jaunes avaient disparu. Je respirais. Enfin, nous étions libres de marcher au gré de nos envies. Pour la deuxième fois, après ce mardi 12 mai 2020 inoubliable,  je marchais sur le chemin vers Saint-Jacques de Compostelle qui se situait à 1500 kilomètres de la cale de Beautour. Une heure trente de marche, aller-retour. De nouveau, je croisais de nombreux cyclistes, des joggeuses et joggeurs, des marcheuses et marcheurs, des enfants avec leur papa ou avec leur maman, ou avec les deux, chaque être itinérant allant au rythme et avec le moyen de locomotion de son choix, les pieds, le vélo, la poussette… Les parties de pétanque avaient repris sur la cale de Beautour. Les joueurs étaient moins nombreux et plus espacés ce vendredi soir. Chaque joueur avait son terrain et jouait contre lui-même avec ses boules et son cochonnet. C’est alors que je découvrais cette nouvelle pancarte suspendue à un piquet : « Tout rassemblement au-delà de dix personnes est interdit sous peine de sanction ». La prudence était de mise. La joie des retrouvailles serait pourtant difficile à contenir ce week-end estival annoncé.

J’aimais ce nouveau chemin que j’avais découvert il y a quatre jours. Ce chemin était bordé de bois et de prairies humides où vivaient, heureux, les vaches, les chèvres, les oiseaux, et sans doute, bien d’autres animaux. Une vaste étendue sauvage longeant la Sèvre inaccessible à toute construction. En contre-haut, sur les terrains habitables, de jolies demeures y avaient trouvé place, en harmonie avec l’environnement, donnant à ce pays discret un air de Provence et de vacances. Je retrouvais, en arrivant au port de Vertou, le fleuve sauvage de la Sèvre, serpentant, tantôt avec douceur, tantôt avec vigueur,  au rythme des marées.

Je songeais à Henry David Thoreau. J’avais fait sa connaissance durant la guerre, en lisant son livre « Marcher ».

« Je souhaite considérer l’homme comme un habitant ou une partie intégrante de la nature plutôt que comme un membre de la société ». (1)

Un « habitant ou une partie intégrante de la nature ». Cette idée de me sentir appartenir à la nature plutôt qu’à la société, me plaisait bien, et me permettait de considérer la vie d’un autre point de vue fort intéressant. Je faisais partie du monde des vaches, des chèvres, des oiseaux et de bien d’autres animaux, comme je faisais partie du monde des prairies, des bois, des rivières, de toute cette richesse et cette diversité de faune et de flore. Il me restait à découvrir mes semblables, leurs langages, leurs coutumes.

« Le jour d’avant ne serait pas comme le jour d’après ». Sur BFMTV, on ne parlait que de la reprise de la vie économique, produire et consommer. La Presse, elle, faisait grève. Plus aucun journal, ni au Tabac-Presse de Beautour, ni au Tabac-Presse de Sèvre.  J’étais à l’avant-dernière étape de mon bilan de compétence : « Les enquêtes Métiers ». Et, à l’aube d’un nouveau monde, j’avais découvert ce merveilleux chemin. Je m’entrainais dès lors à savourer l’instant présent.

« Durant mes promenades, j’aimerais bien retrouver l’usage de mes sens. A quoi bon être dans les bois si je pense à ce qui se passe à l’extérieur ? » (1).

Thierry Rousse, Nantes, vendredi 15 mai 2020.

Les chroniques de « Et après ? »

  • Henry David Thoreau, « Marcher », édition Le mot et le reste

 

Et après? Le goût de la simplicité

Chroniques "Et après?" de Thierry Rousse

 

Premier jour de déconfinement, ce lundi 11 mai 2020. Il pleuvait. J’avais décidé de me rendre aux Sables d’Olonne. Equipé du masque blanc offert par Johanna, je montais dans le Busway en direction du Château. De l’arrêt « Duchesse Anne », je rejoignais à pied la gare. Des marques au sol indiquaient où je devais me placer pour attendre mon tour afin de prendre mon billet. Le personnel SNCF épaulé d’un service de sécurité renforcé avait préparé notre gentil accueil. Presque deux mois que je n’avais pas pris le train. De nombreux trains étaient supprimés. La rentrée s’organisait doucement, avec prudence et bienveillance. Joie des retrouvailles de mes amis sablais. Séance cinéma « at home » : « Le cirque » de Chaplin, « Rock’n Roll » de Guillaume Canet, « Patients » de Grand Corps Malade. Je recevais en cadeaux de merveilleux masques, des sachets de lavande et une sacoche, fabriqués maison, en tissus de toutes les couleurs, ainsi qu’une belle étagère en bois pour ranger mes livres. Le lendemain, mardi 12  mai 2020, deuxième jour du déconfinement, le soleil, brillait, de nouveau, généreusement. De retour à Nantes, je partageais avec une amie un repas fort plaisant dans le jardin de ma propriétaire. Enfin, pour clore cette deuxième journée, je marchais jusqu’à ma destination promise, « La Chaussée aux Moines », sur la Route de Compostelle. Je découvrais ce chemin de toute beauté, entre prés et bois, où se nichaient de charmantes villas, menant au port de Vertou.

Tels furent mes deux premiers jours de déconfinement, deux jours qui donnaient sens à cet « après ». Un « après » où il nous serait essentiel de prendre le temps de vivre, savourer ces instants simples de bonheur : revoir nos amis, échanger, regarder un film, cuisiner, partager un repas, marcher dans la nature…

Thierry Rousse,  Chroniques « Et après ? »

Nantes, mercredi 13 mai 2020

La Quille d’un confiNez

Journal de confinement, ConfiNez, de Thierry Rousse

 

Dimanche 10 mai 2020, Nantes, J-1.

J moins un. J’étais parvenu à ce jour tant attendu. Le « Un » serait soustrait cette nuit à l’aube, ne resterait que le « J ». Le « J » d’une « Joie ». Sans doute. Une joie de marcher au-delà des mille pas, une joie de retrouver le « Séquoia et l’Oiseau qui chante », une joie, peut-être, de revoir La Dame âgée, peut-être… Une joie de découvrir la « Chaussée aux Moines », une joie d’embrasser les jardins fleuris de Nantes. La joie d’être vivant. Ces joies étaient comme le temps. Les joies n’effaçaient point les larmes. On vivait avec, on s’en accommodait. La chaleur était pesante en cette fin de journée, presque étouffante.  Les nuages se noircissaient. L’alerte rouge était annoncée un peu plus bas, au-dessus de l’Aquitaine. De fortes pluies et des inondations traverseraient l’Hexagone durant mon sommeil. Une bataille était finie, une autre commençait. 26 310 morts au fond des tranchées. « 84 morts seulement aujourd’hui » annonçait à midi la voix sensuelle de BFMTV. Ce qui nous apparaissait gigantesque, au début de cette guerre, devenait, après deux mois de combats acharnés, dérisoires, minuscules. Tout était relatif. Mesurions-nous l’importance d’une vie ? Neuf millions de personnes mourraient chaque année de faim dans le monde, dont trois millions d’enfants. Six cent milles personnes mourraient chaque année en France dont cent cinquante milles du cancer. Et si le nombre de ces êtres disparus nous était annoncé quotidiennement, comme l’avait été le nombre des victimes de cette guerre contre le Covid-19 ? Qu’est-ce que ces chiffres provoqueraient en nos cœurs et consciences ? Une onde de choc planétaire ? Une prise de conscience de la valeur de chaque vie ? De quoi remettre nos pendules à l’heure, revoir ce qui nous était essentiel, le but de notre vie. Pourquoi nous étions ici ? Pour qui ? Pour vivre quoi ? Pour y faire quoi ? Peut-être ces chiffres susciteraient en nos cœurs et consciences une invincible envie d’agir sur tous les fronts ? Je demanderais à la sulfureuse Pétula d’écrire un nouveau discours pour notre Grand Chef. Un discours pragmatique sur notre raison de vivre.

Certes, le Grand Chef avait pris le soin de nous rassurer sur demain, le jour où la grande porte s’ouvrirait. L’inconnu était là qui nous attendait avec ses masques, ses distributeurs de savons de Marseille, ses mètres de la distanciation. Ferions-nous des bulles par les yeux ? Il y avait de la joie, de la merveille dans l’air, impatientes, mélangées à des effluves d’inquiétude, sensation naturelle à toute nouvelle rencontre. Comment serait le nouveau monde ? « Puisses-tu vivre… Puisses-tu aimer… Qui tu es… »  Chantait Jean-Louis Aubert pour nos cœurs, fidèle aux rendez-vous du soir. A nous de jouer, maintenant, à nous les dernières lignes de pousser la grande porte et vaincre nos peurs ! Nous protéger pour protéger les autres. « Vous êtes prêt, Adjudant ? ».

Les quilles étaient disposées à la sortie du tunnel. La boule au ventre. « – Lancez, Adjudant ! – Quoi, Grand Chef ? – Votre boule ! ». Quelles quilles resteraient debout ? Il y avait la quille traditionnelle, celle qu’on offrait au rescapé. « Votre masque, Adjudant ! ». « C’est pas trop tôt » Songeait au fond de lui-même l’Adjudant en éternuant. Trois quilles déjà tombées. On rejouerait la partie. « – C’est combien ? – Je vous l’offre, Adjudant ! ». Le Grand Chef était bon. Les petits masques blancs flottaient sur les rivières d’Aquitaine. Et si j’ouvrais ma fenêtre ? « Non ». Ma fenêtre retenait l’océan. Je transpirais. « De la fièvre, Adjudant ? Je connais un hôtel sur les bords de mer». Adjudant, j’aurais pu être Adjudant. J’ajouterais à ma liste des  métiers favoris ce nom : « Adjudant ». Je songeais aux vaches. Savaient-elles nager, les vaches ? L’Ecosse n’était pas à sa première pluie. Nantes, non plus. Les vaches affronteraient l’alerte. Les dernières lignes partiraient au front pour remplacer les premières lignes. Je voyais le monde dans l’état que j’étais. Ma peur ne pouvait engendrer que la peur. La peur pouvait m’être utile pour m’alerter d’un danger. La peur pouvait aussi me faire perdre des cheveux. Un peu de peur, juste ce qu’il fallait, mais pas trop. La peur s’apprivoisait. Je finissais par ne plus avoir peur de ma peur. Je poussais la grande porte avec cette envie de vivre. Un soleil m’aveuglait. Ballot, c’est moi qui le regardais. Les couleurs verdoyantes de ces prés étaient douces. Les terres bitumées empêchaient à la pluie de s’infiltrer. L’eau se répandait comme un nouveau virus. A la tombée de la nuit, je mangerais un œuf à la coque parce que j’aimais les œufs à la coque. Mes mots sortaient et je ne pouvais plus les contrôler. Ils en avaient leur dose d’être confinés, mes mots, dans la boite de mon crâne. Je m’étais remis à écrire grâce à la guerre. J’étais un reporter de guerre des dernières lignes. Je remerciais mon frère et ma belle-sœur qui me lisaient avec fidélité, je remerciais les amis qui me suivaient par intermittence. L’un d’eux, Jean-Luc, avait même lu sur la télé du Grand Frère Facebook, « De l’utilité des vaches et des dernières lignes » en trois épisodes. Je me sentais comblé, comblé d’offrir, comblé de recevoir, comblé de partager ce que les cousins du Grand Frère partageaient sur la toile de l’humanité. Je grossissais à vue d’œil. Il était temps que la guerre des tranchées s’arrête. L’occupation serait plus aérée. J’imaginais le Jour d’Après au fil d’une plume voyageuse. Je reprendrais le théâtre. Je serais le métier que le Pôle d’Orientation de la Nation ferait de moi. Je hisserais l’étendard du bonheur. Je me lèverais plus tôt. Je me coucherais plus tard. J’attendrais, en guettant les colibris, la réouverture des théâtres. Je penserais aux gens tout rouges. Je penserais aux verts qui viendraient les sauver. « -Je suis de quelle couleur? – Rouge, Adjudant. – Et vous, Grand Chef ? – Vert – Mais nous sommes dans la même zone, Grand Chef ! – Je vous expliquerai, Adjudant… ». L’Adjudant n’avait pas tout compris. Je le rassurais : « Moi, non plus ».  L’œuf-coq m’attendait. Je descendrais de ma mezzanine. Je cognerais à sa coquille. L’œuf se briserait. Son soleil me sourirait. Je le regarderais longtemps, longtemps son soleil. « Un œuf-coq, Adjudant ? ». La vie reprenait…

Quille (Le Petit Larousse de Poche) : 1 – Morceau de bois long et rond, posé sur le sol verticalement, et que l’on doit abattre avec une boule. 2 ARG Fin du service militaire.  3- Partie inférieure de la coque d’un navire, sur laquelle repose toute la charpente.

Quille (Le Petit Rousse de Poche) : qui m’attendait.

Ce matin, deux troncs s’étaient enlacés, formant un cœur invisible.

 

Thierry Rousse, Nantes,  dimanche 10 mai 2020.

32ème récit, J- 1 de ConfiNez

 

Le solo du masque démasqué, Cyrano de Bergerac

Journal de confinement "ConfiNez" de Thierry Rousse

 

Samedi 9 mai 2020, Nantes, J-2.

J moins deux. Deux, nous n’étions plus que deux, « je » et mon masque. Il était de ces jours où ce que j’avais prévu ne se déroulait point comme je l’avais prévu. Un réveil tardif, le temps d’épousseter les poussières, il était presque midi et ma promenade quotidienne, impatiente, m’attendait. Une heure de marche le long des prés. Un soleil généreux. Chaud, trop chaud peut-être. Plus que deux jours et je pourrais retrouver les berges de la Sèvre. Certains joggeurs avaient pris de l’avance sur l’horloge réglementaire. Risquer  l’amende de 135 euros si près du but aurait été ballot. Treize heures déjà ! Le temps de rentrer et de dîner. Paëlla, Délice de Bourgogne et deux tranches de pastèque, accompagnés d’une eau de source transparente et pure du robinet. J’avais prévu de reprendre en ce samedi ma recherche d’emplois. Une petite voix semblait paresseuse à l’idée de devoir ouvrir de nouveau mon ordinateur. La petite voix avait envie d’ouvrir un livre et de remettre à lundi cette besogne vitale. Qui sortirait vainqueur, la grosse voix du devoir ou la petite voix de l’envie ? La petite voix se montrait plus agile, séduisant la grosse voix de sa malice : « Samedi, je fais ce que ça me dit ! ». J’ouvrais ce livre posé depuis des nuits sur ma table de chevet, ce livre qui n’attendait que cet instant pour se sentir exister : « Edmond » d’Alexis Michalik. « Edmond » nous racontait, avec panache, comment son héros, Edmond Rostand, ruiné et endetté, avait trouvé la gloire en écrivant « Cyrano de Bergerac ». Il me fallait bien cette lecture pour me remettre de « La vie sociale des plantes » que je laissais pour un temps au repos. Les dernières nouvelles rapportées par Jean-Marie Pelt étaient fort peu réjouissantes : « Sans revêtir un caractère toujours aussi spectaculaire, les invasions végétales sont des phénomènes bien connues et souvent fort difficiles à expliquer en raison de leur caractère épisodique et épidémique, avec progression et régression dues à des régulations dont les mécanismes nous échappent encore » (1). Le message reçu, à mon réveil, sur Messenger était encore plus angoissant. Il parlait d’une manipulation planétaire visant à nous tester pour nous administrer un vaccin qui réduirait nos défenses immunitaires naturelles et nous fragiliserait à tout jamais. Une façon sournoise de régler le problème de la surpopulation qui se produirait d’un jour à l’autre en raison du réchauffement climatique. J’aurais espéré meilleur présent à mon réveil comme un plateau servi sur mon lit, composé d’un délicieux café avec sa crème à la surface, son duo de croissants, sa tartine beurrée à la confiture de groseilles, son jus d’orange bio d’Orange et son sourire de tendresse. Non, c’est une glaciale mise en garde, fausse ou véritable, qui me demandait de me lever. De quoi rester sous ma couette. « Je refuse de me faire vacciner ! Mon corps est suffisamment fort ! ». Le corps savait ce qui était bon pour sa vie. Nul ne pouvait l’acheter. Le corps, poussière d’étoiles, enfant de l’univers, connaissait les plantes, vivait en osmose avec elles, elles et les rivières, elles et les grains de sable. Quelle intelligence artificielle, envieuse, désirait l’assujettir ? J’éteignais l’écran de mon Smartphone et j’ouvrais les  yeux de mon cœur. Aux balcons de mon quartier, les inconnus faisaient connaissance : « – Vous avez planté des tomates ? – Oui – Moi aussi, ça fait beau les tomates ». Oui, ça faisait beau, les tomates aux balcons de mon quartier. Un jour, je grimperais aux balcons de mon quartier et cueillerais la joie d’une rencontre. Un jour. Pendant ce temps, à Genève, Le Chef chinois Xu, ambassadeur auprès de l’O.N. U., refusait l’enquête de l’Organisation Mondiale de la Santé à Wuhan sur les traces de l’origine du Coronavirus. « La priorité absolue est de se concentrer sur la lutte contre la pandémie jusqu’à la victoire finale ». La victoire finale était peut-être ailleurs, remédier à la cause qui avait engendré tous ces malheurs ? Pouvait-on sortir indemne de ces deux mois d’emprisonnement ? Comment vivrait-on notre libération ? Quelles seraient nos séquelles ? Nos deuils ? Nos ruptures ? Qui consolerait les cœurs brisés ? Qui en parlait à l’Assemblée ? Je faisais cet effort, rallumer l’écran de mon Smartphone pour m’informer. « Nos meubles pensent aussi très fort à demain ». Nous étions sauvés : nos meubles pensaient très fort aussi à demain. Depuis le confinement, le chat de ma propriétaire avait pris l’habitude de sauter à ma fenêtre pour venir ronronner. Je lui servais son petit-déjeuner quotidien. Je me sentais utile à ce chat. Je savais pourquoi je me levais chaque matin.

Jean-Louis Aubert donnait à l’heure habituelle son avant-dernier concert à la maison. « … Il me manque, toi, mon amie… ». Admirable alter-ego ! Un jus d’orange, en ce soir d’été précoce, m’accompagnait. Le rhum était resté sur son île et je n’avais point de voilier. Tout ce que j’avais prévu était imprévu, le solo du masque avait peine à se jouer, je reculais l’échéance. La directrice du Grand T serait-elle prête à pareille aventure ? Le texte méritait quelque adaptation. La plume du poète m’avait quitté il y a sept ans. J’improvisais alors de simples vers. Commencer simplement était le plus sûr chemin pour commencer.

« Muguet, tu devras te laver à ton réveil

Les mains, bien les frotter au savon de Marseille

Tousser ou éternuer dans un doux mouchoir

Ne point sautiller, je serai ton accoudoir.

Muguet, dans la cour, n’approche pas les enfants

De ces ballons, de ces rires, reste distant

Dis-leur « bonjour » avec les yeux de ton cœur

Dis-toi que ce nouveau jeu compte pour du beurre

Dis-toi qu’après ce mètre nous attend l’été

Le vrai, à découvert, nous gagnerons nos prés ».

 

Le ciel, à l’heure du goûter, s’était déchiré. De son cœur fissuré, les larmes avaient coulé. De doux rayons, à l’heure de l’apéritif, le consolaient. Entre les points, des silences, des regards. Mon solo rêvait d’un duo, mon masque de couleurs, ma cour d’un jardin, mon mètre d’un millimètre.

 

Masque (Le Petit Larousse de Poche) : 1 – Objet dont on se couvre le visage pour le dissimuler ou le protéger : masque de carnaval ; masque à gaz ; masque de plongée. 2- Préparation utilisée en application pour les soins du visage : masque de beauté. 3 – Moulage du visage : masque mortuaire. 4 PAR EXT. Expression, physionomie de quelqu’un : présenter un masque impénétrable. Arracher son masque à quelqu’un : révéler, dévoiler sa duplicité. Lever, tomber le masque : révéler sa vraie nature.

Masque (Le Petit Rousse de Poche) : d’amour démasqué.

«  Jeanne – C’est vrai que vous avez une toute autre voix !

Edmond, avec fièvre – Oui, tout autre, car dans la nuit qui me protège, j’ose enfin être moi-même » (2)

Un masque pour nous révéler…

« Cyrano de Bergerac » serait mon prochain spectacle.

 

Thierry Rousse, Nantes,  samedi 9 mai 2020.

31ème récit, J- 2 de ConfiNez

(1) Jean-Marie Pelt, « La vie sociale des plantes » (Poche Marabout

(2) Alexis Michalik, « Edmond » ( Le Livre de Poche )

De défaites en Victoires, Le Jardin des Cultures partagées

Journal de Confinement ConfiNez de Thierry Rousse

De défaites en Victoires, Le Jardin des Cultures partagées

 

Vendredi 8 mai 2020, Nantes, J-3.

J moins trois.  Toi, Moi  et la Victoire. En ce jour férié, célébrant la Victoire de 1945, je m’étais octroyé un jour de trêve. Pas de recherche d’emplois aujourd’hui. Il m’était nécessaire de souffler pour mieux repartir. Tous les jours n’étaient pas « Jour de Victoire ». Je savourais donc ces instants victorieux. Plus que trois jours à tenir confinés. La barbe du Premier Chef avait blanchi. Le Premier Chef manifestait des signes de fatigue. D’un ton grave, il nous parlait du risque d’écroulement de la Nation. Rien n’était gagné. Nul ne pouvait prédire si le virus rôdait encore dans les parages, étant donné qu’il était l’Homme invisible, le virus. La plus grande prudence était donc de mise. Le Premier Chef risquait sa première place, le Premier Chef, si la deuxième vague déferlait sur les rochers paisibles de Bretagne. Victoire ou défaite ? Natif de la Rome antique, le Premier Chef, sur son estrade, jouait le monologue du Docteur Galien : « Pars vite, loin, et longtemps ! Voici tout ce que je peux te conseiller, mon Ami Marc Aurèle, pour remédier à cette peste ! ». Le remède était bref, simple, efficace, sans appel. Peut-être, rêvait-il de partir vite, loin, et longtemps, le Premier Chef épuisé de Paris ? Peut-être, rêvait-il de retrouver ses vaches de Normandie, son doux havre de paix tout vert, le Premier Chef romain à la barbe blanchie? Le Grand Chef, lui, affichait toute sa vitalité, manches retroussées, avec un beau masque bleu de La République. « Je n’emploie pas ces grands  mots qui font peur, moi ! Soyons calmes, cools, mes copains, pragmatiques et de bonne volonté ! ». Pétula avait corrigé, à coups de « Tipp-Ex Rapid Fort pouvoir couvrant », le solo du Grand Chef. L’été approchait, le discours s’allégeait et prenait des airs de bistrot. Bientôt, je jouerais à la pétanque, sur la Canebière,  avec notre Grand Chef et notre bon vieux pote Raoul, le baba cool de Marseille, aux cheveux longs comme son grand-père. « La deuxième vague ? Pur délire ! Arrêtez de fumer l’herbe à Paris ! ».  Le Grand Chef partait à la chasse au tigre et, de ses deux poings brandis, nous invitait à le suivre. « Nous enfourcherons le tigre pour le domestiquer ». Je n’avais pas tout compris à ce conte. Que venait faire le tigre dans cette histoire ? Y-avait-il des Tigres en France ? N’étaient-ils pas en voie de disparition, les Tigres ? Dans l’enveloppe de Johanna, il n’y avait pas de fourche pour enfourcher le Tigre, qu’un masque, un pauvre masque blanc, bien seul. Je reportais au lendemain la répétition de mon solo écrit par Johanna : « La Mise du masque ». Le texte était compliqué à apprendre et j’étais de congé, en ce jour de Victoire. Je me délectais d’un produit importé en douce de la zone rouge occupée, un « Délice de Bourgogne », un fromage de couleur blanche à la pâte onctueuse qui portait à merveille son nom. Mon solo commençait ainsi : « Un masque pour protéger chaque Nantaise et Nantais ». Le début mettait vite le spectateur en appétit. Il se sentait interpellé, concerné. Je reconnaissais là, tout l’art du théâtre participatif, cher à ma ville. J’appréciais cette délicatesse de Johanna de placer, pour une fois, la femme devant l’homme. Je m’adresserais d’abord aux femmes : « Un masque pour protéger chaque Nantaise ». On verrait ensuite pour les hommes, s’ils méritaient un masque, les hommes. La suite de mon texte était : « Le port du masque est complémentaire des gestes barrière ». Il était question de port, de barrière. J’y voyais en sous-texte le Port de la Morinière, la rivière de la Sèvre et ses prairies inondables, les vaches écossaises et leurs copines nantaises, et les barrières, les barrières, les barrières, les fameuses barrières. Le décor serait grandiose. Il me fallait au-moins la scène du Grand T pour l’installer. J’appellerais demain sa directrice. Pour les « gestes barrière », j’imaginais une pantomime dansée inspirée du théâtre Nô. Je porterais un masque,  mon jeu serait dépouillé, codifié. Mais, aujourd’hui, c’était relâche, je célébrais la Victoire. Ce matin, j’avais remplis mon chariot de clowns au Super U : cent euros soixante dix neuf centimes. L’heure était aux comptes.

Des victoires, j’en avais connues, des défaites aussi. Mars 2018, mon emploi de veilleur de nuit dans un Centre d’hébergement et de réinsertion sociale qui m’assurait une subsistance régulière, venait de s’arrêter. Je me lançais à fond dans le spectacle. J’y croyais. Un projet dans un jardin rassemblant jardiniers, promeneurs, élèves en classes de découverte, enfants, parents, personnes âgées et handicapées, vacanciers, conteurs, musiciens, clowns, comédiens, danseurs, marionnettistes… Un jardin des possibles où se rencontreraient  et s’enrichiraient les uns et les autres, partageant leur être et leur savoir-faire. Je m’étais retroussé les manches, un peu comme le Grand Chef, travaillant corps et âme à ce rêve. Notre théâtre de verdure était né. Nous étions, après quatre mois de chantiers participatifs, enfin, prêts. Il ne manquait plus que le public, un public nombreux aux rendez-vous d’ « Un été au jardin ». Un, deux, trois… trente spectateurs pour nos plus belles soirées estivales. Hélas, cela ne suffisait pas pour vivre de nos arts. La traversée du désert avait commencé. De moins en moins de contrats malgré tous les mails adressés aux mairies, aux bibliothèques, aux théâtres, aux festivals… sans compter les relances téléphoniques. « Rappelez plus tard » répondait un perroquet. De victoires en défaites… Mon travail jusqu’en mars 2018 m’avait ouvert des droits jusqu’en octobre 2020, une « Allocation d’Aide au Retour à l’Emploi ». Avec l’allocation logement, je percevais neuf cents euros par mois. Je déduisais quatre cents euros de loyer mensuel et les charges liées à la vie moderne, assurance, téléphone, internet, transport… Il me restait… Je n’osais pas faire le calcul. Combien me restait-il ? J’avais appris aux temps des rébellions des Gilets Jaunes, ces illustres Gaulois, que d’autres avaient bien moins pour vivre. Comment était-ce possible ? Vivre avec moins ? Mes cachets d’intermittence devenaient de plus en plus rares et mes cachets d’aspirine de plus en plus fréquents. « Des Bigoudis dans l’Aspirine ! ». Jouer au chapeau ne payait point mon loyer, à peine mes déplacements. L’échéance était là devant moi : octobre 2020. Le compte à rebours. Le sablier. J’entendais, une à une, les gouttes de sable tomber. Un jour écoulé. La liste des chiffres était longue pour un réfrigérateur peu rempli : un Délice de Bourgogne, une paëlla de nulle part, des moules de Bouchot, un cidre de Bretagne, un pain de la campagne, une pastèque de Raoul, des haricots verts et des petits pois et jeunes carottes bio bien de chez nous, des œufs bio de Challans, du pur jus d’orange bio d’Orange, des olives vertes piquantes de l’olivier, de la crème fraîche de la crémière, des croissants dorés du boulanger, du beurre salé de Guérande, des pommes rissolées en cubes de Chez Congelé, un vin blanc biologique Grand Milord du Gard «  produit avec soin et rigueur afin qu’il conserve toutes ses qualités naturelles », et… et… au-dessus du réfrigérateur, ma nouvelle bouilloire. La deuxième venait de rendre l’âme, hier. A ce ravitaillement, j’ajoutais la cerise sur le gâteau : « Le Monde », « Libération » et « L’Humanité Dimanche ». J’avais dépassé les cent euros… Cent euros et soixante dix neuf centimes. Je tiendrais combien de jours avec ce trésor ? La « défaite » n’était pas le mot à prononcer. Je croyais en la loi de l’abondance. La victoire appelait la victoire. Je criais sur mon chemin : « Victoire ! ». Il était doux d’expérimenter la sobriété dans une société de surconsommation, de surproduction, de « sur de tout » trop sûre d’elle. « La vie est belle » et tout devenait jeu, sujet d’histoires infinies. Je chantais ma victoire en ce jour de Victoire. Les drapeaux flottaient au vent. Curieusement, alors que je terminais d’écrire ma bafouille, notre Grand Frère Facebook, sur l’écran de mon Smartphone, ravivait à mes souvenirs les photographies de nos chantiers participatifs au cœur de ce merveilleux Jardin des Cultures partagées. Curieuse coïncidence ? Un signe des Anges-Oiseaux-Fleurs-Clochette ?

Victoire (Le Petit Larousse de Poche) : 1- Issue favorable d’une bataille, d’une guerre. 2- Succès remporté sur autrui : la victoire d’un joueur de tennis. Chanter, crier victoire : se glorifier d’un succès.

Victoire (Le Petit Rousse de Poche) : Ailes déployées d’une troupe d’oiseaux migrateurs.

Notre Grand Chef avait déclaré : « Je fais confiance à tous les intermittents. Et il se trouve que moi j’ai besoin de gens qui savent faire des choses, inventer pour nos jeunes ».

Nous savions jardiner, conter, animer…  Notre Grand Chef soutiendrait-il notre « Jardin des Cultures partagées » ?

 

Thierry Rousse, Nantes,  vendredi 8 mai 2020.

30ème récit, J- 3 de ConfiNez

 

 

La grande marée / Et Kiribati ?

Journal de confinement

 

Jeudi 7 mai 2020, Nantes, J-4.

J moins quatre. Le Premier Chef et ses Cinq Chefs, le Chef de la Santé, le Chef de l’Education, le Chef du Transport, la Chef du Travail, le Chef de l’Intérieur,  venaient d’annoncer, à quatre heures de l’après-midi, le plan de déconfinement, sans la présence du Grand Chef. Où était le Grand Chef ? A la mer ? Il n’y avait plus que deux couleurs sur l’Hexagone et ses colonies : rouge et vert. L’orange avait disparu. L’île de France, le Nord, l’Est et Mayotte étaient en rouge, Nantes en vert. Le vert l’avait emporté sur le rouge. L’Ouest et le Sud avaient gagné la bataille. Je songeais à ma famille, mes proches de la zone occupée, de la Franche-Comté et de l’Ile-de-France, eux qui n’auraient pas le droit de sortir dans les jardins le onze mai. Je compatissais à leur chagrin. Etre privé de vert était cruel. A dix-sept heures trente, je dérogeais à ma règle. A l’heure habituelle où je commençais l’écriture de mon journal quotidien, je décidai de prendre l’air. Un soleil estival m’appelait. Je me rendais à la boulangerie, j’achetais une part de pizza et un flanc que je glissais dans mon sac, et, mon pic nique dans le dos, je partais rejoindre mes copines les Highlands. Aujourd’hui c’était différent. Tout était différent. Ce matin, j’avais saisi « La Croix » au Bar-Tabac. Tant d’années que je n’avais pas lu ce journal, peut-être bien vingt cinq ans, l’époque de ma conversion enthousiaste… « La Croix » parlait du Covid-19 naturellement, quel journaliste n’en parlait pas ? Mais, chose étonnante, « La Croix » parlait aussi d’un sujet qui n’avait rien à voir avec ce qui nous préoccupait tous: les « agissements gravement déviants » du Père Georges Finet, le cofondateur des Foyers de la Charité. Le Père Finet conviait les jeunes filles de l’école des Foyers de la Charité, âgées de dix à quatorze ans, le soir, après souper, dans sa chambre-bureau. Il les attendait en soutane, assis ou allongé sur son lit-divan, leur demandait de s’agenouiller devant ses mains ou de s’assoir sur ses genoux. « Alors, tu as péché ma fille ? Qu’as-tu fait de mal ?…Tu peux tout me dire, tu sais, je suis ton Père… Oui… Et encore ?… Encore ? … Libère-toi… Oui… Oui… Dieu t’aime, te pardonne, Dieu aime les pécheresses… Que tes fautes soient lavées, ma fille. Te voici, pure de tout pêché, toute nue devant la Vérité. Tu es l’enfant bien-aimé de Jésus. Ton corps est le Temple de l’Amour, ton corps est sacré, il appartient à ton Père qui t’aime d’un amour inconditionnel, sais-tu ? Tu es la Servante soumise à Dieu. Abandonne-toi à Lui… »,  murmurait sans doute le Père Finet à ces jeunes filles honteuses de leurs fautes, tout en déboutonnant, un à un, leurs vêtements, caressant leurs mains, leurs bras, leurs épaules, leurs cous, leurs seins, leurs fesses, leurs cuisses… le Temple de leur corps sacré… « Que Ta Volonté soit faite ! »…. Dans ce même article, j’apprenais, à ma plus grande déception, que Jean Vanier avait lui aussi abusé d’âmes innocentes tout comme le Père Thomas… Aujourd’hui n’était vraiment pas comme les autres jours…

Arrivé ce soir au pré de mes copines les Highlands, je fus arrêté, dans mon élan, sur le chemin goudronné, menant aux berges. L’eau lentement montait, couvrait le chemin et bientôt le pré à ma gauche. D’où jaillissait cette eau ? Le ciel était bleu. Il n’avait pas plu aujourd’hui, ni hier. Une source était-elle née au cœur  de la nuit ?  La plupart des gens faisaient demi-tour. D’autres, plus aventuriers s’avançaient, les pieds dans l’eau. « C’est la grande marée ! » annonçait un père à son fiston. La grande marée ? La Sèvre était bien éloignée de l’océan, et, pourtant, elle vivait au rythme des marées. La nature n’avait pas fini de m’étonner. Heureusement, les Highlands pouvaient se réfugier sur une butte dans le pré de droite. « Ils vont croire qu’on est à la campagne » disait une mamie à sa petite-fille, photographiant l’une des vaches, robuste et magnifique, qui broutait l’herbe, imperturbable. La force tranquille des Ecossaises. La tondeuse d’un pavillon venait  de rompre cette harmonieuse mélodie du chœur des oiseaux. Je marchais, plus loin, plus loin. Familles, joggeurs, joggeuses étaient de sortie. Un air détendu, bientôt la Libération. Demain, nous fêterions la Victoire de la deuxième guerre mondiale. Et lundi ? La prudence était de rigueur. Les Chefs n’avaient pas encore pu vaincre le virus, ils avaient juste signé l’armistice. Je marchais, je marchais parmi tous ces gens heureux qui respiraient de nouveau. Les rubans jaunes de la Gendarmerie étaient déchirés, les barrières, renversées, les cadenas, éventrés… Il était temps que nous puissions accéder aux berges. Je marchais encore… Le onze mai, le jour de la Libération, j’avais prévu de me rendre tout au bout, sur le Chemin de Compostelle, là où je n’étais jamais encore allé, après Beautour, j’irais à La Chaussée-aux-Moines, un lieu magique, m’avait-on dit. Pour mon Papa, je devais attendre le mardi 19 mai. Les visites étaient planifiées. Le plan pour l’écologie n’avait pas été présenté aujourd’hui par les Chefs. L’urgence était sanitaire. Quand les habitants des cités auraient un jardin obligatoire au pied du béton ? Quand les fermes reviendraient en ville ? Quand les méduses reviendraient danser dans l’eau transparente des canaux de Venise ? Après, après… En attendant, les grenouilles croassaient de secrètes amourettes derrière les roseaux des bords de Sèvre. C’était la fête, et le coq, en décalage horaire, chantait son heure. Je remontais la rue du bonheur, aux airs de Provence nantaise. Je retrouvais mon quartier. Sur un abri de vélo, il y avait cette affiche collée à la va-vite : « En cas de virus, abandonnez-tout sans réfléchir ». C’était la grande marée !

J’avais bien travaillé entre les deux, je m’étais inscrit sur tous les sites pour l’Emploi : L’Education Nationale, L’Aide à domicile, Le Staff Santé… Je me serais bien inscrit sur le Site « Les Rêves sont faits pour être réalisés » comme Comédien, Auteur, Clown, Conteur, mais cela ne m’était pas recommandé par le Pôle d’Orientation Nationale pour l’Emploi. Je gardais mon rêve en secret au fond d’un coquillage.

Aujourd’hui ne serait décidément pas comme tous les jours. Je publierais après mon dictionnaire le début d’une pièce que j’avais commencée d’écrire, il y a bien longtemps, bien avant le confinement… Une bouteille jetée à la mer pour une  metteuse en scène… Kiribati. Qui connaît Kiribati ?…

Marée (Le Petit Larousse de Poche) : 1- Mouvement périodique des eaux de la mer : marée montante, descendante. 2- Toute espèce de poisson de mer frais destiné à la consommation. 3 FIG. Masse, foule considérable en mouvement : une marée humaine. Marée noire : arrivée sur le rivage de nappes de pétrole provenant d’un navire accidenté.

Marée (Le Petit Rousse de Poche) : berceuse d’une rive à l’autre du monde.

Cadeau du soir : « ET KIRITATI ? »

B : Je suis fatigué, je n’en peux plus de marcher. Depuis combien de temps on marche ?

A : Je ne m’en souviens plus, il y a tellement longtemps que nous marchons…

B : Et toujours de l’eau, de l’eau, encore de l’eau… On peut s’arrêter, ne plus bouger, juste s’arrêter, juste faire un arrêt, rien qu’un arrêt, une pause, oui, rien qu’une pause, une courte pause dans une vie?

A : Si tu veux.

(Un temps, long silence, le temps de souffler puis de réaliser l’ampleur de la catastrophe)

A : (cherchant un sujet de conversation pour briser ce long silence qui devient très pesant) Tu connais Kiribati ?

B : Comment ? Qu’est-ce que tu me dis ?

A : Tu connais Kiribati ?

B : Kiri… quoi ?

A : Kiribati

B : Kiri…Pourquoi je connaitrais Kari… Kiri quoi déjà ?

A : Kiribati. C’est vrai, pourquoi tu connaîtrais Kiribati…

B : Pourquoi tu me poses cette question ?

A : C’est vrai, pourquoi je te pose cette question au fond…

B : On marche dans l’eau depuis des heures, une journée, peut-être deux jours, trois jours, une semaine, un mois, et tu me demandes si je connais kiri, bari, tabi, biti, tati ! Je n’ai vraiment pas le temps de répondre à tes questions, j’ai les pieds dans l’eau, c’est tout ce que je peux te dire.

A : Moi aussi.

B : Quoi, toi aussi ?

A : Moi aussi, j’ai les pieds dans l’eau.

B : Pourquoi ? Mais  pourquoi ?

A : Je ne sais pas. Il ne pleut pas, je ne sais pas d’où vient cette eau. Tu sais, toi ?

B : Je ne sais pas non plus, on pourrait lui demander. Dis-moi, l’eau, d’où tu viens, de la terre ou du ciel ? De la mer, peut-être ? Tu ne parles pas ? Tu es muette ? Tu refuses de nous parler, c’est ça, tu refuses de nous parler, insolente, méprisante, orgueilleuse !

A : Arrête ! Ca ne sert à rien !

B : Quoi, ça ne sert à rien ?

A : Ca ne sert à rien de s’en prendre à l’eau, de lui parler méchamment comme tu fais.

B : Ah bon, je parle « méchamment » à l’eau ? Pardonne-moi l’eau si à cause de toi on marche des heures, une journée, trois journées, une semaine, un mois ! Pardonne-moi si à cause de toi, j’ai les pieds trempés et que je m’enrhume. Pardonne-moi si je pleure… Tu as une autre solution ?

A : On pourrait enlever nos chaussures comme ça…

B : C’est une bonne idée, attends !

A : Retrousser nos pantalons… Alors, qu’est-ce que t’en dis ? On n’est pas bien comme ça ?

B : J’ai toujours les pieds mouillés.

A : Les chaussettes !

B : Quoi, les chaussettes ?

A : Il faut enlever nos chaussettes. C’est à cause de nos chaussettes que nous nous sentons humides, pas bien quoi…

B : Aide-moi !

A : Alors ?

B : Tu as raison, je me sens mieux, nettement mieux maintenant… C’est même agréable, oui, très agréable, relaxant, je dirais, d’avoir les pieds dans l’eau.

A : Je te l’avais dit. On a besoin de l’eau. L’eau c’est bon pour notre bien-être, l’eau c’est notre terre nourricière, on finira par ne plus la quitter, l’eau, tu comprends.

B : Je comprends. Le souci, c’est qu’elle continue à monter l’eau, et qu’on ne sait pas pourquoi elle continue à monter l’eau, ni d’où elle vient l’eau, ni où elle va l’eau, ni…

A : On pourrait récupérer l’eau, l’éponger, il n’y aura plus d’eau, tu verras. J’ai deux bols dans ma valise. C’est bien deux bols pour commencer !

B : Bonne idée ! Quel bol !

(A pose sa valise dans l’eau, l’ouvre, sort deux bols, ferme sa valise, donne un livre à B. A et B récupèrent de l’eau avec leur bol.)

B : Et qu’est-ce qu’on en fait maintenant ?

A : On la boit.

B : Quoi, on va boire toute cette eau, je n’y crois pas.

A : Il le faudra bien si tu veux qu’il n’y ait plus d’eau sur Terre.

B : Ce n’est pas la solution. Je n’ai pas envie de gonfler comme une grenouille, moi ! Il faut trouver une autre solution…

A : Quelle autre solution ?

B : Laisse-moi chercher ! (B plonge la tête dans l’eau puis ressort la tête au bout d’un moment) : J’ai trouvé, il faut prendre le problème à sa racine, chercher d’où vient l’eau, oui, chercher d’où vient l’eau.

A : Attends, je crois bien que j’ai un livre qui parle de l’eau dans ma valise… (A Pose de nouveau sa valise dans l’eau, l’ouvre, sort le livre, ferme sa valise. Il ouvre le livre, le livre est trempé, les pages sont collées, il ne parvient pas à lire ce qui est écrit).

B : La réponse n’est pas dans les livres, mais dans l’action, cherchons !

J’ai trouvé, l’eau remonte par cette grille d’eau, il y a trop d’eau dans les canalisations, forcément l’eau remonte à la surface.

A : Qu’est-ce qu’on fait maintenant ?

B : Prends cette planche, pose-la sur la grille, monte sur la planche, ne bouge plus.

(A s’exécute)

B : Gagné ! L’eau ne remonte plus.

A : Je peux redescendre maintenant ?

B : Non, surtout pas ! L’eau continuerait à monter, ne bouge pas.

A : Et, maintenant, qu’est-ce qu’on fait ?

B : Je m’occupe de me chaussettes.

A : A quoi ça sert ? Tu as les pieds dans l’eau.

B : L’eau finira bien par redescendre, je remettrai alors mes chaussettes sèches pour marcher.

A : C’est une bonne idée. Je m’occupe aussi de mes chaussettes !

B : Non, ne bouge pas, je m’en occupe si tu veux. Tiens cette corde, j’accroche dessus nos chaussettes, et je la tiens à l’autre bout.

A : Regarde !

B : Quoi ?

A : L’eau remonte maintenant par cette grille-là ! Prends la planche, pose la planche sur cette grille, monte dessus, ne bouge plus.

(B s’exécute).

A : Gagné, nous sommes forts et nos chaussettes peuvent sécher maintenant.

(Un long temps, A et B sont chacun debout sur leur planche respective à tenir un bout de la corde tendue sur laquelle sont suspendues leurs chaussettes).

B : J’ai mal au bras.

A : C’est ton idée, ne flanche pas, si tu flanches, nos chaussettes ne pourront pas sécher…

(B finit par lâcher la corde).

B : Tant pis pour nos chaussettes, tu me pardonnes ?

A : Je te pardonne… Au fond, c’était ton idée les chaussettes, faire sécher les chaussettes, c’était ton idée de nous arrêter aussi, on aurait pu continuer à marcher.

B : Jusqu’où ?

A : Je ne sais pas. (Il ouvre sa valise, sort un pot, des graines, un arrosoir)

B : Qu’est-ce que tu fais ?

A : Je m’organise. On est ici pour un bon bout de temps, non ? (*)

 

Je ramassais la bouteille, cherchais un tire-bouchon, jetais un œil, un rai de lumière arc-en-ciel. L’invisible était là, aussi…

 

Thierry Rousse, Nantes,  jeudi 7 mai 2020.

29ème récit, J- 4 de ConfiNez

 

 

(*) Début « Et Kiribati ? », texte de Thierry Rousse